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Introduction Fraude sentimentale et contrôle de l’immigration par le mariage

« Family reunification is a key immigration commitment for the Government of Canada » (G. d. Canada, 2016b).

Au Canada, les mesures d’immigration ont été nettement restreintes sous le régime conservateur96 qui a été au pouvoir pendant onze ans (de 2004 à 2015), touchant à la fois les visas de visiteur et les permis de résidence permanente (Fleras, 2015). Dans le cadre de ce contexte politique et, parce que le mariage à un citoyen canadien n’est pas un gage suffisant pour l’octroi d’un titre de séjour, passer par le processus de parrainage du conjoint est effectivement devenue l’une des seules avenues pour qu’un individu canadien puisse fonder un foyer conjugal au Canada avec un partenaire non-canadien, surtout si ce dernier est originaire d’un pays du Sud97. Or, même ce processus est hautement sélectif et opère comme une stratégie de contrôle des immigrants de catégorie familiale à travers une série d’obstacles administratifs tels que des frais d’application élevés, de nombreux formulaires à remplir, différents certificats et attestations à fournir dans les langues officielles du Canada et des délais de traitement prolongés, allant de plusieurs mois à plusieurs années (voir chapitre 5). La campagne de sensibilisation à la « fraude conjugale » à des fins d’immigration amorcée en

96 Stephen Harper était alors le premier ministre du Canada et Jason Kenney a été le ministre de la citoyenneté, de

l’immigration et du multiculturalisme à l’origine de réformes importantes au niveau de l’immigration.

97 Rappelons que même si le processus de réunification conjugale est le même pour un conjoint européen ou

africain, par exemple, il est beaucoup plus difficile, voire impossible pour ce dernier d’obtenir un visa de visiteur au Canada ; alors qu’il est beaucoup plus aisé pour une personne originaire d’un pays d’Europe d’obtenir un visa de touriste ou d’études.

201298 contribue aussi, selon le sociologue canadien Satzewich (2014, p. 4), à promouvoir l’idée que le système est inondé par des individus engagés dans de « fausses » relations comme stratégie pour justifier l’application de mesures de contrôle restreignant davantage l’immigration d’époux étrangers alors qu’en principe, la réunification conjugale devrait être facilitée par l’État.

En dépeignant les Canadiens et, en particulier, les femmes canadiennes, comme des victimes de l’arnaque d’hommes étrangers, cette campagne de sensibilisation, ainsi que la hausse du reportage des cas de « fraude conjugale » dans les médias, ont aussi eu comme effet de stigmatiser les relations intimes entre Canadiens et non-Canadiens, visant particulièrement les individus de certaines nationalités99. Les effets de cette publicité négative se font sentir, par exemple, dans le taux important de refus dans les dossiers de parrainage du groupe de soutien que nous avons observé, où 33% des dossiers déposés et évalués entre 2010 et 2016 ont été rejetés, principalement pour cause de « mariage non-authentique », sans que ce « déficit de légitimité » (Rea & Tripier, 2010) ne soit explicité davantage dans la plupart des cas100.

98 Rappelons que dans la publicité officielle de Canada Immigration (http://www.cicsnews.com/?p=3422),

trois canadiens, deux femmes blanches et un homme sikh, racontent comment ils ont été utilisés pour obtenir la résidence canadienne. La première personne énonce clairement, dès le début de la vidéo que son mari était cubain.

99 Par exemple, dans une nouvelle journalistique, Duchaine (2013) incrimine des « réseaux cubains » de fraude

conjugale.

100 Selon les statistiques canadiennes, le taux de refus des demandes de réunification conjugale, toutes nationalités

d’origine confondues, oscille autour de 15% (Satzewich, 2015a). Pourquoi les taux de refus sont-ils si élevés dans le groupe observé ici? L’une des hypothèses est que les couples dont l’ethnicité est mixte (en opposition avec les cas où le demandeur canadien choisi un époux issu de sa communauté d’origine ou de celle de ses parents) sont considérés plus suspicieusement par les autorités. C’est d’ailleurs ce que croit la conseillère en immigration rencontrée. De plus, les cas étudiés peuvent aussi être conçus comme plus vulnérables à l’abus parce que les « parrains » sont des femmes. En effet, lors d’une communication, Laura Odasso (2017) soutenait qu’en France, les couples binationaux dont la femme est française étaient investigués de façon plus intrusive que les couples où l’homme est français. Un double standard s’appliquait de façon évidente à travers le type de questions posées aux partenaires et dans la façon dont ils étaient traités (voir aussi Charsley & Wray, 2015, p. 410). À cet effet, Maskens (2015, p. 44) soutient : « Women still form particular sites for the reproduction of the nation and are thus objects of more state interventions » (voir aussi Stoler, 2002).

