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1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la transmission

1.9 Méthodologie

Dans le cadre de cette recherche, nous avons effectué une enquête de terrain d’une durée de trois mois et demi, du 15 mai au 30 août 2013, dans la région du Malabar, au nord du Kerala, et plus précisément dans les districts de Kannur et de Kasaragod, les plus au nord, où la pratique du Teyyam est la plus importante. Nous avons assisté à 15 rituels à l’occasion desquels nous avons fait de l’observation participante, et où nous avons eu l’occasion de nous entretenir de façon informelle avec des dévots présents sur les lieux. Nous avons également réalisé 29 entrevues semi-dirigées, dont 25 avec des performeurs du Teyyam, en majorité de castes Vannan et Malayan. Certaines entrevues ont été faites en anglais tandis que d’autres ont eu lieu en malayalam et ont demandé la participation d’interprètes. Une bonne partie de notre terrain s’est déroulé pendant la basse saison du Teyyam, ce qui nous a permis de profiter d’une plus grande disponibilité des performeurs pour la participation aux entrevues.

Dès le début de notre terrain, nous avons eu l’occasion d’assister à un « événement d’enseignement », qui réunissait plus de 40 performeurs de caste Vannan, Malayan et Velan, de toutes générations, et provenant de diverses régions, au cours duquel les plus jeunes eurent l’occasion d’apprendre à dessiner les maquillages très complexes de certaines divinités sous la supervision de performeurs plus expérimentés9. Autrefois, les jeunes performeurs apprenaient au contact des membres de leurs familles, mais aujourd’hui on organise à l’occasion des séries d’ateliers (workshops) auxquels participent de jeunes performeurs. L’événement d’enseignement auquel nous avons assisté s’inscrivait dans cette tendance, mais il rassemblait un plus grand nombre de performeurs que lors d’ateliers réguliers; ce fut aussi l’occasion d’une remise de prix à des performeurs plus âgés pour souligner leur contribution à la tradition du Teyyam.

Cet événement nous a permis de constater, dès le départ, que les enjeux de la transmission pouvaient traverser les divisions des castes et des territoires, et que nous n’avions pas à nous restreindre aux membres d’une seule caste, ou d’une seule région. Les performeurs de chaque caste sont spécialistes de la performance des rituels des dieux qui leurs sont associés, autrement dit l’enseignement et la transmission devraient se faire en principe à l’intérieur des membres d’une même caste, pourtant cet événement rassemblait des performeurs de castes différentes. Il nous est alors apparu que les enjeux de la transmission devaient être en bonne partie les mêmes pour tous, si bien que tout au long de notre terrain nous ne nous sommes pas restreints aux performeurs d’une seule caste, nous avons plutôt essayé de saisir les occasions quand elles se présentaient de faire des entrevues avec des performeurs de toutes générations. C’est de fil en aiguille que nous en sommes venus à nous concentrer un peu plus spécifiquement sur les performeurs de castes Vannan et Malayan, qui sont aussi les groupes les plus nombreux et les plus répandus en ce qui a trait à la pratique du Teyyam. Parmi les entrevues effectuées, cinq ont été faites avec des performeurs ayant participé à cet événement d’enseignement auquel nous

9 Nous aimerions remercier le chercheur Dinesan Vadakkiniyil pour nous avoir introduits à cet

avons assisté dès le départ. Nous avons aussi conduit des entrevues avec deux officiants, un velichappad et un musicien, ainsi qu’avec deux membres de comité de temple, en plus d’avoir participé à de multiples discussions informelles avec un bon nombre de dévots.

Les performeurs sont habituellement organisés en troupes de mêmes castes, et sont assignés à des territoires. Nous ne nous sommes pas donné de restriction à ce niveau non plus, et les performeurs interrogés proviennent de différents territoires des districts de Kannur et Kasaragod, principalement dans les régions environnantes de trois villes importantes de la région du Malabar : Kannur, Payyanur et Nileshwar, que nous avons indiqué sur la carte du Kerala située en annexe 2.

