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Virochan : engagé, mais préoccupé par les risques

2 Les aspirations des jeunes performeurs

2.2 La performance en priorité

2.2.5 Virochan : engagé, mais préoccupé par les risques

Virochan est un jeune homme de 26 ans, de caste Vannan, qui, tout comme Abhimanyu, a comme objectif de devenir un performeur à temps plein de bonne réputation. Par contre, Virochan n’a pas eu la même progression qu’Abhimanyu, et à 26 ans il n’a pas autant d’occasions de performer par année, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il participe sur une base régulière à des ateliers de formation, en compagnie de quelques autres jeunes, pour continuer d’apprendre et de s’améliorer sous la supervision de performeurs expérimentés. Il performe Muthappan, comme c’est souvent le cas pour les jeunes Vannans, et certains autres Teyyams importants, mais souvent il agit plutôt comme assistant, ou alors il performe des vellattam. Comme pour plusieurs jeunes de son âge, la priorité a été donnée à l’apprentissage scolaire, et c’est-ce qui explique qu’il n’est pas encore arrivé à maturité comme performeur malgré ses 26 ans. Lorsque je l’ai rencontré, il avait un autre travail en complément, mais il a indiqué qu’il allait bientôt devoir le quitter au moment de la reprise de la saison du Teyyam, et c’est pourquoi il envisageait l’année prochaine de commencer comme chauffeur de rickshaw pendant la saison morte.

Contrairement à Abhimanyu, Virochan a une certaine inquiétude par rapport à l’argent, à la sécurité d’emploi, et au fait que des performeurs dans la quarantaine doivent quitter la profession, à cause des problèmes de santé causés par la pratique du Teyyam. Pour lui, ce sont en bonne partie ces risques et ces incertitudes qui expliquent que plusieurs jeunes ne sont pas intéressés par la profession, ou alors que leurs parents ne les dirigent pas dans cette direction, ce qui pourra compromettre leurs chances de performer plus tard, car l’apprentissage est un long processus qui doit commencer tôt. La précarité financière de Virochan est visiblement une conséquence de son nombre peu élevé de performances, attribuable au fait qu’il ne se soit pas encore établi comme un performeur expérimenté. Il semble que plusieurs jeunes soient dans la même position que Virochan, ce qui implique que leurs revenus sont pour l’instant beaucoup moins élevés que les salaires de performeurs plus âgés et plus expérimentés que nous avons présentés. Virochan raconte que certains temples sont

beaucoup moins riches, et que là-bas la rémunération est beaucoup moins élevée, mais il accepte toujours d’y aller si on le lui demande, car il considère cela comme un sacrifice de sa part pour les gens de sa communauté. Ici, Virochan reprend un discours axé sur le sacrifice de soi que nous avons beaucoup entendu chez les plus vieux, mais beaucoup plus rarement chez les plus jeunes. Virochan ajoute qu’aujourd’hui les jeunes femmes sont éduquées et désirent un mari qui a de bons revenus, et que cela l’inquiète, compte tenu de sa propre situation. D’ailleurs cela fait écho à ce que disaient Osella et Osella (2000a, 2000b, 2006) au sujet de cette valorisation chez les hommes au Kerala du fait d’avoir de l’argent, de pouvoir le dépenser, et de remplir le rôle de l’homme pourvoyeur, soutien de famille. Malgré tout, Virochan ajoute que si beaucoup de jeunes ne sont pas intéressés par la performance, plusieurs familles de performeurs envoient tout de même un membre vers la profession assurant ainsi que la tradition puisse se poursuivre. Il mentionne que dans sa famille il y a un jeune de 14 ans qui a déjà commencé à confectionner des costumes avec des feuilles de coco et à imiter les pas; selon Virochan, il deviendra un sûrement un performeur plus tard, quand il aura terminé ses études. Virochan résume bien les arguments qu’il y aurait à ne pas s’engager dans cette voie, mais en dépit de cela, et en dépit du fait que sa situation soit moins confortable que celle d’Abhimanyu, il persévère et tente d’améliorer sa situation, notamment en participant aux activités d’un atelier de formation pour continuer d’apprendre. Il envisage aussi de faire prochainement l’acquisition d’un rickshaw pour s’assurer des revenus suffisants en basse saison.

La situation de Virochan semble être assez représentative de celles d’un bon nombre de jeunes qui ont décidé de donner la priorité à la performance, mais dont la progression a été ralentie, comme c’est le cas bien souvent de nos jours, par tout le temps qu’ils ont dû investir dans leurs études. À 26 ans, Virochan est loin d’avoir une situation stable et cela l’inquiète, car la réussite financière est de plus en plus valorisée, et que cela ferait partie selon lui des critères des jeunes femmes. Par contre, il est important de souligner que malgré ce constat d’une situation qui n’est pas facile, Virochan n’a exprimé aucun défaitisme et il continue de persévérer pour devenir un

jour un performeur accompli et reconnu, en mesure de bien gagner sa vie avec ce métier. La situation de Virochan contraste avec celle d’Abhimanyu, qui déjà a réussi à établir une bonne réputation auprès des dévots, ce qui semble être une des clés du succès. On peut concevoir que la situation de plusieurs jeunes performeurs visant la performance à temps plein en haute saison doit se situer quelque part entre celle d’Abhimanyu et de Virochan, entre réussite précoce et progression plus difficile, mais où il est question d’inquiétudes, de persévérance et de quête d’accomplissement.

Nous pourrions conclure cette section en disant que les jeunes qui décident de devenir performeur le font probablement en toute connaissance de cause, et que les situations que nous avons décrites concernant des performeurs plus âgés sont connues d’eux. Ils ont donc devant eux des modèles de succès et des exemples de situations plus difficiles, ils savent ce qui les attend, mais ils ont tout de même choisi cette voie malgré les risques associés. Il semble qu’il y ait chez eux une forme de vocation ou de désir de s’inscrire dans une tradition qu’ils admirent, qui fait qu’en dépit de tout ils se sont donnés comme projet de vie de devenir des performeurs accomplis. Et cela nous permet de noter au passage que dans les cas que nous étudions, les aspirations de ces jeunes hommes ne peuvent être traduites uniquement en termes de désir de mobilité sociale. Ce à quoi ces jeunes hommes aspirent, c’est aussi et surtout la réalisation d’un projet de vie qu’ils ont élaboré en fonction de ce qu’ils veulent devenir et accomplir.