Selon Satzewich (2014, p. 11), lequel a observé le processus d’examen des dossiers d’immigration au Canada dans onze bureaux de visas outremer, les agents d’immigration canadiens examinent plus scrupuleusement les dossiers de parrainage d’un conjoint provenant d’un pays moins développé au niveau socioéconomique, d’un pays qui requière un visa pour visiter le Canada et, d’un pays où ils jugent que le niveau de fraude migratoire est élevé. Cela signifie que les relations intimes des couples binationaux étudiés ici sont systématiquement remises en doute et soumises à l’investigation des autorités canadiennes. Les couples sont présumés coupables ou, du moins, ils sont soumis à une « politique du soupçon » (Robledo Salcedo, 2013). Contrairement aux couples mono-nationaux, mixtes ou non qui, tant qu’ils respectent l’âge minimum des partenaires, n’ont ni à dévoiler, ni à expliquer leur union aux autorités, les couples binationaux sont d’emblée sommés de justifier le bien-fondé de leur relation intime s’ils souhaitent former un foyer conjugal au Canada. L’anthropologue suisse Anne Lavanchy (2013, pp. 76-77) caractérise ce processus, discriminatoire, de « violence structurelle »:

« Fondamentalement, la violence structurelle ne différencie pas entre qui peut se marier ou non, mais entre les couples obligés d'extérioriser leurs sentiments intimes en fonction du script normatif de l’amour romantique et les couples privilégiés qui y échappent. Censées rester sans effets sur l'amour véritable, les procédures du soupçon sont généralisées à l'ensemble des couples ‘mixtes’, décalés et donc mystificateurs ».

Au Canada, le processus d’évaluation de l’authenticité de l’intimité des couples binationaux qui font la demande de réunification conjugale est lui-même paradoxal de trois façons. D’une part, les partenaires se voient obligés de sélectionner des preuves qui démontrent le caractère non-intéressé (par l’immigration) de leur union, processus dont l’immigration est, par sa nature, l’objectif premier et le point focal. D’autre part, le « parrainage » ou « sponsorship » du conjoint non-canadien sous-entend que le partenaire canadien tient un rôle autre que celui de partenaire conjugal : il devient le « parrain » ou « sponsor » de son conjoint ; un rôle qui réduit l’espace entre les sentiments et les intérêts en y introduisant la notion de clientélisme. En effet, le « parrainage » engage, par un contrat, le partenaire canadien dans une responsabilité financière de son conjoint parrainé pour une période de trois ans suite à son arrivée au Canada, si l’application est acceptée. Enfin, pour

que leur union soit crédible aux yeux de l’Immigration, les partenaires, qui habitent souvent dans deux pays différents, doivent satisfaire les conditions de conjugalité spécifiques aux couples binationaux. Pour le gouvernement canadien, cela signifie qu’ils doivent être dans « une relation d’interdépendance relativement permanente dans laquelle les conjoints mettent leurs affaires en commun dans la mesure du possible (comme dans un mariage) » (G. d. Canada, 2017c). De plus, si les conjoints ne peuvent pas démontrer, par des documents officiels qu’ils sont mariés depuis au moins deux ans, il doivent joindre toute une série de « preuves » supplémentaires qui témoignent de leur relation intime (ex. factures utilitaires ou bail aux deux noms)101. Puisque dans la majorité des cas, la cohabitation est impraticable et que le mariage constitue une preuve de conjugalité reconnue et privilégiée par l’immigration, le processus de réunification conjugale oblige les partenaires à entrer dans un « mariage-pour- l’Immigration »102, tout en fournissant des preuves du contraire. Ce processus est d’autant plus paradoxal quand il s’agit de femmes qui sponsorisent leur partenaire et que cela remet en cause les normes économiques domestiques traditionnelles103.

Dans le chapitre précédent, il a été question d’explorer l’expérience bureaucratique du processus de réunification conjugale, dans laquelle chaque étape constitue une forme d’intimidation des demandeurs. Dans ce chapitre, il sera toujours question de l’expérience du parrainage du conjoint, mais l’accent sera plutôt mis sur la question de la (non) authenticité présumée de ces couples binationaux, ainsi que sur les stratégies qu’ont développé les femmes parrains pour créer une aura d’authenticité104 à leur couple à travers l’élaboration et la

101 Voir le document officiel d’Immigration Canada intitulé « Document checklist »

(http://www.cic.gc.ca/english/pdf/kits/forms/IMM5533E.pdf) (visité le 10 aout 2017).

