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La texture de l’attente durant le processus de réunification conjugale

5.1.2 « C’est un travail à temps plein »

5.2. L’attente et les coûts émotionnels du processus de parrainage « C’est ultra stressant, le parrainage Moi, quelqu’un me demande ce que je retiens

5.2.1. La texture de l’attente durant le processus de réunification conjugale

Pour les femmes de l’étude, l’expérience de l’attente de leur conjoint ne coïncidait pas nécessairement avec le début des démarches administratives de réunification conjugale. Pour

celles qui ont vécu une grande partie de leur vie conjugale à distance, le manque de l’autre88, les désirs inassouvis et le sentiment de perte (Alberoni, 1981), étaient présents dès les débuts de la relation intime. Cependant, le moment où les femmes ont entrepris des démarches pour concrétiser l’immigration de leur conjoint—et, par le fait même, pour permettre au couple de vivre une vie conjugale au quotidien, sous le même toit—marque une transformation dans la texture de l’attente. L’expérience vécue de l’attente et la gamme d’émotion qui la caractérise, devient qualitativement différente lorsque les époux prennent la décision de vivre ensemble au Canada. En effet, à partir de ce moment décisif, les femmes canadiennes cessent de concevoir leur époux comme quelqu’un qui vit au loin et qu’elles retrouvent périodiquement—dans ce cas, la distance fait partie de la relation ; elle est normalisée. Elles commencent plutôt à envisager ce dernier comme quelqu’un avec qui elles seront bientôt réunies si leur dossier d’immigration est jugé acceptable par Immigration Canada. La nuance est importante. Le caractère incertain du processus de réunification conjugale crée de l’anxiété dans l’attente, un sentiment qui n’existait pas nécessairement dans la relation à distance. Un peu comme pour les prisonniers dont Adam Reed (2011) décrivait l’expérience, la différence se situe dans la possibilité d’espérer ou non, une certaine issue à la situation non-normative. Par exemple, pour les femmes qui vivent une relation à distance sans faire de démarches pour remédier à la situation, il n’y a pas d’autre vie de couple à espérer. En revanche, pour les femmes qui ont entamé des démarches de réunification conjugale, c’est comme si elles remettaient leur sort conjugal entre les mains de l’instance bureaucratique et de ses fonctionnaires : l’attente gagne en intensité émotionnelle, elle est chargée de la connaissance que le processus aboutira à une tournure radicale dans leur mode de vie.

L’histoire d’Annie illustre bien le changement qualitatif qui s’opère dans la texture de l’attente. Annie a rencontré son futur conjoint au Burkina Faso alors qu’elle y faisait un stage de coopération internationale de six mois. Quand son stage s’est terminé, elle est retournée au Canada, amoureuse de son collègue burkinabé Paul. Pendant un an, elle a travaillé fort pour économiser assez d’argent pour aller rejoindre son amoureux au Burkina Faso. Lors de son entretien, Annie a souligné que, bien qu’elle se soit beaucoup ennuyée de Paul durant cette

année là, l’attente n’a pas été trop difficile. Elle est par la suite retournée au Burkina Faso où elle a habité avec Paul pendant deux ans, au bout desquels elle a dû rentrer au Canada pour des raisons de santé. Le couple avait convenu de se marier afin de procéder au processus de réunification conjugale au Canada. Lorsqu’Annie a vécu séparée de son conjoint pour la deuxième fois, la période d’attente s’est avérée beaucoup plus difficile émotionnellement, même si cette dernière a été plus courte en terme de nombre de mois:

« Cela a pris huit mois avant d’avoir la réponse, mais c’est là que ça a été le plus difficile parce que notre relation était vraiment solide : on partageait un quotidien, on était toujours ensemble ; puis, tout d’un coup, on était vraiment loin, on ne savait pas quand on allait se revoir, on ne savait pas s’il allait l’avoir son visa. Tu ne sais jamais sur quel agent tu vas tomber. L’avenir était tellement incertain que…Ouais, ça a été une année très, très difficile. Je n’étais plus capable. Je me sentais une simple moitié. C’était pénible. J’étais démolie. On était bouleversé, t’as de la peine d’être loin, tu ne sais même pas quoi dire. Alors on s’est dit : « on va faire semblant d’être de bonne humeur quand on se parle ». Oui, on s’est dit ça. On va être de bonne humeur, on se donne des nouvelles, on fait semblant que ça va bien puis, quand on raccroche, on pleure. »

