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Introduction Mobilités et connectivités amoureuses

4.5. L’intimité à distance : l’importance de la communication

4.5.1. L’utilisation des TIC

Fréquence et intensité de la communication virtuelle

Une femme sur le groupe de soutien a posé cette question : « Bonjour mesdames, j'ai une question pour vous. Combien de temps en moyenne passez-vous avec votre mari sur

Skype, Viber, téléphone, texto? » Les réponses ont été nombreuses et ont suggéré que la

majorité des femmes de ce groupe de soutien faisaient une utilisation extensive des différentes technologies de la communication, changeant de moyen selon l’endroit où elles se trouvaient, le moment de la journée et leur état émotionnel. Voici quelques unes des réponses publiées par les femmes du groupe:

« _Moi, je me lève à l’aube pour parler à mon mari (vu le décalage). Puis, en parallèle avec nos boulots, on s'écrit par FB. Vers la fin de la journée, on parle jusqu'en fin de soirée (moyenne de deux à trois heures). Les weekend on se parle plus que le reste de la semaine.

_ Je crois qu'on est un peu fou...C’est vraiment comme s’il était toujours avec moi : on dort ensemble, il m'accompagne dans la voiture, parfois au travail ; il est venu avec moi à la clinique, à l'épicerie, chez ma grand mère, chez mon père, chez la manucure...

jours par semaine, quand mes enfants sont là. Au cours de la journée, ce sont des textos et des appels téléphoniques (2-5-10-15 ou 30 min, tout dépendant de ce qu'on a à se dire).

_ L'ordinateur est ouvert. Des fois, on écoute un film chacun de son côté, mais on est ensemble . »

Ces informations sur l’utilisation des TIC étayent la thèse du « polymédia »80 avancée par Mirca Madianou et Daniel Miller (2013). On peut aussi parler d’une co-présence « ambiante », soit d’une présence en ligne en continu, grâce à l’utilisation de ces technologies (Madianou, 2016), laquelle donne l’impression d’avoir une vie familiale « normale ». Selon Baldassar et al. (2016, p. 13), « These everyday practices of staying in touch create meaningful relationships even when the content of the exchanges is not especially meaningful. » Bien que les femmes de l’étude utilisent les technologies constamment pour recréer un sentiment d’intimité avec leur conjoint, ces dernières ont opposé ce mode de connectivité à ce qu’elle considéraient être une vie « normale », soit une vie établie sur la co- présence physique. Le mode conjugal « connecté » était vécu comme une phase temporaire, alors que pour un bon nombre de familles transnationales, la séparation géographique peut être relativement permanente.

Néanmoins, tout comme chez les familles transnationales, les communications entre les partenaires étaient intenses et fréquentes et le choix du mode technologique variait selon le contexte. Par exemple, si l’un des partenaires était au travail, le texto était le mode de communication privilégié. Notons aussi que la majorité des femmes performaient souvent leurs activités du quotidien, telles que de regarder un film ou de faire des achats variés, en co- présence virtuelle avec leur conjoint.

L’usage du téléphone

Le téléphone traditionnel est un moyen de communication qui semblait en déclin d’utilisation chez les femmes de l’étude, probablement à cause du coût plus élevé des appels

80 Le concept de « polymedia », tel que développé par Madianou et Miller (2016) suggère que l’utilisation des

TIC se fait de façon intégrée par les individus ; les différents moyens de communication se complétant et s’interchangeant selon l’objectif de la communication, l’état affectif des individus concernés, la charge émotionnelle de la nouvelle à partager, l’heure de la journée, etc.

interurbains, en comparaison avec celui des technologies utilisant Internet. Ce mode de communication demeurait tout de même le choix privilégié des femmes dont la relation à distance datait d’environ une dizaine d’années. Le pays d’origine du conjoint et le fait qu’il habitait en milieu urbain ou rural, étaient aussi des facteurs qui ont influencé le choix de ce medium de communication. Par exemple, les femmes dont le conjoint était en Afrique de l’Ouest avaient tendance à acheter des cartes d’appel, car la connexion Internet était mauvaise et leurs conjoints allaient dans des cafés Internet pour communiquer avec elles, ce qui ne leur permettait pas de faire preuve d’une grande intimité conjugale. Le téléphone leur permettait ainsi d’avoir une plus grande flexibilité dans la communication et l’usage de cartes d’appel, un meilleur tarif. Dans ces cas, c’étaient les femmes qui appelaient leur conjoint. Un scénario similaire s’est présenté avec les femmes mariées à des hommes cubains, lesquelles communiquaient surtout par messages textés. Toutefois, ce mode de communication s’est avéré être très dispendieux, comme l’illustre bien Jessica : « Et l'endettement et tout ça : j'évalue que, juste pour les communications pendant notre relations, ça devait être un 500-600 $ par mois. Il y en a qui paie des milliers de dollars. Nous, on était discipliné. Je ne parlais jamais plus de 10-15 minutes ».

