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Introduction Mobilités et connectivités amoureuses

Chapitre 5. L’expérience vécue du processus de parrainage du conjoint : un investissement en temps,

5.1. Des récits de détermination

« C’était mon emploi à plein temps ! En terme de degré de difficulté, je n’ai jamais réussi à faire autant que j’ai fait à ce moment là ! Donner un passeport canadien sur un plateau d’argent, pour moi, c’est quelque chose de gros. En tout cas, pour moi, ça a une grande valeur » (Johanne).

83 L’histoire amoureuse du couple prend alors une forme « propre », documentée et éditée en fonction des

« Les papiers et toutes les démarches pour la citoyenneté et le travail pour mon mari sont probablement ce qui nous fait le plus peur quant à un éventuel retour au Canada. Nous savons que ce n'est pas simple. Plusieurs amis nous ont raconté leurs histoires, et puis ça n'est pas toujours rose! » (Sandra).

Comme l’illustrent ces deux extraits, faire une demande pour qu’une personne non- canadienne puisse être réunie avec son conjoint au Canada est un processus complexe qui dissuade plusieurs couples. En effet, le processus de parrainage d’un conjoint non-canadien est une entreprise qui requière un engagement important de la part du parrain canadien. Premièrement, les parrains doivent débourser environ 1500$CAN par demande, sans compter toutes les autres dépenses afférentes, telles que le coût des documents médicaux et légaux à fournir, et celles liées au maintien de la relation intime à distance : les frais de voyage, de communication, les transferts d’argent et l’envoi de cadeaux.

Deuxièmement, les démarches demandent un investissement substantiel en temps et en énergie. En effet, le traitement du dossier peut prendre jusqu’à douze mois et plus encore si la demande est refusée et que les époux décident de poursuivre les démarches en faisant appel de la décision—un processus qui prend en moyenne un autre douze mois—ou en recommençant dès le début une autre demande de parrainage84. Cette période de temps où le dossier est sous évaluation ne tient pas compte du temps passé par le parrain à monter le dossier : remplir les nombreux formulaires ; obtenir les documents légaux et médicaux; faire l’inventaire et organiser les preuves que l’objectif principal de la relation est bien la formation d’un foyer conjugal et non l’immigration au Canada ; et enfin, faire les suivis auprès des instances gouvernementales et des autres institutions ou particuliers impliqués de près ou de loin dans la demande d’immigration du conjoint.

5.1.1. Les risques

S’engager à parrainer son conjoint n’est pas une entreprise exempte de risques. Depuis quelques années, de plus en plus d’informations circulent sur ce qui a été qualifié de « fraude »

84 Il est possible de faire plusieurs demandes de réunification conjugale pour le même conjoint dans l’instance où

une demande a été refusée, mais le couple doit apporter des preuves supplémentaires confirmant l’« authenticité » de la relation conjugale, un point qui sera examiné dans le prochain chapitre.

dans des cas d’immigration à caractère conjugal. Comme mentionné, le gouvernement canadien a lancé une campagne de sensibilisation très graphique en 2012, dans laquelle trois citoyens canadiens racontaient leur expérience en tant que victimes de la « fraude amoureuse » d’un individu malintentionné85. Selon les interviewés, leur conjoint non-canadien les auraient « utilisés » dans le but unique d’obtenir un visa pour le Canada. Dans leurs récits, ces individus canadiens lésés mettaient l’emphase sur les coûts émotionnels et financiers encourus par leur réunification conjugale ratée.