Comme l’illustre cette citation, les démarches de réunification conjugale ont eu comme effet de précariser une relation qui était pourtant « solide ». En effet, tous les justificatifs demandés dans le cadre du processus de parrainage mettent une pression énorme sur la relation. Ce n’est plus une relation amoureuse comme les autres : elle devient suspecte aux yeux de l’institution et est traitée comme telle. Les femmes s’ennuient et attendent toujours l’arrivée de leurs maris, mais pas autant qu’elles attendent que ne tombe le verdict officiel d’Immigration Canada, le sceau d’authenticité qui sera apposé (ou non) sur leur relation conjugale par les autorités en la matière. Le témoignage suivant, qu’une femme a publié dans le forum du groupe de soutien, souligne le poids symbolique de ce processus décisionnel pesant sur les femmes impliquées :

« Il m’a téléphoné et il m’a dit : « Ça a été accepté! » On a pleuré encore une fois tous les deux. On était content. C’était comme si on venait de m’enlever cinquante livres de poids de sur les épaules parce que là, je savais qu’il s’en venait. Peu importe le temps que ça prendrait pour avoir son visa, au moins j’étais certaine qu’il allait s’en venir. »

Eliott (2015, p. 3) qualifie cette attente de « waiting-as-malaise ». C’est effectivement l’incertitude quant à l’issue du processus qui génère le plus d’anxiété chez les femmes. Selon

Melanie Griffiths (2014), qui a étudié l’expérience des migrants dits « illégaux » détenus en Angleterre, cette attente produit des sujets précaires dont le sentiment d’appartenance à la nation d’accueil est fragilisé. Selon l’auteure, cet effet est calculé et son objectif est que les migrants décident eux-mêmes de retourner « chez-eux » (Griffiths, 2014, p. 67). Pour les femmes canadiennes, l’enjeu est différent puisqu’elles sont déjà citoyennes et que leur droit de résidence au Canada n’est pas remis en question. Or, c’est leur liberté de choisir un conjoint qui est remis en question. En ce sens, plusieurs croient que le gouvernement Canadien fait trainer leur dossier pendant plusieurs mois volontairement et utilise l’attente comme un moyen de pression pour limiter la migration de certains individus non désirables (Haince, 2014).

Turbull (2016, p. 76) arguait : « Waiting is thus about being subordinated to the will of others – an exercise of power that is enacted and re-enacted through acts of waiting ». Si l’on considère l’attente comme un jeu de pouvoir dans lequel le gouvernement décide des règles à suivre (Khosravi, 2014), le processus de parrainage contribue à déstabiliser, dans leur identité canadienne, les femmes qui subissent ces délais administratifs. C’est un processus d’intimidation dont le temps n’est qu’une composante89.

La vie sur pause

« Je voudrais construire quelque chose, avoir un autre enfant... Mais je ne peux pas. Je suis sur pause. Et ça me dérange parce que j’ai un peu l’impression de perdre des années qui sont précieuses » (Mélanie).

L’attente des résultats de la demande de parrainage est une période difficile pour les femmes parrains. Cependant, tout comme chez les femmes décrites par Elliot (2015), l’attente n’est pas une période d’inaction. Pour les femmes canadiennes, attendre les résultats de

89 D’autres moyens sont employés pour intimider ces femmes parce qu’elles ont choisi d’être en couple avec un

homme non-canadien. L’intimidation verbale directe de la part d’agent d’Immigration Canada en est un exemple. Plusieurs femmes ont rapporté avoir été questionnées sur le fait qu’elles étaient divorcées avec des enfants ce qui, selon les bureaucrates, entrait en conflit avec les normes conjugales locales (principalement quand le conjoint est musulman). Ces moyens constituent tous des composantes de la violence structurelle (Graeber, 2015; Lavanchy, 2013) qui assujettit les demandeurs de réunification conjugale dont l’un des partenaires est originaire d’un pays du Sud.

l’évaluation du dossier d’immigration de leur conjoint était souvent une période fébrile dont l’activité était concentrée vers un objectif principal: faire les suivis du dossier. Le processus bureaucratique, avec ses délais officiels et officieux, ses étapes prescrites et la possibilité de vérifier son dossier en ligne est devenu, pour plusieurs, une obsession. C’est ainsi que l’expliquait Mélanie :

« M : On arrive à la fin du délai, là! Donc, je m’attends à ce que [la convocation à l’entrevue avec Immigration Canada] arrive d’une journée à l’autre.

K : Donc, tu es comme un peu sur le qui-vive?

