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Les pratiques d’évaluation des mariages binationaux : l’amour romantique comme gage d’authenticité ?

Chapitre 1. Les couples « Nord-Sud » et la migration par le mariage : contexte et état de la littérature

1.3. Couples binationaux et migration: entre authenticité et instrumentalité

1.3.3. Les pratiques d’évaluation des mariages binationaux : l’amour romantique comme gage d’authenticité ?

La voix des individus en couple binational qui sont passés par le processus de réunification conjugale ou de régularisation du statut de leur partenaire non-occidental est peu entendue dans la littérature. Leur expérience du processus migratoire mériterait qu’on s’y attarde davantage. Cependant, un corps d’études de plus en plus important se penche sur la

perspective des agents d’immigration qui traitent ces dossiers. La question des critères sur lesquels se basent ces agents pour valider (ou non) un mariage se pose alors. De cette littérature émerge toute une problématique où l’authenticité conjugale repose sur un script de l’amour romantique (D'Aoust, 2013; Lavanchy, 2013; Maskens, 2013; Muller Myrdahl, 2010). Effectivement, le sociologue Nicola Mai et le géographe Russell King (2009, p. 300)ont noté la centralité du concept d’amour romantique dans les sociétés occidentales:

« The currently hegemonic notions of romantic love amongst ‘equal’ individuals are consistent with a highly individualised and neoliberal model of society, celebrating the expression of individual autonomy, gender equality and emotional fulfillment as key and fixed criteria of Northcentric ‘civility’. »

Ainsi, selon plusieurs chercheurs, l’amour romantique—de même que l’égalité entre les sexes et le respect des couples homosexuels, par exemple—a été promu au rang de valeur sociétale dans plusieurs États européens et Nord-américains (Giddens, 1992; Illouz, 1997; Mai & King, 2009; Maskens, 2015; Povinelli, 2006). Comme l’indiquait Éric Fassin (2010) dans son article sur ce qu’il appelle la « démocratie sexuelle », ces États utilisent une rhétorique de la démocratie, telle que reflétée par l’adhésion à ces valeurs, pour se classer au sommet d’une hiérarchie identitaire, nationale et culturelle (voir aussi Bonjour & de Hart, 2013; Fernandez & Jensen, 2014; Leinonen & Pellander, 2014; Muller Myrdahl, 2010). Dès lors, ils s’en servent pour resserrer leurs politiques migratoires, dans le but de limiter les risques de contamination identitaire qui peuvent survenir si les citoyens de ces États côtoient des individus qui ne se conforment pas à ces valeurs « démocratiques » (les femmes voilées, les migrants de mariages arrangés, les mariages d’intérêts).

Dans les cas des mariages binationaux, l’amour romantique sert souvent de balise pour juger de l’authenticité des mariages. Or, certains auteurs nous rappellent qu’en Occident, les mariages sont loin d’être uniquement romantiques, même entre « Occidentaux » (Illouz, 1997; Williams, 2010). Williams soulève le double standard qui affecte la perception des relations intimes transnationales par rapport aux relations intimes entre « locaux » (2012, p. 30). L’anthropologue Anne Lavanchy (2013, pp. 76-77) caractérise ce processus comme discriminatoire et de « violence structurelle »:

« Fondamentalement, la violence structurelle ne différencie pas entre qui peut se marier ou non, mais entre les couples obligés d'extérioriser leurs sentiments intimes en fonction du script normatif de l’amour romantique et les couples privilégiés qui y échappent. Censées rester sans effets sur l'amour véritable, les procédures du soupçon sont généralisées à l'ensemble des couples « mixtes », décalés et donc mystificateurs. »

L’accent mis sur l’amour romantique en tant que gage d’authenticité conjugale dans les pratiques administratives des États occidentaux (D'Aoust, 2014) oblige les couples binationaux à performer cet amour. Par exemple, dans son étude des couples binationaux en France dont l’un des partenaires est en attente de son permis de résidence, Robledo Salcedo (2011, p. 3) montre que « [l]es couples mis en cause n’ont de cesse de se mettre en scène comme de ‘vrais amoureux’ ; à travers leurs déclarations, leurs témoignages et les événements qu’ils créent, ils répliquent au soupçon de mariage de complaisance, tout en l’assimilant ». Bien que la sociologue Michèle Pagès (2008) soutienne que toute narration de l’histoire amoureuse est une construction, le dossier de mariage ou d’immigration des couples binationaux rend particulièrement tangible le caractère construit, ainsi que la matérialité de ce « script normatif de l’amour » (Lavanchy, 2013, p. 77). Anne-Marie D’Aoust (2013, p. 264) soulève que cette matérialité se retrouve effectivement dans le langage et les mots utilisés (ex. les récits que font les conjoints de leur relation intime), dans les artefacts choisis pour illustrer la sincérité de leur relation (ex. des comptes communs ou photos), les pratiques (ex. le type de célébration du mariage) ou encore, l’occupation de l’espace (ex. le partage d’un logement).

Très peu d’études soulèvent la question de la sexualité des partenaires dans l’authentification des relations conjugales Nord-Sud26. Pourtant, pour Giddens (1992), les relations intimes modernes en Occident sont caractérisées principalement par un certain épanouissement des partenaires dans la sexualité. Dans son étude des hommes américains ayant épousé une femme chinoise, Constable (2003, p. 133) a remarqué que dans les récits

26 L’étude de Digruber et Messinger (2006) en Autriche constitue une exception. En effet, les agents

d’immigration ont déclaré poser des questions explicites aux partenaires conjugaux concernant leur sexualité (p. 301).

conjugaux de ces couples, la sexualité est complètement éludée, comme si cette dernière venait souiller l’authenticité de la relation amoureuse :

« Sex is often explicitly « off-limits » as a topic mainly because its mere mention threatens to undermine a concerted effort to represent and construct such relationships as respectable and based on conjugal love and to raise the specter of what JJ called the « ugly male syndrome ».

Pour comprendre le phénomène de création d’une certaine norme conjugale à travers l’exercice d’évaluation des mariages binationaux à des fins de migration, Anne-Marie D’Aoust (2013, 2014) a développé une théorie des « technologies de l’amour » fondée sur Foucault. Selon l’auteur, « technologies of love are central to the identification, testing, and assessment procedures of a couple’s right to belong » (D'Aoust, 2013, p. 260). Dans le cadre des pratiques bureaucratiques des instances migratoires, l’amour comme émotion, est instrumentalisé, mais il crée aussi des possibilités d’agentivité de la part des couples demandeurs. Ainsi, selon D’Aoust, la définition de l’amour (pour la migration) est déterminée, en partie, par les relations de pouvoir qui existent entre les agents d’immigration et les couples.

Les conceptions de l’authenticité conjugale qui ont émergé des pratiques administratives laissent peu de place à la diversité des normes et des expériences individuelles qui caractérisent les relations amoureuses et maritales, transnationales et locales. Comme le soulève Eggebø (2013) dans l’une des rares études qui explorent l’expérience du processus de réunification conjugale de la perspective des conjoints, les partenaires « draw on different and sometimes contradictory narratives of intimacy when they talk about and defend the reality of their own relationships » (p. 775). Dans ce cas, l’authenticité de la relation conjugale est bien réelle pour les deux partenaires, mais elle s’exprime de manières différentes. Ces perspectives distinctes peuvent toutefois nuire au processus d’immigration du conjoint étranger car elles sont considérées par les bureaucrates comme contradictoires et donc, non-authentiques.

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