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Introduction Mobilités et connectivités amoureuses

4.5. L’intimité à distance : l’importance de la communication

4.5.2. La normalisation de la distance ?

Suite à ces données, il est pertinent de se demander à quel point les couples qui vivent séparés pour de longues périodes de temps ; pour qui la distance fait partie du mode relationnel, normalisent ce mode de vie de couple. La majorité des femmes utilisaient les technologies de la communication de façon extensive et « vivaient » pratiquement aux côtés de leur conjoint de façon virtuelle. Et, bien qu’elles aient eu tendance à relativiser la distance—plusieurs femmes ont souligné qu’elles s’y sont habituées—la co-présence virtuelle n’était conçue que comme un mode de vie temporaire. Par exemple, pour Ève, « comme on a passé beaucoup de temps séparé, je pense que ce n’est pas difficile pour nous d’avoir ce genre de vie-là où l’on ne se voit pas souvent ». Toutefois, Magda, qui a passé neuf ans de sa relation à distance, estimait qu’il doit y avoir des règles entre les partenaires, par rapport à la chasteté, par exemple, pour qu’une relation à distance fonctionne dans le long terme.

Ainsi, malgré les hauts et les bas occasionnés par la distance, les temps où le couple a vécu séparé ne présentent pas que des points négatifs. Par exemple, selon Diane, le temps et la distance qui les séparent de leur compagnon permettent aux femmes canadiennes de mieux connaître leur amoureux avant de se lancer dans l’aventure conjugale en co-présence physique, ce que Diane a qualifié de « vraie vie de couple ». Tel que développé plus tôt, les participantes à la recherche soutiennent que la distance laisse davantage place à la discussion car, « le temps passé ensemble à s'écouter et à se dire les vraies affaires » prend plus de place dans leur couple que la sexualité. Effectivement, comme l’a noté Enriquez (1995, p. 29) : « Pendant le temps où l’amour ne se confronte pas au sexuel, il peut grandir ». Selon l’auteur, il s’effectue alors un processus d’idéalisation de l’autre : « son image envahit notre paysage ». Grâce aux technologies de communication, c’est en continu que les femmes pouvaient voir le visage de l’être aimé : à la maison, au travail, dans leurs déplacements (Madianou & Miller, 2013). Cependant, la « vraie vie de couple », pour ces femmes canadiennes, résidait dans une vie commune partagée au quotidien ; un désir qui se trouvait être mis en relief par la distance, par les défis liés à la communication virtuelle et par les contraintes à la mobilité de leur partenaire non-canadien. Le désir d’une « normalité » conjugale a clairement émergé lors d’une discussion sur le groupe de soutien. Cette normalité était alors associée à la proximité des corps et au partage du quotidien, même des tâches les plus ingrates :

« _Avec la distance, qu'est-ce qui vous manque le plus de faire avec votre mari? (À part l'amour) J

_ Il me manque terriblement aujourd'hui…Juste de me coller contre lui quand on dort ; sa voix ; son souffle dans mon cou ; la vie avec lui au quotidien ; lui faire à manger et le regarder me sourire...

_Tout, même nos engueulades. Aussi, juste d’avoir une vie plus dans la normalité : écouter la télé la tête sur son épaule ; avoir son aide pour les trucs plus dur comme de monter mon épicerie dans mon appartement, de déneiger mes foutues marches. J'ai hâte de devoir ramasser ses traineries, même de laver ses bas sales . »

Dans cet extrait de discussion, le terme « juste » revient deux fois et, bien que cet adverbe serve habituellement de diminutif, il signifie ici toute la distance qui sépare ces femmes de leur amoureux. Ce « juste » correspond à des milliers de kilomètres, ce qui lui confère une valeur émotionnelle importante. Il représente le coût émotionnel des relations à distance, ainsi que tous les petits moments ou actions du quotidien qui sont souvent pris pour acquis dans les couples, tels que de vaquer aux tâches quotidiennes ensemble ou de ne

« rien faire » ensemble. Ce « juste » représente la limite des technologies de la communication pour ces couples transnationaux.

