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Entrer en relation intime avec un homme local : la suite logique de la trajectoire d’ « intimisation » de l’altérité

Conclusion Les contributions et les limites de la recherche

Chapitre 3. De la coopération internationale à la mixité conjugale : « women out-of-place » ?

3.4. Entrer en relation intime avec un homme local : la suite logique de la trajectoire d’ « intimisation » de l’altérité

« Une majorité impressionnante de filles entrent en relation avec des hommes locaux, même si ça ne s’est pas concrétisé en immigration avec tout le monde » (Conseillère en coopération internationale ayant travaillé 25 ans dans les bureaux du Mali et du Canada dans le cadre d’un programme de certificat en coopération internationale).

Si certaines femmes mettent en avant la primauté de leur attachement pour le pays ou à la région dans laquelle elles se sont établies, souvent, c’est le développement d’une relation intime avec un homme local qui a eu l’effet de déclencher ou d’amplifier l’attachement au lieu. Les deux types d’attachement amoureux, vécus de façon tout aussi intime l’un que l’autre, sont souvent entremêlés et complémentaires dans les récits des femmes. Notons tout d’abord que les relations intimes avec un homme local arrivaient en général relativement rapidement après la migration des femmes vers une localité du Sud. Ensuite, en optant pour une perspective qui positionne le corps comme l’échelle d’analyse la plus fine de l’espace économique et politique, comme l’échelle qui joint l’intime et le global, il devient plus facile de comprendre le désir, éprouvé par les femmes canadiennes, d’entrer en conjugalité avec un homme local. Les géographes féministes Alison Mountz and Jennifer Hyndman (2006, p. 457) ont noté ce rapport particulier entre le corps et le global: « In many ways, the laboring body functions as the most intimate site in which we experience the global ». En effet, le corps des femmes, à travers leur sexualité, devient le dernier bastion de l’intimité, l’espace le plus sacré et le plus vulnérable du chez-soi, après la maisonnée et la communauté. C’est en établissant une relation intime avec un homme local que certaines femmes ont tenté d’intégrer l’altérité du Sud à leur identité.

3.4.1. Quand l’amoureux devient un pont vers la culture locale

Être en couple avec un homme local a eu l’avantage de simplifier le quotidien des femmes canadiennes, lesquelles ont ainsi bénéficié de l’aide de leur conjoint pour les petites

tâches ordinaires telles que négocier le prix des légumes au marché, commander le repas dans un restaurant de quartier ou laver la lessive à la main. Aussi, grâce à leur statut de femme mariée à un homme local, l’accès à certains lieux, événements et personnes, que les participantes auraient difficilement connus autrement, s’est trouvé facilité, comme le concédait Patricia : « J’ai eu des portes privilégiées sur l’Afrique en étant avec ce gars là parce qu’il s’intéressait aux autres. On allait dans des petits coins où je ne serais jamais rentrée ».

Or, être en couple avec un homme local représentait souvent plus qu’un simple soutien au quotidien pour les femmes en question. L’intimité avec cet homme s’est avérée, pour certaines femmes, être le véritable propulseur de leur intégration à la communauté, comme l’expliquait Christine :

« Après, je suis retournée pour mon stage au Guatemala. C’est là que j’ai rencontré mon conjoint! Puis ça a vraiment été parce que…Je ne cherchais pas du tout, j’avais même un chum ici. Ça a été pour mon intégration en fait, ça a été pour aider mon intégration dans la ville de Guatemala parce que, je considérais que j’étais quand même bien intégrée au niveau des campagnes, des populations autochtones. On avait beaucoup voyagé, tout ça, mais j’étais basée à la capitale puis ça, ça me faisait vraiment peur. Donc je ne sortais pas. Je ne faisais rien quand j’étais à la capitale. Je ne faisais rien parce que…c’est une paranoïa de te dire que tu ne peux rien faire toute seule, une femme toute seule, quand tu ne connais personne, tu ne connais rien. Puis c’est ça, je l’ai rencontré dans un party où on était allé, une gang d’accompagnateurs là-bas. Il m’a donné son numéro. Il dit : ‘En tout cas, si ça te tente qu’on sorte pour que je te fasse connaitre un peu la ville…’ Ça m’a prit vraiment du temps avant de l’appeler parce que je me disais, c’est sûr qu’il veut plus que ça. Moi j’avais mon chum dans ce temps-là. Mais finalement, ça faisait quasiment deux mois que j’étais là, je ne sortais pas, je ne faisais rien parce que j’étais bloquée par la paranoïa. La peur de la ville. Alors là, je me suis décidée à l’appeler : ‘on peut aller prendre une bière, quelque chose, juste pour jaser, puis pour que tu me parles un peu de la ville puis tout ça’. Puis finalement, cela a déboulé, puis c’est devenu une relation. »