M : Ouais. En fait, oui et c’est pénible! C’est ça que je trouve difficile! Je n’y vais plus...J’allais toujours sur le site Internet pour voir, mais maintenant, j’ouvre la première page du CIC, je vois la date de mise à jour du site et si ce n’est pas la journée même...Parce qu’il faut que tu rentres toutes les données et là, tu arrives à la fin et rien! Ça fait que maintenant, je ne le fais plus. Mon mari le fait trois fois par jour, lui. J’ai peur que ça ne l’atteigne psychologiquement. À chaque fois qu’il regarde et que c’est négatif, il est fâché! »

Comme l’illustre cet extrait de l’entretien de Mélanie, les sujets en attente d’un développement par rapport à leur dossier mettent leur vie entre parenthèses pour une période allant jusqu’à douze mois. Pour les femmes, cette vie « sur pause » était souvent accompagnée par un arrêt partiel de leur vie sociale et professionnelle le temps du parrainage et, jusqu’à ce que leur conjoint obtienne leur visa de résident permanent. Par exemple, Simone disait qu’elle avait quitté son emploi pour se consacrer à sa relation amoureuse à distance. De son côté, Laurence expliquait que cette attente était à l’origine de doutes par rapport à la qualité du travail fait sur le dossier de parrainage et d’anxiétés liées à la réponse: « Mais c’est tout le temps : ‘Ah merde, est-ce que c’est bien monté, est-ce que c’est bien expliqué, est-ce que c’est bien…’ Puis là, tu l’envoies et tu attends. Puis attendre c’est un stress aussi parce que tu attends. Tu ne sais pas ça va donner quoi. »

Ainsi, bien que les femmes n’étaient pas migrantes elles-mêmes, elles étaient tout de même affectées par le processus migratoire de leur conjoint. Par ailleurs, pour la plupart de celles qui avaient des enfants issus d’une relation précédente, ces derniers avaient eux-aussi développé un rapport intime avec le conjoint de leur mère résidant à l’étranger et ils s’impatientaient aussi des délais imposés. Plusieurs femmes ont insisté sur le fait que leurs enfants appelaient leur conjoint « papa ». Comme le notait Mélanie :

« Les enfants attendent, c’est long pour eux autres. Ma plus vieille, moins, mais ma plus jeune, elle me le demande aux deux jours. Elles m’ont vu monter le dossier. Donc je leur ai expliqué un peu qu’il allait venir bientôt, on l’espère, mais peut-être pas, mais peut-être oui ».

Dans la plupart des cas, la relation de couple a continué à évoluer pendant l’attente, que ce soit par des visites au conjoint fréquentes ou grâce aux technologies de la communication. Or, parfois, cette attente forcée a provoqué une idéalisation de la relation de couple. Le temps qui s’écoule peut sembler plus long dans l’attente d’un verdict (Griffiths, 2014; R. Matthews, 2016) et, dans certains cas, cela a eu comme effet de teinter le résultat souhaité—la formation d’un foyer conjugal au Canada avec un homme non-canadien spécifique—d’une aura de plus-value. Le cas de Stéphanie, qui a habité avec son conjoint au Bénin pendant deux ans avant de rentrer au Canada, illustre bien les effets de l’attente sur la conception de sa relation de couple:

« On ne se voyais pas, alors tu n’avances plus pendant cette année là. Je savais que la relation n’allait pas bien, mais c’est facile de se réidéaliser que ça va bien. Vous vous appelez, tu as l’impression qu’il te manque. Je me disais « j’ai hâte de l’appeler. J’ai hâte de lui envoyer des msm d’amour et tout ça. » Ça ne peux pas aller plus mal, tu ne le vois pas. »

Comme l’illustre ce passage, le temps et la distance physique qui séparaient les partenaires lors de l’attente des résultats du parrainage ont contribué à idéaliser une relation qui n’allait pas bien au départ. En effet, l’objectif premier du parrainage de Stéphanie était de poursuivre le développement de sa relation intime au Canada, mais la réussite administrative du projet a pris plus d’importance que la réunification elle-même. Ainsi, lorsque cet objectif a été réalisé, Stéphanie s’est rendue compte que sa relation n’était plus qu’une chimère : « À la fin septembre, je reçois cet email là [d’Immigration Canada]. J’étais dans ma chambre : ‘Ça a été accepté. On a donné le visa à votre mari’. ‘Oh ! Je suis supposée être contente’. Je parlais toute seule dans ma chambre ».

Inversement, pour Ariane qui avait épousé un homme originaire de la République Dominicaine, c’est la multiplication des délais dans le traitement du dossier qui a réussi à « tuer la relation », comme elle le dit elle-même :

« C'est là que ça a commencé à être difficile : quand ça a commencé à s'étirer. Puis là, je voyais que les autres [femmes dans la même situation], leurs gars arrivaient, puis moi, non. Ça s'étirait et je ne pouvais plus y aller autant. Puis, à un moment donné, j'ai dépensé tout ce que j'avais de côté, au complet. »

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