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Conclusion Les contributions et les limites de la recherche

Chapitre 3. De la coopération internationale à la mixité conjugale : « women out-of-place » ?

3.1. Des femmes mobiles et ancrées

L’anthropologue Paulla Ebron (1997) a proposé une vision nuancée des relations intimes entre femmes européennes et hommes africains en questionnant la « positionality» de la femme qui s’investit dans ce type d’échange affectif et sexuel en contexte africain, une perspective qui est rarement prise en compte dans la littérature et qui peut s’appliquer à l’expérience de femmes occidentales dans plusieurs pays du Sud. En effet, dans le cadre de son étude en Gambie, l’auteur a remarqué que certains stéréotypes associés à ces relations circulaient largement dans les discours des hommes gambiens. À partir des boutades entre hommes, Ebron a fait ressortir le mythe de « Lovely Laura », cette femme générique, blanche, dans la cinquantaine, d’origine britannique, dont le statut professionnel lui permet de voyager régulièrement en Afrique à la recherche de « compagnons de vie » qu’elle ramène avec elle en Angleterre, et dont elle se lasse rapidement. Selon Ebron, ce mythe illustre deux types d’émancipation : une émancipation du modèle patriarcal pour la femme européenne qui prend le contrôle de ses relations intimes tout en « goûtant à la vraie Afrique » (p. 238, ma traduction) et une émancipation du cycle de la pauvreté locale pour le jeune homme gambien qui bénéficie des faveurs matérielles de la femme qu’il fréquente. Bien qu’aux yeux des Gambiens, son comportement sorte largement du cadre de ce qui est considéré comme approprié pour une femme, « Lovely Laura » est toujours « traitée comme une reine » (p. 237, ma traduction) à chacun de ses séjours en Gambie. Ebron soutient que cette dernière n’est pas insensible à la culture locale, mais qu’elle occupe « la position contradictoire d’une femme qui n’est pas à sa place » (« woman out-of-place ») (p. 237). En d’autre mots, lorsqu’elle répond aux avances des hommes gambiens, car elle est une femme émancipée, « Lovely Laura » ne se rend pas bien compte à quel point elle enfreint les normes culturelles locales et heurte les sensibilités.

Les femmes que je décris dans ce chapitre ne correspondent pas au stéréotype de « Lovely Laura », ni dans leur profil sociodémographique, ni dans l’objectif de leur séjour dans un pays du Sud. Or, il y a un point en commun et il se trouve dans le rapport que ces femmes

entretiennent avec une localité du Sud spécifique. La « positionnalité » de ces femmes, tant celles décrites par Ebron, que celles de cette étude, ne reflète pas tant un décalage dû au fait que les femmes ne sont pas « à leur place », mais au contraire, témoigne d’un ancrage dans la localité, d’un attachement affectif avec un espace géographique, avec des personnes et avec des référents culturels spécifiques ; attachements qu’elles négocient et développent au fil de leur expérience vécue dans et par ce lieu, à priori « autre ». Ces femmes sont donc bien « en- place50 » dans un pays africain ou sud-américain.

L’ancrage géographique et affectif des jeunes femmes qui ont migré dans un pays du Sud ou qui y effectuent un séjour prolongé de six mois ou plus51, souvent dans le cadre d’un programme de coopération internationale, est d’autant plus flagrant que le rapport au lieu précède toute liaison intime avec un homme local. Ces jeunes femmes ont toutes fait beaucoup d’efforts pour cadrer avec les normes locales. Manger, parler la langue et avoir des amis locaux représentaient, en fait, une fierté pour elles. Tout au long de leur séjour, elles ont tenté de s’intégrer dans la localité, de se l’approprier. Par ailleurs, si « goûter la vraie Afrique » (Ebron, 1997, p. 238), par l’intermédiaire de relations amoureuses et sexuelles avec des hommes « locaux », peut faciliter l’accès aux cultures locales (Brown, 1992), pour les femmes de l’étude, le développement d’une relation amoureuse n’était en aucun cas un objectif du séjour dans une localité du Sud. Plusieurs avaient même, avant leur départ sur le terrain, un discours qui dénigrait de telles pratiques, surtout celles dont le code de déontologie de l’organisme pour lequel elle travaillaient interdisait les relations intimes avec des personnes locales. Par exemple, Patricia, âgée de 24 ans lors de sa prise de poste au Togo, racontait qu’elle était choquée par les relations intimes qui pouvaient se former entre femmes blanches et hommes africains: « Ah ! Moi ? Jamais de la vie. Je ne veux pas d’un Africain dans mon lit.

50 Selon les géographes Morrison et al. (2013, p. 512), « It is through the body that we connect with and

experience place ». Les femmes de l’étude sont « en-place » dans la localité où elles ont migré, en ce que les différentes échelles de leur expérience—le corps (et l’affect), la maisonnée, la communauté, le pays et le global—s’articulent ainsi entre-elles pour créer cet ancrage.

51 Pour la majorité es femmes interviewées, le séjour a fini par s’étendre sur plusieurs années. Il peut donc être

Je ne veux pas d’un Africain dans ma vie [...] Moi, j’ai peur d’être associée à ça : la fille qui n’est pas belle, mais qui se trouve un super beau monsieur. Ça m’écœure ! »

Patricia était très consciente des stéréotypes relatifs aux inégalités physiques et socio- économiques existants chez les couples Nord-Sud et à la sexualisation des corps noirs. Cependant, malgré ses premières réserves, Patricia a rapidement rencontré un jeune homme qui fréquentait son cercle de coopérants volontaires au Togo, comme nous le verrons plus loin. En fait, pour plusieurs jeunes femmes, entrer en relation intime avec un homme « local » représentait la suite d’un parcours qui consiste à intégrer, dans la sphère de leur intimité, cette altérité géographique et socio-culturelle. Notons par ailleurs que cet ancrage dans une localité du Sud ne s’est pas arrêté, pour la majorité des femmes, lors d’une éventuelle re-migration au Canada : il s’est poursuivi, comme nous le verrons, sous la forme de la recherche de référents socio-culturels associés à cette localité spécifique, dans le choix des amis, dans le cadre du travail ou encore dans la construction du chez-soi au Canada.

3.2. Des trajectoires de vie propices à la formation de couples

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