102 Pour les femmes de l’étude, le mariage est un évènement aux ramifications émotionnelles et pratiques

complexes qui doit être nuancé. Si, dans la plupart des cas, il a été célébré à un moment précis de leur relation principalement « pour l’Immigration », il reste que souvent, elles désiraient vraiment se marier avec leur partenaire. Or, dans le cadre de la construction du dossier de parrainage pour Immigration Canada, le mariage, comme condition d’éligibilité, représente souvent un paradoxe.

103 Pour une critique du concept d’hypogamie féminine, voir Constable (2003, p. 167) et Breger and Hill (1998, p.

16).

104 Ici, l’aura d’authenticité fait référence à l’analyse que fait Jillian Rickly-Boyd (2012) des écrits de Walter

soumission de preuves matérielles de leur relation intime. Le paradoxe du mariage « pour les papiers » sera tout d’abord exposé. Dans un deuxième temps, ce chapitre examinera le processus d’élaboration du dossier de preuves d’authenticité de la relation conjugale par les femmes parrains, ainsi que les stratégies de contournement des attentes des agents d’immigration en matière de conjugalité. Enfin, nous verrons comment la pression administrative et sociale exercée par l’obligation de justifier l’authenticité de leur relation se répercute sur le vécu de la relation intime elle-même, une fois leur conjoint arrivé au Canada.

6.1. « Mariage non-authentique » : le paradoxe du mariage-pour-

l’Immigration

« La cause de refus universelle est : ‘mariage non-authentique’. Parfois c'est le non respect de sa culture et traditions pour la fête de mariage, ou la différence d'âge ou de religion, mais ils restent très général lors d'un refus et mettent tout ça dans un seul panier: ‘mariage non-authentique'. Aussi le mariage au premier voyage, c'est mal vu = pressé = veut les papiers » (Commentaire de Simone lors d’une discussion sur le forum du groupe de soutien au parrainage).

La question du mariage est centrale chez les femmes interrogées. Pour elles, ce dernier est à la fois une condition préalable à la demande de parrainage et à la possibilité d’établir leur vie de couple au Canada et un évènement émotionnellement et moralement important dans leur vie de couple. De toutes les femmes rencontrées et observées sur les groupes de soutien aux femmes en couple « mixte », une seule hésitait à se marier avec son conjoint guatémaltèque avec qui elle avait été en relation pendant huit ans et avec lequel elle avait deux enfants. Sa préoccupation était en partie d’ordre moral—elle ne croyait pas en l’institution du mariage—et d’ordre conjugal—elle n’était pas certaine de vouloir faire le parrainage et de vivre au Canada avec le père de ses enfants. Pour toutes les autres femmes, mariage, vie conjugale et immigration étaient interreliés. Puisque le mariage était une étape nécessaire à

comme fondamentalement intersubjective, parce qu’elle « links [it] quite dramatically to the experience of the other » (p. 275). Ainsi, dans une perspective constructiviste, l’authenticité (et l’aura entourant l’objet ou l’expérience analysée), est « fluide, négociable et contextuelle », c’est un « meaning-making process » (Bruner, 1994, in Rickly-Boyd 2012, p.272; voir le cadre théorique dans le chapitre 2). C’est de cette façon que la question de l’authenticité des couples binationaux sera appréhendée dans ce chapitre.

leur démarche de réunification conjugale au Canada, pour la plupart des femmes, cet évènement s’est chargé d’une valeur symbolique et émotionnelle importante, bien que le sens qui lui ait été donné et la manière dont il a été célébré varient selon les histoires personnelles. Cependant, dans tous les cas, cette cérémonie et ses préparatifs étaient sous-tendus par les exigences administratives de l’immigration de leur conjoint au Canada. Ainsi, ces mariages étaient « authentiques », dans le sens où la relation intime existait réellement et les femmes désiraient officialiser leur engagement envers leur conjoint, même si l’une des motivations au mariage était l’immigration au Canada du partenaire non-canadien.

