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La réalité du rituel et de la société

1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la transmission

1.6 La réalité du rituel et de la société

Pour soutenir notre argumentation basée sur les données empiriques que nous avons amassées, nous avons fait référence à des conceptions théoriques mises de l’avant par de précédents chercheurs. Nous présenterons ces théories et nous expliquerons comment elles nous ont permis d’emprunter des avenues de recherche pertinentes pour soutenir l’analyse que nous avons développée tout au long de ce travail. Nous commencerons par présenter l’approche novatrice adoptée par Dinesan Vadakkiniyil (2009) pour l’étude du Teyyam.

Dans sa thèse, Vadakkiniyil (2009) s’est questionné au sujet du maintien, dans le Teyyam, des distinctions de castes et des rapports hiérarchiques qui sont inscrits dans le rituel et qui reflètent l’ordre des castes. Bien sûr, le Teyyam met encore en scène une inversion rituelle, et les mythes de plusieurs dieux font la dénonciation de l’inégalité du système des castes, un message qui pourra certainement trouver un écho aujourd’hui, car malgré la réduction des inégalités il reste encore de la discrimination entre les castes. Malgré tout, selon lui, cela ne pouvait expliquer complètement la continuité et l’acceptation encore aujourd’hui de ces divisions de castes dans le rituel. Surtout dans le contexte hautement politisé du Malabar et du Kerala et des luttes sociales qu’on y a menées pour l’avènement d’une société plus égalitaire.

Vadakkiniyil a étudié la tenue d’un perumkaliyattam, un festival de Teyyam qui s’est étalé sur quatre jours, et qui n’avait pas été tenu depuis une douzaine d’années. Son approche, basée sur l’étude des détails du rituel, lui a permis d’analyser la dynamique interne des rituels faisant partie du festival. Dans une telle approche, le rituel ne sera

pas considéré comme une représentation de la société, ou son miroir, selon la théorie de Durkheim, ni comme un mécanisme de régulation sociale. On considérera plutôt qu’un rituel a sa propre dynamique, ce qui n’empêchera pas le fait qu’il pourra influencer la façon dont ceux qui y assistent agiront dans la société.

Plusieurs chercheurs lors de précédentes études ont proposé des théories pour expliquer l’inversion rituelle dans le Teyyam et les représentations du système des castes. Vadakkiniyil salue leur contribution, mais expose les limites de leurs approches pour rendre compte de la persistance dans le rituel d’éléments datant de l’époque médiévale et reflétant la situation des castes à cette époque. Vadakkiniyil réfère toutefois à Turner (1969) pour préciser sa position théorique. Ce qu’il retient, ce n’est pas son utilisation des concepts bien connus de liminalité et de communitas qui sont pris en compte pour expliquer un processus rituel visant à rééquilibrer des tensions de la société. Ce que retiendra Vadakkiniyil, c’est plutôt le principe selon lequel au cours d’un rituel une transformation s’opère au niveau des relations entre les individus, dans la réalité du rituel; et c’est ce type de processus dynamique qu’il tente d’identifier pour le Teyyam, mais sans y chercher un mécanisme de régulation sociale.

Vadakkiniyil s’est aussi appuyé sur l’approche d’Handelman (2005a, 2005b) qui a insisté sur l’importance de considérer un rituel pour ce qu’il est en lui-même « in its own right » (Handelman and Lindquist 2005), en analysant les détails du rituel, pour en comprendre ses dynamiques propres. Cette approche a été complétée par Vadakkiniyil avec celle de Kapferer (2006) selon qui le rituel génère sa propre « virtualité », un concept qu’il emprunte à Deleuze. Kapferer a fait ainsi valoir que le rituel met en scène sa propre réalité, avec ses règles et sa logique, à laquelle les participants adhèrent.

C’est en référant à ces conceptions théoriques que Vadakkiniyil a pu concevoir que les gens qui assistent aux rituels du Teyyam comprennent la réalité interne du rituel, sa logique propre, et acceptent d’y jouer un rôle, tout en faisant la distinction entre la

réalité du rituel et celle de la société. Selon lui, ils comprennent que les distinctions de castes qui sont mises en évidence dans le rituel appartiennent à la réalité du rituel, et que d’en respecter les règles n’implique pas leur acceptation dans la société. Le Kerala est le lieu, encore aujourd’hui, de débats et de luttes sociales pour éliminer le plus possible les inégalités, et c’est dans cette arène que les gens combattent le système des castes. Le rituel du Teyyam, pour eux répond à autre chose, il permet une forme d’identification, de conscientisation, qui pourra générer par la suite des actions dans la société, y compris des actions politiques. Et c’est ce qui explique que l’on ne sente pas le besoin d’adapter le rituel en fonction des changements sociaux survenus dans la société.