La médiatisation d’une vision peu nuancée et moralisatrice des couples binationaux, perspective qui comporte souvent une portée sensationnaliste (voir Blondin-Gravel (2014) pour les effets affectifs des « spectacles médiatiques d’immigration »), fait en sorte que les femmes canadiennes interrogées dans cette étude étaient bien conscientes des risques, potentiels ou réels, liés au parrainage de leur conjoint. Katharine Charsley, une anthropologue britannique ayant documenté le phénomène de la migration par le mariage au sein de la communauté pakistanaise en Angleterre, soulignait elle-aussi les risques liés à la formation de tels couples transnationaux et à l’immigration du partenaire pakistanais (Charsley, 2007). Or, ces risques—mariage pour le visa, violence conjugale, divorce, mésentente entre les partenaires—étaient amenuisés par la pratique du mariage entre cousins, dans le cadre de laquelle la famille élargie agissait en tant que modérateur et médiateur en cas d’abus de la part d’un des époux. Dans le cas des couples dont il est question ici, les familles des époux ne se connaissaient pas préalablement à la mise en couple et ne parlaient souvent pas la même langue. Ces conditions font en sorte qu’il est difficile pour les familles de se concerter ou d’intervenir en cas de conflit entre les époux ou agir à titre d’inhibiteurs de la « fraude conjugale ». De plus, parce qu’elles ont fait un choix conjugal non-normatif, ces femmes canadiennes étaient souvent stigmatisées au sein même de leur famille. Plusieurs se sont retrouvées dans une position de vulnérabilité dans les cas où la relation est devenue houleuse ou dans les cas de divorce. Ainsi, plusieurs femmes de l’étude appréhendaient, avant même l’arrivée de leur conjoint, les réactions de leur entourage en cas d’échec de la relation. La peur

85 Tous les partenaires non-canadiens des personnes interviewées étaient originaires d’un pays du Sud. Dans l’un

de devoir faire face à des « nous te l’avions bien dit » condescendants de la part de leurs amis et parents a accentué davantage leur isolement durant et après le processus de parrainage.

Au Canada, le contrat de parrainage qui lie le parrain avec le gouvernement du Canada ajoute un risque supplémentaire pour les parrains. En effet, ces derniers doivent subvenir aux besoins de leur conjoint parrainé pour une période de trois ans suivant son arrivée au Canada. Cela implique que, dans le cas où la relation ne fonctionne pas—si les époux se séparent ou divorcent—le parrain est toujours responsable financièrement de son ex-conjoint. Jessica, qui est tombée amoureuse d’un homme cubain et qui a décidé de le parrainer lors de son quatrième court voyage à Cuba, dans le but de laisser une chance à la relation de se développer « normalement », a bien réfléchi aux risques que comportait un tel engagement :

« J : Je me rappelle avoir eu cette discussion-là avec mon père et ma mère, parce que ma mère avait appelé mon père en panique. Je leur avais dit : ‘Écoutez, je pense que je suis une fille assez intelligente. Je suis consciente des risques. J'ai évalué les risques et j'ai aussi fait un questionnement assez sérieux par rapport à ma capacité d'amener quelqu'un ici, puis de l'accompagner là-dedans’.

K : Financièrement ?

J : Financièrement oui, mais surtout émotionnellement, de donner le support. Je savais que ça allait être difficile. Puis aussi, sur sa capacité à lui…Même si j'étais en amour, je n'aurais pas parrainé quelqu'un que je ne sentais pas prêt à immigrer. Financièrement, c'est très difficile, mais j'étais pas mal certaine, à ce moment-là, que si ça ne marchait pas entre nous deux, c'est parce qu'on n’était pas compatibles. J'étais pas mal confiante que, malgré le fait qu'il voulait partir de Cuba, il y avait des sentiments. Il était honnête dans la démarche. »

Dans cet extrait, les risques financiers et émotionnels liés au parrainage d’un conjoint sont exposés clairement et font l’objet d’une réflexion soutenue et discutée avec la famille. Un autre risque qu’a soulevé Jessica est la possibilité que la relation ne fonctionne pas une fois son conjoint non-canadien arrivé au Canada. Enfin, dans l’extrait, elle a souligné le risque de « fraude amoureuse », tout en en rejetant la possibilité dans le cas de son couple. En effet, tout au long du processus de parrainage et même après l’arrivée de leur conjoint, une majorité de femmes a questionné la sincérité des sentiments de leur conjoint non-canadien. Ce risque semble être le plus important aux yeux des femmes. Par exemple, l’administratrice du groupe de soutien qui, depuis huit ans, a suivi les histoires de centaines de femmes parrains, a été témoin de quelques cas où des femmes ont annulé leur parrainage à la toute dernière minute,

alors que leur conjoint allait recevoir son visa, parce qu’elles avaient trop de doutes sur ses intentions.

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