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Introduction Mobilités et connectivités amoureuses

4.2. Les modalités de l’être-ensemble

« On s’était dit qu’on ne pouvait pas dépasser 90 jours sans se voir et là, ça fait déjà 180 jours qu’on ne s’est pas vus, qu’on ne s’est pas touché. On se voit à tous les jours [en ligne], mais ce n’est pas la même chose. Même si on est un couple assez solide, ce n’est pas la même chose si tu le vois et que tu le touches » (Isabelle).

Quel que soit le mode de rencontre amoureuse, sur place ou par Internet, les visites au partenaire dans son pays d’origine ont revêtu une importance capitale dans les récits de femmes en couples transnationaux. Plusieurs ne semblaient vivre que pour ces rencontres, ces moments d’intimité sensuels et sexuels. C’étaient ces rencontres, en chair et en os, qui ont rendu acceptable et ont nourri, en créant des souvenirs amoureux, les plus longues périodes où la relation s’est poursuivie à distance (Mason, 2004). Or, ces visites étaient presque toujours unidirectionnelles72 : c’étaient les femmes qui parcouraient le chemin pour visiter leur conjoint.

4.2.1. Les contraintes à la mobilité de l’amoureux

Vu les contraintes à la mobilité de leur conjoint originaire d’un pays du Sud, lesquels pouvaient difficilement obtenir un visa de visiteur pour le Canada73 (Satzewich, 2014), les visites transnationales reposaient sur les femmes canadiennes. Ces contraintes ont souvent créé des frustrations chez les femmes concernées. Par exemple, Jessica, une femme ayant rencontré son conjoint à Cuba, en contrecoup d’un premier échec amoureux avec un autre homme cubain, racontait que les restrictions à la mobilité internationale de son conjoint étaient rapidement devenues un problème au développement de leur relation intime:

« On gardait la communication. C'est très difficile. C'est coûteux…Moi, de plus en plus, je me disais, avec la réalité du travail, ce n'est pas en venant quatre semaines

72 De toutes les femmes interviewées, dans seulement deux cas les conjoints ont été en mesure d’obtenir un visa

de visiteur pour le Canada, bien que plusieurs autres en avaient fait la demande. Dans ces deux cas, le couple vivait ensemble dans un pays d’Afrique de l’Ouest. Les conjoints ont voyagé au Canada et sont retournés dans le pays du conjoint ensemble. Sur le groupe de soutien au parrainage, il n’y a aucun cas, à notre connaissance, où le conjoint a réussi à obtenir un visa de visiteur, sauf dans un cas où ce dernier habitait dans un pays européen.

73 Les critères d’obtentions d’un visa reposent sur les moyens financiers du demandeur, ses liens d’attache avec

par année que je vais le connaitre. Tu arrives vite à un point où tu te dis : s’il vient et que je le parraine, au moins on va avoir une vie normale, puis on va pouvoir vraiment voir si on est fait l'un pour l'autre ; parce que la relation à sens unique, de toujours devoir y aller—lui ne pouvait pas venir ici—ça pesait beaucoup. Au début je disais : « Non, je vais attendre deux-trois ans », mais vite, mes sentiments sont devenus importants et j'étais de plus en plus frustrée par la situation. »

Dans cet extrait, Jessica expose clairement sa vision du couple : c’est un processus de re-connaissance du partenaire amoureux à travers le partage d’une vie commune, localisée dans un même espace géographique ; il implique la co-contruction d’un chez-soi commun. Selon elle, ainsi que toutes les autres femmes qui ont décidé de remédier au problème de la relation à distance en « parrainant » l’immigration au Canada de leur conjoint, ce n’est qu’en habitant avec leur amoureux qu’elles pourront se faire une idée claire de la nature de leur relation amoureuse. Catherine, qui est tombée amoureuse d’un homme local alors qu’elle était en vacances en République Dominicaine, était du même avis : « C’était la quatrième fois que j’y allais. Alors là, j’ai dit : « Ok, ça passe ou ça casse ». Parce que ce n’est pas un rythme de vie ». Catherine s’est mariée avec son amoureux et a entrepris le processus de réunification conjugale. Or, sa relation ne s’est jamais concrétisée, d’une part, à cause de la lenteur des procédures et d’autre part, à cause de l’immobilité géographique de son amoureux.

4.2.2. Des voyages ciblés et répétés

« Il faudrait que je compte, mais entre 2011 et 2013, j’y suis allée plus de dix fois. Je ne suis pas allée à aucun autre endroit, tout mon budget et au-delà est allé là » (Jessica).

Les femmes de cette étude ont accentué considérablement l’intensité de leur mobilité transnationale à travers la fréquence de leurs déplacements vers le pays d’origine et de résidence de leur conjoint. En vertu de leur désir de poursuivre une relation intime avec un homme non-canadien, elles sont devenues, parfois soudainement, des individus hyper- mobiles, comme le montre l’extrait de l’entretien de Jessica, cité ci-haut. Mais cette mobilité n’a rien à voir avec l’expérience des entrepreneurs chinois à la « citoyenneté flexible » présentés dans l’étude d’Aihwa Ong (1999), pour qui les déplacements transnationaux représentent un mode de vie lié à des considérations économiques et politiques. La mobilité des femmes canadiennes en question est d’abord dictée par les sentiments et elle a souvent une

destination unique : le pays d’origine de l’amoureux. Elle peut donc être qualifiée de « mobilité amoureuse »74.

