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Croire en la présence divine en contexte de modernité

4 Réputation et nécessité de convaincre

4.3 Croyances et attentes des dévots du Teyyam

4.3.2 Croire en la présence divine en contexte de modernité

Si nous avons fait valoir, en référence à la recherche d’Ayrookuzhiel, que la croyance en la possession peut être remise en cause par certains dévots dans un contexte où il y a d’autres formes de croyances en concurrence, il y a lieu de se demander si le contexte de modernité actuel ne pourrait pas participer à une tendance vers l’élimination progressive de croyances telle que la croyance en la possession lors des rituels. Comme nous le montrerons, bien qu’on ait pu observer aujourd’hui un certain recul de ce genre de croyances basées sur la capacité d’un être humain d’incarner le divin, il faut cependant souligner d’importantes exceptions telles que l’émergence, par exemple, du guru Satya Sai Baba à qui ses dévots ont accordé le statut d’avatar et la capacité de réaliser des miracles. Dans ce cas pourrait-on penser que des croyances

basées sur la présence divine réelle pourraient subsister de façon importante dans le Teyyam à notre époque, faisant en sorte que les performeurs auraient toujours la charge d’en convaincre les dévots?

Tarabout (1997), comme nous l’avons évoqué au premier chapitre, a souligné que les pratiques de l’hindouisme avaient commencé à suivre une tendance d’uniformisation impliquant aussi l’adoucissement ou la suppression des éléments non orthodoxes comme la possession ou le sacrifice d’animaux. Selon lui un processus complexe serait en cours où joueraient plusieurs facteurs, comme l’implication de l’État dans la gestion des temples; l’action de nouveaux riches à la recherche de « capital symbolique » dans l’organisation des rituels; et l’effet des médias de masse. Pour lui, ce mouvement est bien en marche, et il ajoute qu’en l’absence d’autorité centralisée pour l’hindouisme, cette évolution risquait d’être inégale et générant même des effets contradictoires, à contre-courants.

Dans un texte paru en 2005, Tarabout s’interroge sur l’évolution du sens donné au Teyyam en contexte de globalisation, et fait valoir que ce rituel local aurait fait l’objet de plusieurs projets de redéfinition le mettant en relation avec le global. À propos de la possible évolution des croyances des dévots, il réfère à Freeman (1991) qui affirmait avoir l’impression que certains jeunes hommes présents dans l’assistance lors des Teyyams ne souscrivaient pas nécessairement entièrement au système de croyances relatif au culte. Tarabout fait aussi référence à un article de journal 13 où l’on reprenait une certaine définition du Teyyam en circulation qui

mettait de l’avant les qualités morales et artistiques du rituel ainsi que sa dimension historique. Il développe l’idée que plusieurs personnes auraient pu avoir intériorisé cette conception du Teyyam, et assisté aux rituels, sur les lieux de cultes, en accord avec cette définition folklorique du Teyyam. Cela correspond aussi à ce que Périgaud (2008) a rapporté d’une entrevue qu’elle a fait avec un folkloriste qui lui a confié ne pas croire aux conceptions mises de l’avant par le culte, mais apprécier assister à des

Teyyams parce que ça lui rappelait sa jeunesse, et parce qu’il aimait cette occasion de rassemblement collectif.

Afin d’expliquer l’importance donnée encore aujourd’hui au Teyyam, des chercheurs évoquent, entre autres, des facteurs non reliés à la croyance religieuse. Freeman (2003) fait valoir l’idée qu’en plus de considérations d’ordre religieuses l’intérêt pour le Teyyam pourrait aussi provenir du fait que l’on chercherait à se situer face à une culture occidentale de plus en plus intrusive dans un monde globalisé, le Teyyam permettant de proposer une vision du monde alternative. Vadakkiniyil (2009, 2010), pour sa part, évoque notamment la dimension identitaire comme facteur pour expliquer le succès actuel du Teyyam, en référant à l’activité de Kéralais travaillant dans le Golfe Persique sur des blogues consacrés au Teyyam, et par le fait que le rituel et ses mythes permettraient de réfléchir aux inégalités qui traversent toujours cette société.

Nous venons de voir qu’il y aurait plusieurs raisons de penser que la croyance en la possession pourrait être en recul. Malgré tout, ce que la recherche d’Ayrookuzhiel (1983) démontre, c’est que même si certaines personnes affirment ne pas croire en la possession, d’autres dévots pouvaient encore y croire, comme ils croyaient toujours au pouvoir d’intervention des dieux en leur faveur. Nous ajouterons, en référence au succès du gourou Sai Baba, notamment auprès de dévots provenant en grande partie de la classe moyenne, que la croyance dans les manifestations divines peut encore avoir beaucoup d’écho dans l’Inde actuelle. Comme le mentionnait d’ailleurs Tarabout (1997), le processus d’uniformisation de l’hindouisme, qui tendrait à faire disparaître des manifestations comme celle de la possession, s’accompagne aussi de mouvements à contre-courant.

Dans le cas de Sai Baba, bien qu’on réfère à des miracles, des épisodes de guérison et de matérialisation, que l’on explique par le fait qu’il serait un avatar, et qu’il ne s’agisse pas de possession à proprement parler, il s’agit tout de même d’un individu à qui l’on confère la capacité de manifester un pouvoir divin. Cette dimension des

croyances aux miracles de Sai Baba, même chez des gens éduqués, a été relevée par Babb (1983, 1986) qui y voyait même les fondements de la relation que les dévots entretenaient avec leur gourou. Il est vrai qu’il a aussi été évalué que le succès du culte auprès de cette classe de la société pourrait s’expliquer par le fait que le culte ne met pas l’emphase sur une forme d’ascétisme, mais plutôt sur le fait de donner au prochain, ce qui est aussi compatible avec le fait d’avoir de bons revenus (Kent 2004). Néanmoins, la croyance aux miracles y est très forte dans ce mouvement, comme nous avons d’ailleurs pu nous-mêmes le constater au cours d’une recherche menée en 2012 14 dans un centre Sai Baba de la région de Montréal fréquenté par un bon nombre d’immigrants éduqués en provenance de l’Asie du Sud.

Cela nous mène à affirmer que, bien que l’hindouisme évolue, que de nouveaux mouvements religieux se forment et qu’on pourrait croire que des croyances, comme la croyance en la possession, pourraient être en recul, certains mouvements religieux fondent leur succès et attirent un grand nombre de fidèles aujourd’hui, avec l’idée d’un individu capable de réaliser des miracles ou de manifester une énergie divine. Ce qui veut dire que ce n’est pas parce que l’Inde, et de ce fait même le Kerala, se modernise et l’hindouisme s’uniformise, qu’il faut nécessairement penser que la croyance en la possession devrait reculer. En effet, des exemples comme celui de Sai Baba, qui a connu un très grand succès jusqu’à son décès en 2011, montrent bien que la croyance en la canalisation d’un pouvoir divin par un être humain peut trouver un écho aujourd’hui en Inde auprès de gens éduqués et membres de la classe moyenne, ce qui laisse penser que la croyance en la possession est encore présente. Il y aurait donc lieu de penser, comme nous le proposons qu’il faille considérer la croyance des dévots pour expliquer le maintien de la popularité du Teyyam, en compagnie évidemment d’autres facteurs tout aussi essentiels, d’ordre social, économique et identitaire que nous avons déjà présentés.

14 Il s’agit d’une enquête de terrain que nous avons réalisée en 2012 dans le cadre du projet de

recherche Dimensions du pluralisme religieux québécois dirigé par Deirdre Meintel, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal.