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Le milieu social d’origine du conjoint : le comble de l’altérité ?

Conclusion Les contributions et les limites de la recherche

Chapitre 3. De la coopération internationale à la mixité conjugale : « women out-of-place » ?

3.5. Le désir de désembourgeoisement, cette autre facette de la quête d’altérité

3.5.1. Le milieu social d’origine du conjoint : le comble de l’altérité ?

Seulement trois des douze femmes ayant rencontré leur conjoint alors qu’elles effectuaient un séjour de longue durée dans un pays du Sud ont rencontré des hommes issus de milieux sociaux relativement aisés. La majorité a développé des relations intimes avec des hommes plus jeunes qu’elles de quelques années (jusqu’à cinq ans), peu scolarisés, généralement sans revenu fixe ou avec un emploi précaire : un agencement qui semble hétérogène. Toutefois, le fossé qui les séparait des jeunes hommes qu’elles fréquentaient pouvait ne pas paraître si large à première vue. En effet, la plupart des répondantes étaient des femmes jeunes elles aussi, qui n’avaient souvent pas encore terminé leurs études ou qui souhaitent les poursuivre et qui n’étaient pas établies professionnellement. Comme leurs amoureux « locaux », leur statut professionnel et financier était précaire, ce qui a certainement contribué à leur rapprochement affectif avec ces jeunes hommes issus de milieux sociaux populaires. Or, l’un des écarts les plus prononcés se retrouvent au niveau de la scolarisation. En effet, plusieurs conjoints des femmes canadiennes n’avaient qu’une formation de niveau primaire. Plusieurs savaient à peine lire. Autant cette altérité de milieu social a été décrite comme attirante par les femmes canadiennes, autant ces dernières ont reconnu que cet écart a été l’un des aspects les plus problématiques de leur relation, une fois la lune de miel étiolée. Par exemple, Chantale mentionnait qu’elle ne se serait jamais mise en couple avec son ancien conjoint malien si elle l’avait rencontré à Montréal, où son déficit de scolarisation aurait été plus stigmatisant dans la société. Rétrospectivement, elle soutient que sa relation amoureuse n’a pas fonctionné à cause des écarts sociaux qui la séparaient de son amoureux :

« Tu veux tellement que ça marche, de pouvoir dire : ‘Non, les différences, on est capable de passer par dessus !’ Oui, c’est dur la différence, mais il faut juste essayer de changer notre façon de voir les choses, il faut se parler. En fait, au niveau du quotidien, c’est un gars qui fait la cuisine, il faisait le ménage. Il repassait mes sous-vêtements et il les pliait ! Le problème n’était pas au niveau culturel [...]. Je pense que ça m’a pris du temps avant de me l’avouer, mais c’est la différence académique. Je m’en voulais tellement. Parce que moi, j’insistais pour qu’il prenne des cours. Il n’avait pas choisi son parcours. Il n’avait pas choisi d’aller à l’école coranique. Alors je ne voulais pas insister là-dessus mais, en même temps, ça me dérangeait […] La différence m’attirait, mais parfois, dans le quotidien de la vie amoureuse, ça me pesait. J’avais toujours l’impression qu’il ne comprenait absolument rien à ce que je vivais. »

Comme le montre le récit de Chantale, bien que les différences de classe aient souvent été à l’origine de tensions chez les couples, pour les jeunes femmes rencontrées, l’origine modeste du conjoint a aussi contribué à lui créer une aura d’authenticité culturelle et émotionnelle exotique et attrayante. Par exemple, pour Anne, les visites chez la famille de son conjoint—où plusieurs personnes habitaient dans des cases dans une cour commune—ont été significatives dans la consolidation du sentiment de confiance envers son amoureux. Ainsi, les femmes interrogées associaient souvent la façon de vivre des classes populaires à une certaine intégrité de la « tradition africaine », laquelle était posée en opposition avec la modernité relativement aliénée (MacCannell, 1976) du quotidien urbain au Canada et même du quotidien urbain de la bourgeoisie africaine. Comme l’expliquait Stéphanie :

