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Les visites au conjoint: une expérience sensuelle liminale ? Ces rencontres, relativement courtes, où le couple est physiquement ensemble, dans le

Introduction Mobilités et connectivités amoureuses

4.3. Les visites au conjoint: une expérience sensuelle liminale ? Ces rencontres, relativement courtes, où le couple est physiquement ensemble, dans le

pays du conjoint ou dans un pays tiers, étaient caractérisées par une exacerbation des sens. L’on peut convenir que le contexte de voyage, par sa dimension liminaire (Cohen, 1985; Turner, 1987; Turner & Turner, 2011), a aussi contribué à l’intensité des sensations ressenties par les femmes et à créer un sentiment d’ouverture des possibles (Alberoni, 1981; Enriquez, 1995), ce qui peut avoir eu l’effet de précipiter ou de faciliter l’état amoureux (Frohlick, 2008, 2009, 2013). En effet, pour plusieurs femmes, les visites au conjoint étaient des évènements particulièrement sensuels et sexuels. Par exemple, dans le récit de sa première rencontre physique avec son amoureux, Diane a décrit son désir irrépressible de toucher son amoureux, de l’embrasser, de faire l’amour avec lui :

« Le premier mois, on a fait le mariage religieux, parce que comme mon mari est musulman pratiquant, pour avoir des relations sexuelles, il fallait être mariés devant Dieu. Moi, il n’était pas question que je passe un mois à côté de lui sans le toucher. Les deux et trois premiers jours, c’était l’enfer : on se regardait, on avait hâte qu’il se passe quelque chose [sexuellement]! »

De plus, plusieurs femmes ont rapporté avoir ressenti, alors qu’elles étaient réunies avec leur amoureux, l’urgence de profiter au maximum de la relation à cause à la finitude du voyage. Par exemple, Emmanuelle, une jeune femme qui a rencontré son conjoint lors d’un séjour en Tunisie et qui est par la suite devenue modératrice dans le groupe de soutien au parrainage, écrivait, dans le cadre d’une conversation en ligne qu’elle entretenait avec d’autres femmes dans la même situation, en faisant mine de parler à des agents d’immigration fictifs : « Écartez-vous, je m’en vais faire l’amour ! ». Cette dimension très sensuelle de leur relation intime est ce qui semblait manquer le plus aux femmes une fois de retour au Canada. La distance a eu l’effet d’amplifier ce sentiment de manque physique ; ce désir d’éprouver la relation intime à travers et par le corps de leur amoureux. En effet, une femme du groupe a contrasté, dans une publication, les périodes de temps où elle était séparée de son conjoint et les périodes de temps passées ensemble. Elle a comparé les visites à son conjoint à un « brasier » et elle fait référence à la « passion » qui caractérisait ces moments, « tellement comme dans les films ! »

L’intimité et la liminalité en contexte de voyage

L’intensité des expériences intimes vécues lors des visites à l’amoureux est un thème récurrent dans les entretiens avec les femmes canadiennes, ainsi que dans leurs publications sur les groupes de soutien en ligne. Ces expériences étaient intenses parce qu’elles étaient vécues dans un contexte liminal, le contexte du voyage ; que ce voyage ait été le premier ou le dixième. Puisque les visites se faisaient dans un pays du Sud, le contraste avec le mode de vie des femmes était souvent d’autant plus flagrant. D’après les récits de voyage des femmes, les sens de ces dernières étaient stimulés à tous les niveaux par les nouveaux stimuli environnementaux. Les sensations du corps et les émotions étaient à leur paroxysme et ont créé les conditions idéales à l’éclosion et au maintien de la passion amoureuse75. Tout comme les initiés d’un rite de passage (Turner, 1987) ou des pèlerins arrivant dans un lieu sacré (Geoffrion, 2007; Turner & Turner, 2011)76, chez les femmes de l’étude, la condition d’étrangeté (ou de « séparation », si l’on utilise la terminologie du rite de passage) provoquée par l’environnement et par le flou identitaire créé par le choc du dépaysement, a contribué à l’éclosion d’un sentiment de fusion avec leur amoureux. Johanne a clairement exprimé le sentiment de dépaysement qui l’a assailli dans les premiers mois de son stage au Mali :

« Si j’essaie de me remettre dans cette sensation là, c’était absolu. Il y avait la peur, mais il y avait aussi tellement d’adrénaline, de fascination…Proche du grand marché, ça grouillait : le brouhaha, les voitures, les motos, les gens, les couleurs, les mendiants, les estropiés par terre que tu peux enjamber ! Il y avait aussi toute cette intensité là par rapport à la platitude totale de la vie ici. »

75 Notons que ce sentiment d’exaltation amoureuse décroit et fait place à une intimité plus constante lorsqu’il y a

cohabitation des époux, comme c’est le cas chez les femmes qui ont vécu dans le pays de leur conjoint pour des périodes de plus d’un an.