Les problèmes de communication et les stratégies de résolution de conflit

En plus du coût élevé de certains moyens de communication et des problèmes technologiques qui peuvent survenir dans certaines régions du monde, certaines femmes ont fait face à d’autres types de problèmes de communication relatifs, notamment, à la langue parlée et comprise par les partenaires. C’est le cas de certaines femmes dont le conjoint est hispanophone. Véronique, une femme qui a rencontré un homme cubain peu scolarisé, alors qu’elle passait ses vacances dans un complexe hôtelier exprime bien ce point:

« On se parlait. En fait, c’était difficile, parce que lui, il ne parlait pas français et moi, je ne parlais pas espagnol. Alors, ce n’était pas évident. Encore moins par téléphone. Alors, on communiquait par texto, parce que lui, il a un ami qui est prof de français et par écrit, il pouvait traduire. Et moi, s’il me le mettait par écrit, je pouvais le passer par un traducteur et avoir une idée de ce qui en était. Lui, il voulait entendre ma voix, mais ça revient cher payé pour entendre ma voix et ne pas se comprendre. »

Dans d’autres cas, le décalage horaire était un problème. Par exemple, alors que son conjoint était toujours en Ouganda, où il y a une différence de huit heures avec Montréal, Ève soulevait que d’appeler son conjoint était difficile puisqu’elle ne savait jamais si elle allait le déranger au milieu d’une activité. Notons cependant qu’Ève a habité avec son conjoint en Ouganda pendant plusieurs années. Il est donc possible de supposer que de développer un mode de vie conjugal en co-présence en ligne est plus aisé pour les femmes pour lesquelles ce mode de vie constitue la réalité de leur relation depuis le début, que pour celles qui ont fait l’expérience d’un quotidien ensemble. Par exemple, Simone, qui a rencontré son conjoint sur un jeu de Poker en ligne soulevait comment certaines technologies de la communication telles que Skype lui ont permis, au contraire, d’établir une meilleure communication et une gestion des conflits plus efficace :

« J’aime voir comment on règle les conflits. On se parle énormément. Je vais peut- être m’ennuyer de Skype parce que ça nous oblige à prendre ce temps pour nous parler, ce qui est différent dans le quotidien ensemble. C’est aussi un avantage d’avoir un temps précis où se parler à chaque jour. Ça oblige à prendre du recul s’il y a un conflit : la journée passe et l’on se voit le soir, après avoir réfléchi. » Pour plusieurs autres femmes, les modes de co-présence en ligne n’étaient soutenables que sur le court terme, parce qu’ils étaient principalement basés sur la discussion. En effet, Mélanie notait qu’à un moment donné, elle n’avait plus rien à dire à son conjoint. Elle fuyait alors ses appels Skype pour ne pas avoir à montrer son ennui à son amoureux.

La vie en ligne et la vie hors ligne : co-gestion des modes de vie conjugale

Chez les femmes concernées, la vie en ligne faisait définitivement partie de leur vie hors ligne. Parfois, la première en est même venue à constituer la majeure partie de cette vie hors ligne, en terme du nombre d’heures passées en ce mode. Certaines femmes ont avoué organiser leur vie (prise de rendez-vous, préparation des repas, sorties) en fonction de leurs communications virtuelles avec leur conjoint. Cependant, ces femmes ont appris à gérer leur vie en ligne et leur vie hors ligne, pour ne pas négliger les autres sphères, professionnelles, familiales et sociales, de leur vie. En effet, l’intensité des communications avait tendance à décliner légèrement quand les femmes avaient la garde d’enfants en bas âge mais, comme le notait Simone et quelques autres femmes, il y avait des moments où elles ont eu l’impression de négliger leurs responsabilités parentales au profit de leur relation amoureuse en ligne.