« Mais je pense que je rêvais beaucoup que ça marche. Je trouvais ça très exotique d’être avec lui. Être avec quelqu’un qui, déjà, était beaucoup plus beau que mon ex. Le fait qu’il soit d’une culture, mais surtout d’une classe sociale différente, moi qui avais vécu dans une famille assez aisée. J’étais un peu embourgeoisée et ça m’avait fatiguée, alors j’avais le goût d’être avec quelqu’un qui n’était pas de ce milieu là, mais là, j’étais partie dans l’autre extrême…C’est ce que je me suis rendue compte après : que je voulais un peu m’éloigner de ma famille, que je trouvais trop bourgeoise, et être avec quelqu’un qui n’a absolument rien…[Mon ami québécois qui me visitait] m’a dit : ‘Tu sors avec un dude de Laval version togolaise!’ Après coup, il avait vraiment raison, mais sur le coup, je disais : ‘Non, ce n’est pas vrai’. Je le défendais. Dans le fond, il est superficiel, mais je ne veux pas le dire parce que je suis trop prise dans l’exotisme que c’est un Africain et il ne peut pas être superficiel ».

Par cet extrait, Stéphanie a bien illustré la puissance des imaginaires et des stéréotypes sur certains pays du Sud qui circulent globalement. Ici, l’« Afrique » et les « Africains » étaient associés à un mode de vie plus « authentique » ou « moins superficiel », que celui qui prévaut dans les sociétés occidentales, un mythe qu’essaie de déconstruire Dany Laferrière dans son roman Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer.

L’exemple suivant, tiré lui-aussi du récit de Stéphanie, illustre le mélange d’attirance et de répulsion lié à la classe sociale de son amoureux, ainsi que les sentiments de honte (d’être en couple avec un homme beaucoup moins instruit) et de culpabilité (liée au fait que cette différence de statut social l’affectait) qui ont émergé de cet écart entre leurs milieux sociaux.

La scolarisation ou plutôt, le manque ou l’absence d’éducation scolaire de son conjoint, joue un rôle important ici en ce qu’elle devient l’un des marqueurs les plus visibles de cet écart :

« S : Je n’avais jamais envisagé…Je vais faire un doctorat et je suis avec quelqu’un qui ne sait pas lire ! Plus ça allait et plus je me disais : ‘mais voyons donc, ça ne marche pas du tout !’ On ne peut pas partager des livres, rien du tout ! La différence de scolarité comptait beaucoup là-dedans. Il n’avait pas développé d’esprit critique.

K: Ça, tu le sentais moins au Bénin ?

S : Je le sentais, mais je me disais que je le jugeais. Je me jugeais moi même de le juger en me disant : ‘Tu es snob. Ce n’est pas grave. Tu vas lui apprendre à lire’. Je me souviens, j’avais pris Le Petit Prince et je lui avais dit : ‘On va lire’. Il devinait les mots : ‘é é é étoile’. Et je me souviens, les larmes m’étaient montées aux yeux…J’avais plein de rêves. Il va lire les livres que je vais écrire. Mais à un moment donné, je me suis rendue compte que ça ne l’intéresse pas. Il veut juste sortir, boire de la bière et s’amuser. J’ai vu qui il était. Il la le droit d’être comme ça, mais ce n’est pas moi. »

La quête d’une l’altérité « ultime » au sein de l’intimité et le poids et l’envergure de leurs représentations de l’Afrique et des Africains, sont deux raisons qui ont poussé ces femmes à entrer en relation avec des hommes d’un autre milieu, moins favorisé, que le leur. Cependant, l’idée de sauvetage d’un Autre défavorisé était elle aussi présente chez quelques femmes qui ont fait de la coopération internationale. Par exemple, Patricia a avoué : « Ma corde Jeanne d’Arc, salvatrice, trop sensible, il m’a accrochée avec ça ». Cynthia, elle aussi une ancienne coopérante au Ghana disait, alors qu’elle terminait son contrat de deux ans et qu’elle s’apprêtait à retourner au Canada avec son conjoint ghanéen, que le mariage avec un homme local et le parrainage de son immigration au Canada étaient, en quelque sorte, le paroxysme de la coopération internationale. Enfin, Stéphanie a elle aussi poursuivi le parrainage de son mari béninois, même si leur relation s’était terminée, dans le but de « l’aider à avoir une vie meilleure60 ».

60 La demande de réunification conjugale a été refusée une première fois par les autorités canadiennes parce que

l’agent d’immigration en charge du dossier n’a pas cru en la véracité de leur histoire. Stéphanie a poursuivi le processus en cours d’appel, où elle a gagné. Son conjoint est arrivé peu après, mais la relation s’est soldée par une rupture au Canada.

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