76 Victor Turner a exploré et défini les étapes du rite de passage proposées par Van Gennep en 1909: la

séparation, la phase liminaire et la réintégration. Selon lui, le rite de passage est un moment de la vie où l’initié acquière un nouveau statut dans sa société ou communauté. Turner s’est particulièrement intéressé à la phase liminaire, soit la partie « betwixt and between » du rituel (1987). Cette phase est décrite comme une zone expérientielle située hors du temps et de l’espace, une période créatrice où l’identité de l’initié est dissolue puis reformée à nouveau. Cette phase s’apparente beaucoup à la phase d’« énamoration » ou de « choc amoureux » décrite par le sociologue Alberoni (1981, 1995). L’expérience de la liminalité est hautement émotionnelle et permet la création d’une « communitas », soit d’une communauté d’expérience avec les autres initiés.

Chez Johanne, c’est bien le contexte liminal du voyage et le choc émotionnel ressenti qui ont précipité sa fusion avec un homme local :

« Il y avait une passion et une intimité sexuelle très forte, tu penses que tu télécharges la culture de l’autre ! C’était, comment dire : l’intensité. Forcément, c’est irréel. Je pensais que je vivais une grande histoire d’amour. Je l’ai ressenti vraiment. L’intensité d’être comme ça, en Afrique en plus, la passion amoureuse, ça a atteint un niveau. Ça ne pouvait pas durer, c’était irréel. »

Ainsi, le contexte du voyage a pu, en effet, contribuer à engendrer le sentiment amoureux chez les femmes ou à l’exacerber, dans les cas de rencontre amoureuse sur Internet. D’ailleurs lors d’un entretien avec une conseillère à l’immigration, cette dernière a suggéré aux femmes de faire attention aux rencontres qui se font dans un contexte de vacances, où la réalité de la relation et des personnes impliquées est souvent altérée par la fête, la consommation d’alcool, le dépaysement, etc. Plusieurs études ont effectivement démontré que le contexte de voyage avait une incidence positive sur les rapports sexuels et sur la formation de couples (Maticka-Tyndale, Herold, & Mewhinney, 1998; Maticka-Tyndale, Herold, & Oppermann, 2003; Ragsdale, Difranceisco, & Pinkerton, 2006).

De plus, la contrainte temporelle liée à la finitude du voyage participe également à la rapidité du développement de ces intimités sexuelles et amoureuses. En effet, plusieurs relations se sont concrétisées quelques jours avant le départ de la femme canadienne. L’histoire de Stéphanie illustre bien cet état d’urgence amoureuse :

« K : Ça faisait genre deux semaines que tu étais au Togo ?

S : C’est ça ! C’est sûr que je m’étais emballée très vite. Quand j’ai dit ça à mes parents, ils m’ont dit : ‘Mais tu es folle. Pourquoi tu as fait ça aussi rapidement’ ? Dans ma tête, je me disais : ‘Je suis en amour avec lui. Je veux vivre avec lui’. »

L’histoire de Nancy est elle aussi assez représentative de la place de la liminalité dans l’expérience amoureuse en contexte de voyage. Nancy était mariée depuis dix-huit ans et mère de deux garçons adolescents. Elle est allée à Cuba avec des copines pour les vacances de noël. Lors d’une soirée, elle a dansé avec un homme local. Elle l’a revu quelques fois durant ses deux semaines de vacances et en est devenue « follement amoureuse ». À son retour au Canada, Nancy écrivait dans son journal intime : « J’éprouvais de grandes difficultés à me

réadapter à mon quotidien ». Elle a, par la suite, tout quitté pour être en couple avec cet homme ; à distance, d’abord, puis elle a parrainé son immigration au Canada.

Ces deux exemples renforcent davantage la similarité entre l’expérience vécue de la relation intime transnationale et le rite de passage. En effet, l’intensité de l’expérience amoureuse lors des visites au conjoint, alors que la relation est souvent caractérisée par le bris de tous les tabous conjugaux par les femmes concernées—d’homogamie de classe sociale, de groupe d’âge, de statut professionnel et éducationnel, de race, d’ethnicité, de religion et de langue—est représentative de la phase liminale. Mais la similarité se poursuit dans l’effet concret qu’apporte cette expérience liminale sur la vie et l’identité des femmes : ces dernières sont transformées par cette expérience, au point où elles sont incapables de reprendre leur vie là où elle était avant leur départ. Pour Stéphanie, cette transformation s’est soldée par une migration au Bénin (de deux ans), où elle a adopté le statut de femme mariée et où elle s’est intégrée à la culture locale ; alors que pour Nancy, elle est passée de femme mariée à femme divorcée.

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