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Femmes occidentales : tourisme sexuel ou de romance ?

Chapitre 1. Les couples « Nord-Sud » et la migration par le mariage : contexte et état de la littérature

1.2. Le tourisme de romance: focus sur les inégalités sociales entre les partenaires

1.2.1. Femmes occidentales : tourisme sexuel ou de romance ?

La distinction majeure qui existe dans la littérature sur les intimités Nord-Sud se situe principalement au niveau du genre : l’analyse varie si l’acteur occidental au sein de l’union mixte est une femme ou un homme. En effet, la littérature postcoloniale portant sur des échanges intimes entre hommes occidentaux et femmes non-occidentales dans un contexte de tourisme est plutôt unilatérale. Il est alors question de tourisme sexuel : ces touristes exploitent des femmes, d’autres hommes ou des enfants du Sud (Brennan, 2001, 2004, 2007; Kempadoo, 2004; O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999). Peu de place est laissée à la parole de ces hommes. Toutefois, on pose la question : les femmes le font-elles aussi (Herold, Garcia, & DeMoya, 2001; Jeffreys, 2003; Sanchez Taylor, 2006) ? La réponse à cette question n’est pas aussi catégorique que pour le cas des hommes. En effet, le tourisme sexuel est souvent qualifié de « tourisme de romance » (Pruitt & LaFont, 1995) quand l’acteur occidental est une femme.

D’un côté, certains chercheurs rejettent le concept même de tourisme de romance, car ils considèrent que les relations entre femmes occidentales et hommes locaux représentent une forme d’exploitation aussi virulente que le tourisme sexuel auquel participent certains hommes occidentaux (O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999; Sanchez Taylor, 2006). Selon Kempadoo (2001), cette appellation banalise le phénomène lié aux inégalités Nord-Sud et déresponsabilise les femmes occidentales. Ainsi, plusieurs auteurs considèrent que le « labeur émotionnel »—une forme de performance émotionnelle et affective que les acteurs du Sud pratiquent dans le cadre des échanges intimes avec des touristes occidentales—représente aussi une forme d’exploitation (Brennan, 2004, 2007, 2013; Kempadoo, 2001)12. Selon O’Connell Davidson et Sanchez-Taylor (1999, p. 51) :

« Female sex tourists use their economic power to initiate and terminate sexual relations with local men at whim, and within those relationships, they use their

12 Dans son étude du travail des agents de bord d’une compagnie aérienne américaine, Hochschild (1983) a

remarqué que l’obligation au sourire et la pratique de la gentillesse envers les clients constituait du travail. Elle a ainsi élaboré le concept de « labeur émotionnel ». L’auteur va plus loin dans son essai Love and Gold (Hochschild, 2003), où elle compare l’amour qui est sous-entendu dans le travail du « care », souvent pratiqué par des immigrants originaires d’un pays du Sud, à l’or qui a été extirpé des pays colonisés par les pays colonisateurs.

economic and racialized power to control these men in ways in which they could never command Western men. »

Bien que cette perspective ait le mérite de dénoncer le contexte d’inégalités socio- économiques qui existe entre individus du Nord et individus du Sud et qui teinte les intimités entre les individus, elle prive néanmoins les acteurs du Sud de toute agentivité en lien à leur sexualité et à leur vie relationnelle.

D’un autre côté, le concept de tourisme de romance permet d’envisager les relations intimes entre femmes occidentales et hommes non-occidentaux avec plus de nuance que ne le concède celui de tourisme sexuel. La chercheure féministe Sheila Jeffreys (2003) place la question des inégalités de genre au cœur de son analyse de ce type de relations intimes, ce qui renverse le focus autrement placé sur l’exploitation Nord-Sud. Jeffreys soutient qu’à cause de leur position de subordination face aux hommes—surtout dans le cadre des rapports sexuels— les femmes, même dotées d’un pouvoir économique supérieur, ne peuvent pas exploiter des hommes.