Au cours de notre terrain, nous avons eu l’occasion d’observer 15 Teyyams dont quelques-uns mettaient en scène les rituels de plusieurs dieux. Pour bien nous situer, il faut tenir compte du fait que dans la région du Malabar, comme ailleurs au Kerala, il y a différents types de temples. Tout d’abord, il y a les temples dédiés aux divinités classiques de l’hindouisme, qui sont habituellement de structure plus imposante, et où officient des prêtres Brahmanes. En général, si des Teyyams sont présentés à ce type de temple, ils auront lieu à l’extérieur des murs, à proximité. Il faut cependant citer l’exception du temple Parassinikadavu, fait d’une structure imposante, et qui est entièrement dédiée au dieu Muthappan. Ensuite il y a les sanctuaires qui sont plus spécifiquement dédiés à la pratique du Teyyam. Ils sont aussi nommés kavu, qui signifie « bosquet », car autrefois plusieurs de ces sanctuaires étaient en fait des bosquets sacrés près desquels on présentait les rituels. Aujourd’hui, il s’agit généralement d’un espace délimité sur lequel on retrouve de petits temples ayant la forme de maisonnettes à l’intérieur desquelles se trouvent les idoles des dieux du Teyyam auxquels ils sont consacrés. Certains sanctuaires sont encore situés près d’anciennes demeures traditionnelles Nayar, appelées taravads, terme qui désigne aussi l’organisation familiale des Nayars. Aujourd’hui, on peut aussi organiser des Teyyams dans les cours de demeures privées, à l’occasion de mariage, de

l’inauguration d’une nouvelle maison, ou pour remercier un dieu d’une prière exaucée.

Les 15 Teyyams auxquels nous avons assisté ont pris place dans un bon nombre de ces contextes : temples (5), sanctuaires (4), sanctuaire associé à un taravad (1), cours de maisons privées (5), pour en célébrer l’inauguration, ou pour remercier un dieu d’une faveur rendue. Nous tenons à préciser que pour alléger le texte, dans certains cas, nous utiliserons le terme « temple » de façon générique, comme le faisaient d’ailleurs les répondants eux-mêmes pour désigner à la fois les temples et les sanctuaires; en ce sens, l’expression « comité de temple » (temple committee) pourra désigner à la fois les comités chargés de l’organisation des activités rituelles dans les temples ou dans les sanctuaires.

Nous avons réalisé 29 entrevues, dont 25 avec des performeurs de toutes les générations. À ce sujet, pour mieux nous situer par rapport aux enjeux de la transmission, nous avons procédé à un classement de nos entrevues en trois groupes reflétant des différences d’âges et de situations maritales. Nous avons établi ces distinctions avant tout parce qu’elles étaient pertinentes pour notre analyse. Par exemple, les jeunes hommes mariés de 27 à 30 ans avaient des responsabilités familiales que n’avaient pas les plus jeunes, sans nécessairement avoir la stabilité professionnelle des plus âgés. Nous avons également utilisé des pseudonymes pour référer aux participants de la recherche afin d’assurer la confidentialité des propos recueillis lors des entrevues10. Le tableau ci-dessous offre un aperçu de la distribution

des participants aux entrevues.

10 Nous avons obtenu un certificat d’éthique de l’Université de Montréal pour la conduite de cette

Tableau 1. Distribution des participants aux entrevues

21 performeurs Vannans et Malayans

Catégorie

d’âge Rôle Nbre Caste

Jeunes hommes non-mariés (21 à 28 ans) performeurs 6 3x Vannan 3x Malayan Jeunes hommes mariés (27 à 30 ans) performeurs 2 1x Vannan 1x Malayan Adultes

(35 ans et plus) performeurs 13 6x 7x Malayan Vannan

4 performeurs adultes (castes diverses)

Catégorie

d’âge Rôle Nbre Caste

Adultes (35 ans et plus) performeurs 4 1x Velan 1x Pulaya 1x Mavila 1x Kopalan

2 officiants du Teyyam

Catégorie

d’âge Rôle Nbre Caste

Adultes (35 ans et plus) Musicien 1 Malayan Adultes (35 ans et plus) Velichappad (oracle, prêtre) 1 Vannan

2 membres de comité de temples (sanctuaires)

Catégorie

d’âge Rôle Nbre Caste

Adultes (35 ans et plus) Membre de comité de temple (sanctuaire) 1 Nayar Adultes (35 ans et plus) Membre de comité de temple (sanctuaire) ; membre de la famille propriétaire 1 Nayar

Comme nous l’avait fait entrevoir l’événement d’enseignement auquel nous avons pu assister, et comme nous avons été en mesure de l’observer tout au long de notre

recherche, les distinctions de caste, ou de région n’ont pas donné lieu à des différences notables. Les points en commun ou les divergences observées dans les témoignages émergeaient plutôt d’autres facteurs, comme des réalités spécifiques relatives aux territoires auxquels sont attachés les performeurs, et des relations de pouvoir qu’on y retrouve, soit au sein des troupes de performeurs ou dans les rapports de négociation avec les patrons. Les différences pouvaient aussi s’observer en termes générationnels, ou au niveau des aspirations ou des stratégies adoptées pour réaliser un projet de vie. De plus, certaines données comme l’augmentation de la rémunération ont été soulignées par la grande majorité des entrevues, peu importe, la caste, la génération ou la région de provenance des performeurs interrogés.