Dans son analyse d’un perumkaliyattam, avec une attention particulière aux détails du rituel, Vadakkiniyil fait voir, à travers ses descriptions, comment tous les espaces physiques délimités par le rituel sont hiérarchisés, et que les dieux – qui sont associés à des castes – évoluent dans les espaces qui leur sont attitrés, tout comme les gens de l’assistance, qui sont regroupés par castes et respectent certaines distances. Cette organisation et cette occupation de l’espace, de façon hiérarchisée, en fonction des divisions de castes sont toujours mises en scène dans le rituel, bien qu’elles ne soient plus en vigueur de façon aussi systématique dans la société.

Tout au long des quatre jours qu’a duré le perumkaliyattam étudié, les différents dieux présents, selon leur caste associée et leur position dans l’espace, ont incarné, selon Vadakkiniyil, les forces sociales en opposition qui risquent de perturber la société. Le moment de la culmination du rituel sera marqué par l’arrivée en scène de la déesse Muchilot Bhagavathi, à laquelle est dédié le sanctuaire, et Vadakkiniyil décrira les étapes de son arrivée, jusqu’à son apothéose. Selon lui, la déesse engendre une potentialité régénératrice, car, dans la réalité du rituel, par son entrée en scène, elle stabilise de façon symbolique les forces qui menacent la société et elle crée un équilibre des forces en présence. Il faut spécifier que le mythe de Muchilot Bhagavati raconte l’histoire d’une jeune femme brahmane très instruite, qui s’attirera la jalousie des hommes savants de sa caste. Ils mettront en doute sa chasteté, à la suite à quoi la

jeune femme se suicidera. Le mythe au dénouement tragique évoque des discordes et des affrontements au sujet de ce qui est attendu du rôle d’une personne dans la société. Selon, Vadakkiniyil, la force régénératrice de la déesse incarnée permettrait dans la réalité du rituel d’apaiser les forces conflictuelles qui menacent la société.

Pour Vadakkiniyil, le rituel de Muchilot Bhagavati permet une conscientisation des gens de l’assistance par rapport aux thèmes abordés, ce qui pourra influencer par la suite leurs actions dans la société. De plus, le rituel en soi, avec ce qu’il implique, ce qu’il génère, les enjeux qu’il met en scène, peut donc rassembler des participants autour d’un lien identitaire très fort. Les potentialités déclenchées par le rituel dépassent la simple représentation de l’ordre de castes et son renversement rituel. Par exemple, Vadakkiniyil rapporte que le lien identitaire des dévots envers le culte peut même s’articuler, par exemple, autour du fait de fréquenter le même sanctuaire que leurs ancêtres, au-delà de leur appartenance de caste. Nous pourrions ajouter que nous avons discuté avec un jeune homme qui nous a parlé du mythe de Muchilot Bhagavati, et que pour lui il s’agissait d’une illustration de l’imposition de valeurs patriarcales dans la société, ce qu’il dénonçait ardemment. Sa relation avec le rituel et le culte du Teyyam, auquel il s’identifiait, l’amenait à réfléchir sur les enjeux présents dans les mythes et à poser un regard différent sur les valeurs qui sont débattues dans sa société. Une telle approche permet de concevoir que le rituel, aujourd’hui, n’est pas une représentation de la société, ou un mécanisme de régulation sociale – bien qu’il ait pu l’être par le passé –, il a une dynamique propre qui génère de l’action sociale aujourd’hui, à notre époque.

Pour la suite de notre réflexion, nous essaierons de comprendre quels pourraient être les impacts sur la relation que les dévots entretiennent avec le culte si on apportait certains changements au rituel. Nous ferons valoir que si Vadakkinyil avait donné une explication pour expliquer le maintien du Teyyam dans une forme que l’on essaie de préserver, avec le maintien de ses caractéristiques médiévales, d’autres facteurs très importants doivent aussi être mentionnés : soit la croyance en l’efficacité du

rituel pour résoudre les problèmes des dévots, et le fait que cette croyance repose un respect et une préservation des caractéristiques traditionnelles du rituel.

Nous avons déjà mentionné qu’il y avait un débat sur la compétence des jeunes performeurs, et que des performeurs plus âgés dénonçaient l’approche de certains jeunes qui ne remplissaient pas, selon eux, leur rôle avec assez de sérieux et tenaient la croyance des dévots pour acquise, laissant entendre que le lien de confiance avec les dévots pouvait être compromis. Nous allons maintenant regarder de plus près certaines dimensions associées à ce débat pour en comprendre toutes les implications.