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Sadashiv : un ingénieur en attente de performances

2 Les aspirations des jeunes performeurs

2.3 Conjuguer carrière professionnelle et performance

2.3.3 Sadashiv : un ingénieur en attente de performances

Sadashiv est un performeur de 27 ans, de caste Vannan, il est lui aussi marié, et comme Kaushal il est performeur et ingénieur, mais sa situation est bien différente, d’où l’importance de comparer les deux cas. Le projet de Sadashiv est de combiner lui aussi performance et emploi bien rémunéré, par contre il n’a pas été en mesure de mettre en place un système comme celui de Kaushal lui permettant de performer à temps plein pendant la haute saison. Il est enseignant auprès de futurs ingénieurs, un travail dont il est très fier, et il nous a confié qu’il réussissait à l’occasion à obtenir, en cas de conflits d’horaire, des accommodements de la part de son institution afin de participer à certains Teyyams. Ce type de situation où des arrangements sont accordés par l’employeur n’est pas inhabituelle, en effet le Teyyam est considéré par plusieurs comme une activité importante dans la société, et l’on entend souvent parler de travailleurs, comme des policiers ou des soldats, dont les employeurs font montre de souplesse afin de leur permettre de participer à des Teyyams. Sadashiv essaie donc de performer le plus possible à côté de son travail, mais sa progression en est affectée car il a peu d’occasions de performer. En général, il agit plutôt comme musicien ou assistant. Alors que d’autres professionnels seraient satisfaits de cet accommodement, Sadashiv souhaite davantage, il aimerait devenir un performeur accompli malgré ses disponibilités limitées.

Comme nous l’avons décrit au sujet de la situation de Kaushal, il n’est pas facile pour un jeune homme de basse caste de franchir toutes les étapes qui le mèneront vers un emploi d’ingénieur, et le fait que Sadashiv y soit parvenu constitue déjà un bel exemple de réussite. Le type d’accommodement qu’il recherche aurait pourtant dû être plus facile à mettre en place dans son cas, puisqu’il est Vannan et qu’il aurait pu avoir la possibilité de performer Muthappan et de bénéficier de ses horaires plus souples, mais ce qui a joué en sa défaveur c’est le nombre insuffisant de

performances disponibles sur son territoire. On y retrouve d’ailleurs plusieurs jeunes hommes intéressés comme lui par la performance, mais à la demande des comités de temple une grande partie des performances sont confiées à un seul performeur de très grande réputation. C’est en référence à ce contexte que Sadashiv ajoutait qu’il était important pour lui d’obtenir des accommodements avec l’institution où il enseigne, afin de participer à des Teyyams ayant lieu les jours de semaine, car s’il n’utilise pas ces occasions auxquelles il a droit, d’autres pourront s’en prévaloir, après quoi il lui sera très difficile de les récupérer.

Sadashiv est donc devenu ingénieur et il a ainsi acquis une sécurité financière qui est très importante pour lui et dont il est fier. Même s’il souhaite toujours devenir un performeur accompli, Sadashiv n’est pas prêt à faire de compromis au niveau de la sécurité financière. Il nous a expliqué à quel point il n’aurait voulu en aucun cas se retrouver dans une situation de pauvreté. Il a vu autour de lui des gens dans des positions très précaires et il fait tout ce qu’il peut pour se prémunir contre ce genre de situation; c’est ce qui l’a motivé dans ses études, et c’est pourquoi il est aussi très fier de cet accomplissement. La situation de Sadashiv pourrait convenir à d’autres, car il a un emploi professionnel auquel beaucoup aspirent, mais pour lui la performance est aussi très importante, et il essaie maintenant de progresser davantage à ce niveau malgré le peu de marge de manœuvre qu’il a. Lors d’un atelier que nous avons observé, Sadashiv était présent pour enseigner à des plus jeunes, mais aussi pour poursuivre son propre apprentissage, c’est ainsi qu’il a travaillé ce jour-là à faire de nouveaux maquillages qu’il ne connaissait pas.

On pourrait dire que l’intérêt qu’il prend pour le Teyyam n’est pas de l’ordre du devoir, comme c’était le cas pour des performeurs plus âgés. On sent qu’il est fasciné par le Teyyam et qu’il veut en faire partie. Lorsqu’il nous a présenté des captations vidéo de Teyyam et qu’il nous en décrivait les différentes parties, nous avons pu voir dans son regard et ses propos une grande admiration pour cette tradition. Il s’agissait du même enthousiasme que nous avions vu chez des plus jeunes, animés de cette même fierté d’appartenance au monde du Teyyam. On pourrait dire que pour un

performeur comme Sadashiv, le fait d’avoir le privilège de faire partie d’une communauté associée au Teyyam, un rituel qu’il admire, et de détenir des droits d’y prendre part, avait fait naître en lui le désir d’être à la hauteur de cette tradition et de participer à sa continuité.

Cependant, Sadashiv n’a pas vraiment beaucoup d’occasions de performer, il agit habituellement en tant que musicien ou assistant, et comme il y a beaucoup de compétition et bien peu de places disponibles sur son territoire, il est difficile de penser que cette situation pourrait s’améliorer. Il n’a pas réussi à mettre en place, comme Kaushal, un système qui lui permettrait de devenir un performeur accompli. Le cas de Sadashiv met bien en lumière certaines difficultés que peuvent rencontrer des jeunes qui, comme lui, voudraient combiner performance et emploi bien rémunéré. Bien des jeunes ont devant eux des exemples comme Kaushal et Sadashiv qui leur font voir les difficultés qu’ils pourraient rencontrer, les possibilités de plafonnement, mais aussi les succès qui pourraient les attendre sur ce chemin. Toutefois, une des grandes difficultés pour de jeunes hommes voulant suivre leurs traces sera d’abord d’obtenir un emploi professionnel bien rémunéré, car il n’y a rien d’acquis à ce niveau, et l’on parle déjà depuis un bon moment de chômage chez les jeunes gens éduqués au Kerala (Odengadan 2009; Mathew 1995).

Certaines recherches enquêtent sur les aspirations des jeunes en Inde, comme celle de De Souza, Kumar et Shastri (2009) et rapportent que les ambitions liées à la réussite et à la mobilité sociale sont plus fortes chez les jeunes provenant des milieux mieux nantis. Toutefois, ce que des cas comme celui de Sadashiv démontrent, c’est que de provenir d’une famille moins bien nantie peut aussi être un grand facteur de motivation pour dépasser la condition de précarité qui a été le lot de leurs parents. Dans des cas comme ceux-là, cependant, la route risque d’être plus difficile, car comme l’explique Sancho (2012), les jeunes de milieu plus modestes, malgré parfois un vrai désir de réussir et un travail acharné, ne reçoivent pas de leurs parents ce que l’on pourrait nommer, en référence à Bourdieu, un habitus des milieux professionnels. Nous croyons que cette motivation à dépasser la condition précaire de

leurs parents a certainement pu écarter certains jeunes de la performance, et que d’autres, comme Sadashiv, voudront consolider une forme de sécurité financière en priorité, pour ensuite s’investir dans la performance le plus possible, bien que ce double chemin génère le risque d’obtenir un succès limité comme performeur.