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3 L’espace de négociation dans les coulisses du Teyyam

3.4 Aujourd’hui dans les coulisses du Teyyam

3.4.1 Bijal Peruvannan

Dans un premier temps, nous regarderons le cas de Bijal Peruvannan. L’entrevue que nous avons faite avec lui nous a permis de bien relever les responsabilités d’une personne en autorité dans un groupe de performeurs, sur un territoire déterminé. Nous verrons le rôle qu’il doit jouer auprès des jeunes et la marge de manœuvre qu’il aura pour négocier en leur faveur lors des négociations avec les comités de temples. Selon lui, arriver à se faire reconnaître une bonne réputation auprès de ces comités constitue un des défis les plus importants pour les jeunes performeurs. Par la suite, nous comparerons sa situation avec celle de Radheshyam, de caste Malayan, qui occupe un rôle similaire sur son territoire, mais dont la situation offre des différences importantes.

Bijal Peruvannan est un performeur de très grande réputation, il est aussi janmari, un titre qu’il a hérité de son père, ce qui avait fait tout un tollé à l’époque, car le titre aurait dû normalement être transmis à un neveu de son père. Comme nous l’avions vu précédemment dans un événement rapporté par Vicina (2011), le principe de matrilinéarité a été contesté dans les milieux du Teyyam. Cette fois, il s’agissait d’un père voulant transmettre ses droits et son titre de janmari à son fils, ce qu’il réussit à faire malgré l’opposition qu’il reçut.

De plus, chose assez inhabituelle à l’époque, le père de Bijal était instituteur, et complétait avec la performance de Muthappan. Bijal, lui, a plutôt décidé de devenir performeur à temps plein. Il effectue un grand nombre de Teyyams par année et grâce à Muthappan il performe aussi pendant la basse saison. Bijal affirme qu’autrefois, le fait d’être performeur n’était pas bien considéré, alors qu’aujourd’hui il s’agit d’une position conférant un très bon statut, d’autant plus que selon lui les revenus sont

désormais très bons. Toutefois, comme nous le verrons, Bijal doit s’acquitter d’un grand nombre de performances pour obtenir ces revenus qu’il juge satisfaisants.

3.4.1.1 Janmari et performeur de grande réputation

La situation de Bijal est particulière et diffère de celle d’autres performeurs à qui nous avons parlé. Habituellement, sur un territoire donné, qui pourrait englober généralement quelques villages, les occasions de performer seront réparties entre plusieurs performeurs. Par exemple, il pourrait y avoir six ou sept performeurs importants qui se partageraient la majorité des occasions. Mais dans le cas de Bijal, étant donné la grandeur du territoire et les occasions disponibles, et compte tenu de son excellente réputation, les comités de temples, selon ce qu’il nous a confié, exigent que ce soit lui qui soit le performeur principal dans la quasi-totalité des rituels. En haute saison, il enchaîne donc les performances à un rythme effréné, ce qui ne lui laisse parfois que très peu d’heures de sommeil par jour. En basse saison, même si le rythme n’est pas le même, il peut toutefois continuer de performer grâce à Muthappan.

Dans la troupe de Bijal, il y a sept performeurs principaux, incluant lui-même. Habituellement, comme c’est lui qui incarnera la divinité, les autres agiront à titre d’assistants ou de musiciens. En tant que janmari, c’est lui qui décide du rôle que jouera chacun des autres membres de la troupe, qui sont pour la plupart des cousins ou des proches parents. Parfois il arrive qu’un membre de la troupe puisse lui faire une requête au sujet d’un rôle qu’il souhaiterait tenir dans un rituel, mais c’est Bijal qui a le dernier mot; d’ailleurs, il veille à ce que les membres du groupe soient spécialisés dans certains rôles et qu’ils excellent dans ce qu’ils font. Advenant le cas où il y aurait deux Teyyams à faire en même temps, alors on divisera le groupe en deux et l’on complétera avec d’autres officiants appartenant au territoire, mais qui sont plus rarement sollicités. Dans le cas où il y aurait plus d’un Teyyam de Muthappan à faire lors d’une même journée, Bijal se limitera à une seule performance, ce qui permettra à d’autres membres de la troupe d’obtenir quelques occasions d’incarner la divinité. Tous les officiants et les performeurs ont reçu des

droits familiaux pour performer, ou participer à des performances sur ce territoire, et ils doivent s’en prévaloir s’ils veulent les conserver, car s’ils ne le faisaient pas, d’autres pourraient les obtenir à leur place.

Bijal se trouve donc en position de force, non seulement il est le janmari et il a autorité sur l’attribution des rôles sur son territoire, mais en plus, grâce à la réputation qu’il a d’être un excellent performeur, les comités exigent que ce soit lui qui performe dans la grande majorité des cas, ce qu’il est en mesure d’accomplir compte tenu du nombre d’occasions sur son territoire. Bijal, grâce à son titre de janmari, et sans doute à sa grande réputation et ses qualités impressionnantes de performeur obtient donc un quasi-monopole sur son territoire, restreignant les chances de tout autre performeur de tenir le rôle de la divinité dans un nombre important de performances. Concernant les négociations avec les comités de temple, Bijal raconte que, sur son territoire, les choses sont claires et se passent bien, il semble qu’il soit d’accord avec les demandes des comités.