Conclusion

Dans ce chapitre, il a été question d’explorer le rapport à la distance, tel que vécu par les femmes en couple binational de cette étude. Les différentes modalités du vécu de l’intimité transnationale ont été investiguées, tant dans les moments de co-présence physique des époux, soit lors des visites au conjoint, que dans les moments de co-présence en ligne, par l’intermédiaire des technologies de la communication. Le cas spécifique des couples s’étant rencontrés sur Internet a été utilisé comme modèle pour comprendre certaines dynamiques propres aux relations à distance.

Dans un premier temps, les pratiques de mobilité des femmes en couple binational ont été analysées. Que les voyages vers le pays d’origine et de résidence de leur conjoint ait servi à confirmer leurs sentiments amoureux ou à nourrir la relation intime, qu’ils aient été de nature liminale ou à la source d’une migration à long terme de la femme vers le pays du Sud de son amoureux, les femmes impliquées dans des relations intimes binationales ont développé de véritables régimes de mobilité amoureuse. Parfois, des stratégies ont été mises en œuvre pour contourner les contraintes à la mobilité de leur conjoint, tels que de faire des voyages ensemble dans un pays tiers ; alors que d’autres fois, elles ont établi des « règles » de mobilité amoureuses qui régissaient la temporalité de leur relation à distance et la ponctuaient de rencontres physiques. Enfin, différentes contraintes à la mobilité ont souvent obligé ces femmes à vivre leur relation intime à travers les technologies de la communication maintenant disponibles globalement.

John Urry (2002, 2003) englobe l’usage des TIC dans sa définition de la mobilité. Dans cette perspective, les femmes de l’étude peuvent être considérées comme des individus hyper-mobiles et leur mobilité, comme une mobilité amoureuse, que cette dernière soit composée principalement de déplacements géographiques ou en ligne. Le nombre de voyages amoureux qu’elles effectuent dépend de la motilité de chacune, laquelle fluctue selon leur classe sociale, leur statut socio-professionnel, leur âge et leur situation familiale. Néanmoins,

le concept de « globalization from within », proposé par Ulrich Beck (2008) pour décrire l’état de « cosmopolitisation » des individus dans nos sociétés globalisées, s’applique particulièrement bien aux femmes de l’étude et à leur conjoints, lesquels intègrent, grâce à leur expérience de couple binational, la globalisation dans la sphère de leur intimité, dans leur quotidien.

Dans un second temps, le mode de vie intime à distance « connecté » a été exploré. Il a émergé de cette section que les technologies de la communication variées ont facilité les rapports entre les conjoints lors des moments où la relation se poursuivait à distance. Cependant, malgré la diversité des technologies disponibles aujourd’hui, plusieurs défis ont persisté au niveau de la communication entre les partenaires, certains pratiques et matériels, comme le coût élevé des communications par téléphone ; d’autres, liés aux limites relationnelles et sensuelles de ces technologies. En effet, même si plusieurs études sur les familles transnationales ont indiqué qu’une certaines « normalité » familiale peut être atteinte grâce aux TIC (Baldassar et al., 2016; Nedelcu, 2012), les femmes de cette étude se sont montrées généralement insatisfaites de l’intimité conjugale qu’offraient ces technologies. La co-présence physique continue et le partage du quotidien, avec tout ce que cela implique en terme de tâches ménagères et de discordes potentielles entre les époux, étaient perçus comme préférables à l’intimité en ligne, même si cette dernière est axée sur la discussion entre les partenaires, un avantage relevé par plusieurs femmes. D’ailleurs, le mode de vie conjugal « connecté » n’est envisageable, pour ces femmes, que dans la mesure où il est temporaire. L’espoir d’une normalité conjugale réside ainsi dans le succès du processus d’immigration au Canada du conjoint de ces femmes, processus appelé le « parrainage du conjoint », lequel sera exploré en détails dans les deux prochains chapitres.

Chapitre 5. L’expérience vécue du processus de

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