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La construction d’un « chez-soi » dans une localité du Sud

Conclusion Les contributions et les limites de la recherche

Chapitre 3. De la coopération internationale à la mixité conjugale : « women out-of-place » ?

3.3. Un attachement profond à une localité du Sud

3.3.1. La construction d’un « chez-soi » dans une localité du Sud

Nous avons vu que, pour les femmes de l’étude, l’ancrage affectif et géographique dans une localité du Sud passait tout d’abord par la construction d’un chez-soi. Ce processus commençait généralement par le choix d’un logement et l’aménagement de leur espace de vie à l’aide de meubles et de décoration. Par exemple, lorsque Patricia est retournée en Afrique de l’Ouest, après son premier stage de six mois, dans le but de rejoindre son amoureux et de s’y installer (elle y est finalement restée quatre ans), elle a exprimé sa fierté à avoir façonné elle- même ce chez-soi à l’aide de matériaux à saveur « traditionnelle » :

« Nous, on est parti : on a pris des petits sofas en bambou ; on essayait de faire des coussin ; un de nos amis les a teint en « tie-dye » ; on a fait faire des rideaux à notre goût. On a fait notre «home», notre maison. On avait notre jardin ; c’était bien important pour nous. On avait des chiens. On s’est installé là. Pour moi, j’avais un contrat permanent là, c’était pour très longtemps que j’étais là. »

Patricia a employé elle-même le terme en anglais « home ». L’allusion à son jardin, « bien important » pour eux, fait référence au développement d’un attachement réciproque entre elle et le territoire. C’est aussi, de façon plus pragmatique, la manière la plus sure de manger local, un autre aspect qui montre le désir d’intégration de l’altérité dans le quotidien de ces femmes.

L’ancrage s’est aussi fait grâce à la création de liens affectifs avec des personnes locales et même avec des animaux, ce qui témoigne de l’intention du long terme. Ainsi, Patricia et plusieurs autres femmes ont fait l’acquisition d’animaux domestiques. L’insertion dans une famille locale, que ce soit celle de leur conjoint ou une autre en lien avec le quartier ou leurs réseaux socio-professionnels, a aussi contribué à développer un rapport intime avec ce que Patricia avait qualifié d’altérité « ultime ». Par exemple, plusieurs femmes ont créé des liens avec des personnes locales—elles ont « adopté » des enfants en payant leurs frais scolaire ou en les hébergeant; elles ont développé des amitiés avec d’autres femmes locales qui sont devenues des « sœurs ». Ces liens perdurent souvent après l’immigration de retour au Canada et sont maintenus grâce à des transferts d’argent occasionnels ou réguliers, des appels ou d’autres types de correspondance. Le développement de liens affectifs est important pour faciliter l’ancrage des femmes dans un espace à la fois socio-culturel et géographique du Sud.

De plus, le sentiment d’être « à sa place » ou « en place », que viennent à éprouver les femmes en question, tient aussi à la capacité qu’elles ont développée de mobiliser les ressources locales. C’est ce qu’a fait Sophie, une femme qui a vécu au Ghana pendant cinq ans, pour trouver une école secondaire dans le Sud du pays à l’un de « ses » garçons et un placement en tant qu’apprenti pour son autre garçon. Pour Christine, qui a accouché deux fois au Guatemala, le soutien de sa belle-famille a été inestimable, tant lors du moment clé qu’est l’accouchement, que pour l’éducation de ses enfants. Ainsi, établir une relation intime avec un homme local a contribué de façon significative au processus d’intégration de l’altérité dans les sphères intimes du chez-soi des femmes, en les insérant dans une famille locale et en ouvrant des liens privilégiés avec la communauté. Cependant, même si entrer en couple a constitué un point tournant dans la consolidation de l’ « habitus d’ailleurs » de ces femmes, la plupart ont tenu à affirmer leur autonomie face à leur partenaire. En effet, plusieurs m’ont indiqué qu’elles étaient déjà à l’aise dans leur société d’accueil avant de rencontrer leur partenaire et qu’elles n’avaient nullement besoin de l’aide de ce dernier pour effectuer leurs tâches quotidiennes.