3.4.1.2 La formation des jeunes performeurs

Bijal est très impliqué dans la formation des jeunes sur son territoire, d’ailleurs, comme il nous l’a expliqué, il s’agit d’un devoir pour un performeur Vannan ayant reçu le titre honorifique de peruvannan que de former la relève. Il ajoute que si un jeune Vannan le sollicite, il ne peut refuser de l’aider dans son apprentissage. Pendant la basse saison, une fois par semaine, des jeunes participent à des ateliers de maquillage qu’il supervise avec d’autres membres de la troupe; parfois, il y a même des jeunes qui proviennent d’autres territoires que le sien qui se joignent au groupe. Pendant la haute saison, les jeunes viennent assister à ses performances afin d’apprendre en le regardant, on dit d’ailleurs que l’observation des aînés est un des modes privilégiés pour l’apprentissage du Teyyam. Bijal raconte qu’en haute saison il y a jusqu’à 25 jeunes qui suivent ses activités régulièrement, certains presque tous les soirs, d’autres à intervalles plus espacés.

Alors que plusieurs performeurs chevronnés avec lesquels nous nous sommes entretenus étaient plutôt critiques envers les jeunes de la nouvelle génération, comme nous le verrons dans une prochaine partie, Bijal, au contraire, les trouve motivés à apprendre et plutôt dédiés. Selon lui, le fait qu’ils aillent à l’école ne les empêche pas d’avoir du temps pour apprendre, puisque beaucoup de Teyyams ont lieu en soirée. Cependant, comme nous l’avons vu, s’ils veulent bien réussir au niveau académique, il faut considérer qu’il leur restera tout de même moins de temps à consacrer à l’apprentissage du Teyyam.

La situation de Bijal est assez particulière, car d’un côté il participe à la formation des jeunes performeurs, et d’un autre côté il a très peu à leur offrir en termes d’occasions de performer. Il est vrai que plusieurs jeunes qui suivent ses performances appartiennent à d’autres territoires, mais, pour les autres qui appartiennent au même territoire que lui, les occasions de performer et de progresser se font assez rares. En fait, ces jeunes pourront, à l’occasion, participer à tire d’officiant, ou performer un vellatam, mais les chances de progresser sont plutôt réduites, d’autant plus que Bijal entraîne aussi son propre fils à qui il voudrait éventuellement céder ses droits. Parfois Bijal pourra recommander certains de ces jeunes pour des Teyyams ayant lieu sur d’autres territoires, où le nombre de performeurs est insuffisant, mais, dans ces cas, il peut arriver que ces jeunes puissent être jugés sévèrement par les comités de temples. Pour Bijal, répondre aux attentes des comités représente un des plus grands défis auquel les jeunes sont confrontés, comme il l’explique dans cet extrait :

« They face challenges when they have to perform in some unknown area. If they perform, the people are expecting from them… they are expecting good performance. But if they are not reaching the same quality that is expected… So maybe they will… like you know… talk to them: “This is not what we are expecting, this performance was not good. What was your deed?” Something like this… that is the challenge. It’s the challenge. So, from my home, I call them: “I was expecting a good performance”. But the people who were not satisfied… maybe they didn’t like the performance, maybe they have seen other performances before that they judge better… This is a challenge for them. And sometimes, if they can’t do the steps

according to the drums… and it’s not fitting… And about signing the thottam, if some people could not understand the meaning, this is also a challenge […] So the new performers, I have to direct them: “you have to do this”, and I have to do the supervision for the temple, because… if they get angry… this is part of my responsibility. »

On peut voir dans cet extrait que pour des jeunes qui commencent la pression peut être grande de faire bonne impression auprès des comités, et c’est pourquoi Bijal essaie de bien les former avant de leur donner des occasions de performer qui risquent le plus souvent d’avoir lieu sur un autre territoire. C’est une responsabilité importante aussi pour lui, car, en tant que janmari, il doit proposer des performeurs qualifiés qui seront appréciés; d’un autre côté, il n’a pas beaucoup de marge de manœuvre pour former ces jeunes, car les occasions sur son territoire sont limitées. Il peut bien sûr proposer certains d’entre eux à l’occasion, mais si ça ne fait pas l’affaire, il devra apporter des modifications. Bijal est un performeur qui a une excellente réputation, et c’est pourquoi on insiste pour avoir ses services, s’il proposait un autre performeur, il lui serait nécessairement comparé, et l’on pourrait plus facilement juger que le remplaçant n’est pas à la hauteur. On peut donc bien voir dans cet extrait que les attentes peuvent être élevées envers un jeune performeur, et que de répondre à ces attentes peut constituer un défi important, voire capital s’il veut devenir plus tard un performeur respecté et accompli.

3.4.1.3 Pouvoir de négociation, réputation et transmission

Le pouvoir de négociation de Bijal avec les comités de temples est difficile à évaluer. Il semble être établi qu’il performera la grande majorité des Teyyams, et cela semble convenir à Bijal qui est prêt à relever ce défi de performer jusqu’à 250 performances par année et d’être à la hauteur de sa réputation. Dans le cas de Bijal, il n’est pas tant question d’un rapport de forces avec les comités, mais bien plutôt, à notre avis, d’une situation où, grâce à son grand talent et à un travail acharné, il a réussi à obtenir une grande réputation qui lui assure la confiance des comités. Cela met bien en valeur à quel point les comités veulent les meilleurs et qu’une bonne réputation est un atout essentiel pour sécuriser un bon nombre d’occasions de performer. La situation est

beaucoup plus délicate pour les autres performeurs de la troupe, et pour les jeunes qui s’entraînent et qui détiennent des droits sur son territoire, qui constatent que leurs occasions de performer sont très limitées, de même que leurs chances de s’établir un jour comme des performeurs reconnus. Et ce d’autant plus que Bijal souhaite transmettre éventuellement ses droits de performeur et de janmari à son fils, qui devra, on s’en doute, égaler la réputation de son père s’il veut pouvoir jouir de la même position sans être contesté.