6.1.1. L’injonction au mariage

« C'est particulier. Ils ne veulent pas donner de visa de visiteur, donc les gens s’emportent. Moi, souvent, j'ai des gens qui ont déjà été mariés une fois, puis deux fois et ils ne veulent pas vraiment se remarier, mais ils voudraient faire vie commune. Souvent, il y a une question de patrimoine familial aussi. Des gens qui sont d'un certain âge, qui ont des enfants, qui veulent laisser [leurs biens] à leurs enfants. Avec le patrimoine familial, une fois que tu es marié, c'est assez difficile de s'en sortir. J'ai vu des gens d'un certain âge qui venaient me voir et qui disaient : ‘Il n'est pas question que je me marie. Je me suis marié une fois. Elle m'a lavé. Je ne me rembarquerai pas’. Puis là, ils voyagent, ils vont en République Dominicaine puis, tout à coup, ils viennent me voir et ils me disent : ‘Pas le choix, je vais me marier’ » (Consultante en Immigration).

Dans le cadre de son étude sur les couples binationaux en France, l’anthropologue Manuela Robledo Salcedo (2015) invoquait l’« injonction au mariage » qui pèse sur les couples binationaux qui souhaitent poursuivre leur relation intime, mais qui doivent d’abord régulariser le statut de leur partenaire non-européen. Pour y parvenir, ces derniers sont forcés de se marier « pour les papiers ». Pour les femmes canadiennes de l’étude, le mariage est aussi devenu central à leur démarche de réunification conjugale, alors qu’elles n’étaient souvent pas mariées dans leurs relations de couple précédentes et que le mariage ne faisait pas nécessairement partie de leurs valeurs familiales. Les parents de plusieurs de ces femmes n’étaient eux-mêmes pas mariés. Le témoignage d’Ève, une femme qui a rencontré son partenaire en Ouganda alors qu’elle y visitait une amie d’enfance—elle y est finalement restée pour une période d’environ quatre ans non-consécutifs—illustre bien ce paradoxe du mariage- pour-l’Immigration-pour-être-ensemble :

« Il aime l’Ouganda. Il ne m’a jamais dit : ‘On déménage au Canada’. Ce n’était vraiment pas, je pense, dans ses plans. Alors, au mois de février, je lui ai dit : ‘Si l’on veut être ensemble, on devrait juste se marier et tu devrais venir ici, parce que je suis tannée d’aller là-bas’. Mais je ne voulais pas me marier. Je n’ai jamais voulu me marier. Mais là, je me suis dit que si je voulais être avec lui, il fallait qu’on se marie parce qu’on sait que c’est impossible pour lui de venir ici. J’avais déjà essayé de l’inviter [et ça avait été refusé]. »

Comme l’indique le témoignage d’Ève, pour plusieurs femmes, le mariage est apparu comme une concession à faire pour permettre à leur relation intime transnationale de se développer, sans qu’elles n’aient à porter tout le fardeau de la mobilité.

Parfois, le fait de considérer le mariage non pas comme une fin en soi, mais comme une étape dans le cadre du processus d’immigration de leur conjoint, a eu comme effet de banaliser cet évènement-clé de leur parcours de vie. L’exemple de Cynthia, une femme qui avait été en couple pendant deux ans au Ghana avec un homme ghanéen quand elle a décidé de rentrer au Canada pour des raisons professionnelles, illustre bien ce point : « So I said to myself : ‘The wedding is just the paper and if this is what it takes to get a chance to see if we are going to work out in the long term then, this is what I’ll do’ ». Dans cette citation, le mariage est réduit à un simple « bout de papier ». Or, pour Cynthia, un conflit a rapidement émergé entre son mariage, instrumental à la demande de parrainage, et ses valeurs morales. En effet, bien que Cynthia se soit mariée suite à un raisonnement très pragmatique, une fois au Canada avec son mari, elle s’est sentie dépassée par les implications morales et sociales de ce mariage :

« I did not know that I wanted to marry him. I was not a person who needed to get married, wanted to get married, needed the white wedding dress and all that. I didn’t. So the whole idea of marriage really intimidated me [...] So, later, in reflecting on it once we were married, the fact that we were married took on a life of its own. And I fell into that part. Do you know what I mean? It’s hard for me…Once we got married, it’s like, in everyone else’s eyes, we were the married couple who were certain that they wanted to be married and be together forever, no matter what, and that it was a 100% conscious decision to marry. That’s important to me because sometimes, when I’m like ‘How did he get here?’ I have to trace my steps, and that’s how I got here. I was sort of naive in thinking that this was just a way to get the paperwork through and that somehow, I could get out of this easily if I wanted to. »

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