La majorité des femmes avaient elles-mêmes des contraintes familiales ou professionnelles qui limitaient leur mobilité. Plusieurs ne pouvaient pas se permettre de passer une période prolongée hors du Canada, parce qu’elles avaient des enfants issus d’une union précédente ou parce que leur emploi ne leur permettait pas de prendre des congés. Ces femmes privilégiaient ainsi des séjours courts, d’une durée variant entre une semaine et deux mois. Cependant, les femmes plus jeunes n’ayant pas de contraintes familiales ou professionnelles, comme c’était souvent le cas des femmes qui ont rencontré leur conjoint lors d’un séjour de coopération internationale, avaient tendance à mettre en œuvre des stratégies mobiles leur permettant de s’établir dans le pays de leur conjoint pour une ou plusieurs périodes de temps prolongées, tout en assurant leur subsistance dans ce pays. Par exemple, certaines ont combiné amour et travail en cherchant des stages ou des contrats de travail rémunérés dans le pays où habitait leur amoureux. Magda, qui a vécu une relation à distance pendant neuf ans, a déniché une bourse d’étude à l’international lui permettant de s’ancrer dans le pays de résidence de son conjoint pour la durée de ses études. Toutefois, ce mode de vie était souvent taxant pour ces femmes qui se sont rapidement retrouvées à bout de souffle, comme l’explique Magda ci- dessous ou encore, à court de ressources, comme ce fut le cas de plusieurs:

« Bien moi, je suis venue deux, trois fois par année. Parce que nous, on a toujours un mois et demi de vacances en février et il y a deux mois et demi en été. Et je venais aussi à Noël. Et quelques fois je suis venue aussi parce que je n’en pouvais plus. Le plus long qu’on a fait c’est cinq mois, j’ai fait ça une fois et j’ai dit « non, plus jamais ».

Pour la majorité des femmes amoureuses, retourner retrouver leur conjoint dans le pays de ce dernier est devenu une obsession. Par exemple, pour Johanne, l’obsession a émergé de son désir d’établir une relation conjugale traditionnelle, en cohabitation avec son amoureux : « J’ai tout fait pour trouver un contrat pour y retourner. C’était plus fort que moi, il fallait que j’y retourne. C’était une obsession. » Pour les femmes qui ne pouvaient pas se permettre de

74 L’anthropologue Catherine Therrien (2014) utilise l’expression « migration amoureuse » pour qualifier un type

partir pour une longue période de temps, les voyages étaient souvent ciblés et répétés. Beaucoup ont établi des règles de mobilité amoureuse—telles que de se voir « en personne » tous les trois mois—dans le but de garder une certaine cohérence dans leur vie intime et amoureuse. Cette rigueur dans la fréquence des déplacements des femmes servait aussi à justifier l’authenticité de leur relation aux yeux des autorités canadiennes, pour qui le nombre de voyages donne des points de crédibilité, comme il sera discuté dans le chapitre 6.

Ainsi, voyager souvent est devenu un mode de vie pour certaines femmes, qui ont développé, grâce à leur relation conjugale transnationale, un « habitus transnational » (Nedelcu, 2012). Par exemple, Simone était bien consciente que sa relation intime était la motivation première de ses déplacements transnationaux. Or, sa mobilité amoureuse a tout de même nourri un goût du voyage chez elle. « Je vais m'ennuyer d'être ‘obligée’ de partir en voyage » écrivait-elle sur le forum du groupe de soutien au parrainage après avoir annoncé l’arrivée de son mari au Canada. D’ailleurs, Simone est l’une des premières femmes de la communauté de soutien à avoir élaboré des stratégies pour contourner les restrictions à la mobilité de son conjoint, en devenant experte en visas et autres formalités de déplacement transnational. En effet, elle a mené des recherches pour dresser une liste de pays où son conjoint pouvait obtenir un visa de touriste aisément, ce qui a permis au couple de réduire leur « écart de mobilité » et d’explorer d’autres pays ensemble. En plus d’être allée en Algérie visiter son mari, Simone est allée avec lui en Turquie et en Tunisie. Le couple a d’ailleurs célébré son mariage de façon traditionnelle en Algérie, avec la famille de son conjoint et, de façon « romantique », selon ses propos, à Cuba, avec sa famille à elle. Suite à ses publications sur ses voyages dans le groupe de soutien, plusieurs autres membres du groupe ont commencé à organiser des voyages de couple, à l’extérieur du pays de leur conjoint. Dans ce type de relation intime non-traditionnelle, où c’est la femme qui est en charge de la relation, tant au niveau de la fréquence des visites au conjoint que financièrement, le fait d’organiser des voyages ensemble, dans un pays tiers, a pu contribuer à équilibrer les rapports de genre, en offrant une plus grande agentivité au partenaire non-canadien, lequel se trouvait autrement en attente des visites de sa femme canadienne (voir Elliot, 2015).

4.3. Les visites au conjoint: une expérience sensuelle liminale ?

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