L’histoire de Christine est intéressante parce que cette dernière était très consciente du rôle qu’a joué son conjoint dans son intégration à un milieu qui lui faisait peur. Similairement, dans une étude portant sur le rôle des jeunes hommes locaux issus de milieux populaires dans l’accès des touristes à une certaine culture locale « authentique », Naomi Brown (1992) a qualifié ces hommes de « culture brokers », de facilitateurs de culture. C’est aussi ce rôle que prennent souvent les joueurs de djembés ouest-africains étudiés par Gaudette (2012). En effet,

l’auteur a observé que les hommes locaux qui sont devenus les conjoints des femmes canadiennes ont aussi joué ce rôle de facilitateur. Tout comme chez plusieurs couples de notre étude, ces hommes circulaient déjà dans les cercles de coopérants internationaux et ils avaient déjà fréquenté des femmes blanches. La plupart étaient aussi familiers avec le milieu artistique local, ce qui a pu être un avantage pour gagner l’intérêt des jeunes femmes, mais aussi, pour les initier aux traditions locales. Dans notre étude, la majorité des conjoints des femmes canadiennes n’avaient pas de travail fixe. Ils étaient donc disponibles pour leurs amies « blanches ». Cette disponibilité leur a permis de servir à la fois de guide touristique et de porte d’entrée dans la vie quotidienne des classes populaires.

Selon Christine Salomon (2009), une anthropologue qui a étudié les relations intimes entre femmes européennes et hommes sénégalais, « l’Afrique véritable » est, au final, « incarnée par les dragueurs eux-mêmes » (p. 166). C’est en ce sens que la localité du Sud et l’amoureux originaire de ce lieu, en sont souvent venus à être amalgamés et ont mutuellement renforcé le sentiment d’attachement et d’appartenance qu’éprouvent les jeunes femmes canadiennes en question. L’histoire de Johanne au Mali illustre de manière exemplaire comment le fait de tomber amoureuse d’un homme local peut devenir le catalyseur de l’intégration locale. En effet, bien qu’elle s’était préparée à trouver les conditions de vie rudimentaires, Johanne a été estomaquée par le bouillonnement de la vie urbaine à Bamako, surtout par l’attention « excessive » que les gens lui portaient, à tout moment, du fait de la blancheur de sa peau. Tout comme Christine dans la ville de Guatemala, Johanne vivait dans la peur de sortir de la maison qu’elle partageait avec d’autres femmes coopérantes: « J’avais peur. C’était la peur de ma vie. Je n’avais pas imaginé avoir un tel choc. C’était une vague, un raz-de-marée. C’était physique, une espèce de répulsion. Je ne comprenais pas les gens. Tu sens les regards dès que tu sors. » Johanne sortait peu et a même refusé de se rendre à son lieu de placement, situé en province. C’est sa rencontre avec un homme local qui a facilité la transition entre l’état de choc et d’isolation du début de son séjour et son ouverture subséquente vers la culture locale :

« Ça ne pouvait pas m’arriver, mais il y avait quelque chose qui se créait, comme si on se voyait en ami et on s’apprivoisait. Mais c’est ça, j’apprivoisais la culture à travers lui. Je lui posais des questions du genre : Qu’est-ce que pensent les Africains de tel truc ? Mais petit à petit, on est passé moins à des généralités et

j’essayais de comprendre ce qui m’était complètement inaccessible et terrorisant. Et à travers lui, j’apprenais. Il y avait comme une amitié et avec le sexe, forcément, les femmes sont comme ça…Donc quand tu tombes amoureuse d’un homme, de quelqu’un, tu… Bref, j’étais en train de tomber amoureuse de lui. La relation a commencé à se développer comme ça. Alors autant mon histoire c’était l’anti-adaptation, autant tout d’un coup, la relation amoureuse, c’est vraiment ça qui a précipité mon adaptation, m’a fait faire des choses que je n’aurais jamais faites. Sur le plan professionnel, il y avait des choses qui se passaient. J’arrivais à oser, à réaliser des choses que je trouvais vraiment intéressantes. Ça m’a comme propulsée ! Je me suis mise à faire des choses complètement folles, que je n’aurais jamais pensé pouvoir faire ! »

L’exemple de Johanne représente un cas extrême du rôle du corps et des émotions dans l’intégration de l’altérité dans la sphère intime. Toutes les femmes n’étaient pas aussi réflexives que Johanne dans leur questionnement sur leur relation intime et leur rapport à l’altérité, mais son récit illustre tout de même bien comment ces « désirs d’ailleurs » peuvent prendre forme et s’actualiser sur le terrain. L’objectif ultime du parcours de Johanne semble avoir été la fusion avec cette altérité qui lui faisait peur ; et elle y est parvenue, en partie, à travers la passion amoureuse qu’elle a entretenue avec un homme local :

« Il y avait une intimité sexuelle, mais c’était une passion. Et tu penses que, parce que tu vis une passion et une intimité sexuelle très forte, tu penses que tu télécharges la culture de l’autre ! Et que tu télécharges tout [elle se met à pleurer] : tout son vécu, les émotions, les ressentis ».

Pour Johanne, cette intimité physique a généré beaucoup d’émotions fortes et si, rétrospectivement, elle doutait d’avoir réellement réussi à fusionner avec la culture locale, Johanne a tout de même construit un « home » dans ce lieu qui faisait l’objet d’un tabou familial ; elle a intégré une partie de cette altérité « extrême » dans son identité. Sept ans après son retour au Canada, alors que nous discutions dans son salon montréalais parsemé de référents de l’Afrique de l’Ouest, elle disait souhaiter plus que tout retourner vivre dans cette région du monde avec son fils qui est né de sa relation, maintenant terminée, avec son amoureux malien, dans le but de lui transmettre cette part de son identité.

3.5. Le désir de désembourgeoisement, cette autre facette de la

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