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La complexité des procédures : les « Douze travaux d’Astérix »

5.1.2 « C’est un travail à temps plein »

5.1.3. La complexité des procédures : les « Douze travaux d’Astérix »

« C’est compliqué d’aimer une personne qui semble être un extraterrestre pour Immigration Canada » (Publication d’une femme sur le groupe de soutien au parrainage).

La complexité du processus de parrainage du conjoint est aussi un thème récurrent dans les récits des femmes parrains. En effet, plusieurs femmes ont comparé, explicitement ou implicitement, le processus de réunification conjugale aux « Douze travaux d’Astérix ». Cette référence, issue de la culture populaire—un film d’animation de Goscinny and Uderzo (1976)—raconte l’aventure d’Astérix et d’Obélix au sein de la bureaucratie romaine. Dans cet épisode, les protagonistes doivent récupérer un certain laisser-passer des mains de bureaucrates qui ne cessent de les référer à d’autres départements, tous plus incompétents et contradictoires les uns que les autres. Tout comme Astérix et Obélix ou encore, comme le protagoniste K., héros du livre « Le château » de Frantz Kafka (1938), les femmes qui ont initié un parrainage dépeignaient les procédures administratives d’Immigration Canada comme une épreuve complexe et « essoufflante », un dédale aux directives contradictoires ou

carrément fausses, une série de culs-de-sac dont elles devaient trouver elles-mêmes l’issue. Cet extrait d’une publication tirée du forum du groupe de soutien aux femmes parrains illustre bien le sentiment de confusion qui émerge souvent de l’expérience bureaucratique des femmes:

« Immigration Canada va me rendre dingue. Je leur ai envoyé un courriel pour leur demander des nouvelles sur notre dossier et on me répond que j'ai trente jours pour remettre les documents suivants: payer les frais de résidence permanente; un autre type de certificat de police; les quatre photos et la déclaration comme quoi le fils de mon mari doit être exclu de la visite médicale puisqu'il n'accompagne pas mon mari au Canada. Mais, j'ai déjà payé les frais et remis la déclaration. Je viens de leur répondre en joignant les deux preuves. Ils sont vraiment cons. Comment j'aurais pu le savoir si je ne leur avais pas envoyé un email cette semaine ? » Ève, une femme qui a parrainé son conjoint Ougandais, a décrit la bureaucratie d’Immigration Canada comme une instance sans visage et impersonnelle, une infrastructure qui ne s’intéresse pas aux cas vécus des êtres humains dont elle traite les dossiers86. Selon elle, le temps ne compte pas pour ce type de machinerie étatique, ce qui entrait en conflit avec son expérience vécue du processus, expérience très chargée émotionnellement pour la majorité des femmes parce qu’elles attendent avec impatience le traitement de leur dossier et l’arrivée de leur conjoint:

« Là, nous étions en 2012. Ça prend deux ans juste pour le processing. C’est un bureau à Nairobi au Kenya qui regarde ces papiers-là. Tu n’as même pas le droit de les contacter avant deux ans, parce qu’ils disent qu’il faut attendre un premier deux ans. Après deux ans, tu peux demander. Mais moi, je ne voulais pas attendre. Et je trouvais que ça n’avait juste pas de bon sens, d’attendre deux ans. Et je connais la bureaucratie là-bas. Je faisais juste imaginer les papiers dans une pile, dans une boîte perdue quelque part et là, il y aurait une infiltration d’eau et tout serait perdu et il faudrait recommencer. C’est comme ça! »

La description que fait Ève de la bureaucratie liée à sa demande de réunification conjugale est nourrie par un imaginaire à la fois populaire et culturaliste. Or, plusieurs femmes ont vécu des expériences qui se rapprochent de cette conception du système bureaucratique. En effet, le dossier d’Ève a été traité rapidement parce qu’elle a refusé de se soumettre aux aléas du processus administratif et qu’elle a demandé le soutien de l’élu politique de son

comté au Canada. En revanche, plusieurs femmes n’ont pas eu cette chance et leur dossier, ou des éléments de leur dossier, ont été égarés en cours de route, ce qui a prolongé des délais de traitement déjà importants. C’est le cas du dossier de Rita, pour qui les délais et les erreurs de la part des fonctionnaires canadiens se sont accumulés. Voici l’une de ses publications sur le forum du groupe de soutien, celle-ci écrite en style télégraphique pour exprimer toute sa frustration par rapport au processus de parrainage et à l’incompétence des agents qui traitent les dossiers :

« J'ai demandé les notes de l'agente le 22 juin. Aucune nouvelle (ils ont 30 jours pour les envoyer). Reçu l’email hier : ils avaient égaré la demande et présentement il la traite en priorité (on verra c'est combien de temps leur priorité). Question : On nous niaise ou non? Plus ils attendent, plus on perd du temps. Vraiment écœurée ».

La complexité du processus administratif de réunification conjugale n’est pas qu’une interprétation de la part de femmes dont les émotions sont à fleur de peau parce qu’elles attendent l’arrivée d’un être cher. Des mesures concrètes ont été mises en place pour rendre ce processus difficile d’accès pour la majorité des couples binationaux, comme l’expliquait une conseillère en immigration :

« C.I. : Je vous dirais que, ce qui a changé le plus, c'est le nombre de formulaire. C'est compliqué c’est fou.

K : Ça a augmenté depuis 2011 ?

C.I. : Oui, je pense que ça a doublé ou triplé. Et l'autre chose aussi, c'est qu'ils ont pris la manie de changer les formulaires à peu près aux deux mois. Alors, si vous avez un client qui est au Vietnam, vous envoyez le formulaire, le temps qu'il se vire de bord, qu'il le signe et qu'il vous le retourne, le formulaire a changé. Ce qui arrive c'est que, si vous ne regardez pas avant d'envoyer le dossier, la journée où vous envoyez le dossier, si le petit chiffre en bas à gauche a changé sur le formulaire, c'est-à-dire la date, si vous envoyez le dossier comme ça à Mississauga, ils le retournent au complet. Alors vous venez de perdre deux mois et demi. Essayez d'expliquer ça à votre client. »

Ces pratiques administratives accentuent les sentiments d’impuissance et de frustration des femmes qui attendent leur époux et dont la vie est mise sur « pause » pendant toute la durée du processus de réunification conjugale. Les difficultés rencontrées dans la traversée de cette « course à obstacles », comme le disait Johanne, impliquent donc aussi des coûts émotionnels et psychologiques importants pour ces femmes, comme nous le verrons dans la prochaine section.

5.2. L’attente et les coûts émotionnels du processus de parrainage

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