Ainsi, pour une grande partie des femmes, les vies en ligne et hors ligne se sont graduellement entremêlées, complétées et chevauchées, comme l’illustre cette publication d’une femme sur le groupe de soutien : « À 14:30, je changeais de vêtements, me coiffais, appliquais du rouge à lèvre pour être belle. Mon fils me demandait : « Maman où tu vas » ? « Nulle part, mon gars, seulement sur Skype… »

Les rituels du cycle de vie et l’annonce des nouvelles importantes

Dans son étude sur le deuil au sein des familles transnationales, Josiane Le Gall (2017) a montré que la mort d’un être cher était l’un des moments où la distance entre les membres de la famille occasionnait des coûts émotionnels importants. En effet, la co-présence physique était privilégiée lors de ces situations de crise. Or, les déplacements transnationaux ne sont pas toujours possibles pour les migrants, lesquels doivent avoir recours aux modes de co-présence virtuelle pour compenser le manque physique. La mort éventuelle du conjoint n’a été mentionnée que par Isabelle, une participante à l’étude mariée à un homme marocain. Or, pour elle, c’était une préoccupation majeure, compte tenu que les corps sont enterrés dans les vingt- quatre heures dans la foi musulmane. Isabelle craignait que la famille de son conjoint ne la contacte pas assez rapidement s’il arrivait quelque chose à son mari.

Dans d’autres cas, la distance était aussi une source d’inconfort ou de quiproquo, surtout lors de l’annonce de nouvelles importantes. Par exemple, Magda, alors basée en Allemagne, a longtemps pondéré la manière dont elle allait annoncer à son conjoint qu’elle était enceinte :

« J’allais voir mes parents et je me suis dis : «Je vais quand même le dire à mon chum avant de le dire à mes parents». Donc, je l’ai appelé, mais je voulais lui envoyer une surprise. J’avais fait des photos, découpé un cœur où je voulais insérer la photo de l’échographie. Il fallait que je lui parle jeudi matin. Et lui, jeudi matin, il voyageait. Il a dit : «Non, c’est trop tôt, je n’ai pas envie de me lever pour te parler ». J’ai dit : « Je dois te parler, demain ». «Pourquoi? T’es enceinte ou quoi?». Alors là, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je mens ou je le sors carrément? J’ai respiré et j’ai dit : «Oui, je suis enceinte». Il a dit : «QUOI, de qui? » Là, j’avais envie de passer par le téléphone et le gifler en personne. Je lui explique que j’ai probablement amené ses petits amis dans l’avion. Là, il était sous le choc. Il ne s’attendait vraiment pas à ça. Il était comme bête, mais ce n’était pas la joie à laquelle tu t’attends quand tu annonces que tu es enceinte. Je lui fais quand même

mon dessin. Je lui envoie ça. On ne se parle pas jusqu’à lundi. Mais lundi, j’avais la prochaine échographie et j’ai eu la confirmation qu’il y avait deux cœurs qui battaient. Là, je l’appelle et je dis «Hey, comment ça va?» «Oui, ça va». J’ai dis : «Tu te remets du choc? C’est parce que, je ne voulais pas en parler… » Il a dit : «C’est des jumeaux». J’ai dit «Tu peux peut-être me laisser annoncer les nouvelles! Oui, c’est des jumeaux». Il était vraiment sous le choc. Je pense qu’il tremblait, mais je ne le voyais pas. Par téléphone, c’est plate81. »

Cet extrait très riche illustre bien les limites de la communication à distance. En effet, le malentendu qui a émergé lors de l’annonce d’un évènement qui se voulait joyeux a poussé Magda à vouloir dépasser les limites des moyens de communication à distance. Elle a souhaité « passer par le téléphone et le gifler en personne ». Toutefois, cet extrait montre aussi que ces limites possèdent le potentiel d’être compensées, en partie par la prise de rendez-vous téléphoniques et l’envoi de matériel de soutien (le bricolage), lequel a servi d’objet de réconfort par proxy (Baldassar, 2008). Ainsi, pour les rituels transnationaux tels que les baptêmes ou les mariages, la co-présence physique était aussi préférée par les femmes. Dans les cas où celle-ci n’était pas possible, la technologie qui permet de stimuler le plus de sens était utilisée.

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