Démontrer une certaine maitrise des codes de conduite locaux était effectivement une source de fierté pour ces femmes et, pour plusieurs, pour être pleinement réalisé, le sentiment d’appartenance à une communauté du Sud devait s’acquérir sans l’appui d’un homme. Par exemple, Ève est allée en Ouganda pour la première fois à 18 ans, dans le but de visiter une copine américaine qui y faisait ses études à l’université. Finalement, elle y est restée environ cinq ans au total. Ève a bien exprimé que sa capacité à naviguer seule en Ouganda n’était pas liée à son partenaire conjugal :

« Ce que j’ai aimé de mon expérience là-bas, c’est que j’ai toujours eu une vie très indépendante de lui quand j’étais là-bas. Je n’étais pas dépendante de lui. Il ne s’occupait pas de moi. On n’avait pas d’auto, je prenais le transport en commun, j’allais travailler, je ne faisais pas d’argent. Je me battais pour me faire payer comme tout le monde d’autre dans le pays. Tout ça. J’ai vraiment appris à me débrouiller quand j’étais là-bas. Alors c’était bien, mais c’était quand même difficile quand il est parti pendant trois mois. Mais j’avais des bons amis. Je mangeais la bouffe locale aussi, surtout quand je n’avais pas d’argent. »

Un sentiment similaire émerge du discours de Christine, pour qui la relation intime était secondaire à son amour du pays : « Cela a été dur pour la relation parce qu’il ne comprenait pas ce genre d’obligation là, puis moi, ça n’a jamais été la relation, la raison pourquoi j’étais au Guatemala, c’était mon amour pour le Guatemala. Ce n’était pas pour la relation. » Cependant, Christine a avoué qu’elle a commencé une relation intime avec son partenaire guatémaltèque dans le but de se familiariser avec un environnement qui lui faisait peur, comme nous le verrons dans la prochaine section.

Enfin, dans certains cas, le lien développé avec un pays ou une localité est devenu si fort que ces femmes se sont appropriées, par le langage, cet espace à la fois géographique et socioculturel. Par exemple, lors de son entretien, qui a eu lieu à Montréal, Christine pleurait constamment :

« K : Est-ce que je peux te demander qu’est-ce qui t’émeut autant? C : Du Guatemala?

K : Oui, là, maintenant…

C : Je m’ennuie [émotion dans la voix] K : Ah, c’est ça, tu t’ennuies de ton mari?

C : Je m’ennuie de mon pays, du pays…De mon pays, tu vois! Je suis en choc culturel encore. Ça faisait huit ans que j’étais là-bas et ça va faire six mois que je suis revenue…Comme je te dis, ce n’est vraiment pas juste mon conjoint là-bas, c’est vraiment le pays, les gens. C’est la culture [pleurs]. Puis c’est ça, je suis triste d’être ici, puis de me dire que je pourrais tellement faire quelque chose là-bas. C’est ça. »

Comme le montre cet extrait, l’attachement à un espace géographique et culturel qui, au départ, semblait si distant, peut se développer, devenir familier et se greffer à l’identité de l’individu. C’est d’ailleurs quand les femmes ont quitté cet espace, pour diverses raisons, qu’elles se sont rendues compte de l’ampleur de leur attachement : ce lieu, plus que géographique, bien qu’il soit souvent décrit en des termes nationaux, était devenu un chez-soi, un point d’ancrage affectif, un référent identitaire. L’exemple d’Ève illustre bien ce point. Après avoir habité un an en Ouganda avec son conjoint, elle a décidé d’aller faire une maitrise à Cape Town, en Afrique du Sud, parce que l’université y offrait un bon programme d’anthropologie. C’est en voyageant en terrain inconnu que l’intimité de son rapport à l’Ouganda lui est apparue clairement : « Entre les semestres, je pense qu’il y avait comme un

mois et demi ou deux mois de vacances. C’était les vacances de Noël. Alors je suis retournée en Ouganda, comme c’était chez moi, en Ouganda…»

3.4. Entrer en relation intime avec un homme local : la suite

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