De plus, le concept de tourisme « de romance » sous-entend que l’on accepte que des sentiments aient leur place dans des relations autrement posées comme uniquement sexuelles et économiques. Bien qu’elle préfère utiliser le concept de tourisme sexuel, dans son étude quantitative des pratiques sexuelles de femmes touristes dans la région caribéenne, Sanchez- Taylor (2001, p. 755) rapporte que 22% des répondantes qui ont admis avoir eu une relation de nature sexuelle avec un homme local ont qualifié la relation de « true love », un chiffre qui s’élève à 39% en République Dominicaine; alors que seulement 3% l’on qualifiée de « purely physical ». Ces données viennent contredire la perspective théorique adoptée par l’auteur, tout en pointant vers l’importance de montrer la complexité inhérente aux relations Nord-Sud et surtout, à prendre en compte la voix des acteurs eux-mêmes. En effet, comme l’expliquait Dina de Sousa e Santos (2009, p. 411-412) à propos des nuances apportées au sein même des discours des femmes cubaines engagées dans le travail du sexe avec des touristes :

« While elitist discourses construct jineteras13 as either victims or deviants, at the grassroots level the discourses shift from sex-work and transform into narratives of love, desire, dreams of migration, resistance and adaptation […] Nevertheless, in this particular context to allow the ‘exploitation debate’ to dominate my findings, considering that it did not feature in the interviews, would imply denying these women a voice in the debate ».

À cet égard, l’étude ethnographique de Törnqvist (2010) portant sur des femmes américaines qui ont voyagé en Argentine pour apprendre le tango montre à quel point les discours sur l’exploitation Nord-Sud ont été intériorisés par ces femmes. Cette étude soulève aussi la réflexivité dont elles font preuve quand elles se trouvent dans des contextes interactionnels inégalitaires. Cette réflexivité contribue à façonner leurs relations intimes avec les hommes argentins issus de milieux moins favorisés dont elles tombent amoureuses. Ainsi, le concept d’agentivité, de plus en plus utilisé dans l’analyse des unions Nord-Sud, permet de se défaire de la victimisation associée à la perspective postcoloniale et recentre le regard au niveau de l’individu, des expériences individuelles et de l’intersubjectivité. Comme le mentionnait Santos dans son étude des intimités Nord-Sud à Cuba (2009, p. 423): « Love for the European tourist, whether it is performed, real or a mere fascination with the image, the person or the continent, is in itself an act of resistance at various levels ».

L’amour, une faiblesse des femmes occidentales

L’amour, défini comme étant l’apanage des femmes occidentales, est souvent sous- entendu dans les analyses des couples mixtes transnationaux. Le concept même de « tourisme de romance », lequel est appliqué uniquement aux femmes occidentales qui ont des relations intimes (tous types confondus) avec des hommes locaux, est révélateur d’un biais genré. Dans la littérature féministe, l’amour romantique et le mariage (hétérosexuel) ont longtemps été tenus responsables de l’assujettissement des femmes (de Beauvoir, 1949; Ferguson, 1984; Stevi Jackson, 1993; Sue Jackson, 2001; Jeffreys, 1996; Jónasdóttir, 2011) et cette approche est reproduite dans quelques études qui représentent les femmes occidentales comme des victimes amoureuses des hommes du « Sud », lesquels utilisent cette « faiblesse » proprement

13 Le terme cubain jinetera, qui signifie « cavalière » en espagnol, ou jinetero quand il s’applique à des hommes,

réfère aux individus qui pratiquent une certaine forme de prostitution informelle, principalement avec des touristes occidentaux (Simoni, 2015, p. 28).

féminine à leurs fins (Dahles & Bras, 1999; Herold et al., 2001; Nyanzi et al., 2005; Phillips, 2002). Dans son article intitulé « Pathos of love », Frohlick (2009) analyse les références à une rhétorique, récurrente dans les ouvrages de psychologie populaire, qui pose l’amour comme un état maladif des « femmes qui aiment trop ». Dans son étude, les femmes occidentales utilisaient ce discours pour comprendre et justifier leurs échecs amoureux dans leurs couples avec des hommes Costa Ricains.

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