• Aucun résultat trouvé

1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la transmission

1.7 Changements dans les rituels

Nous poursuivrons notre réflexion sur le changement et le maintien des caractéristiques d’un rituel et des impacts possibles sur la continuité d’un culte. Tout d’abord, il faut mentionner que nous considérons que le fait de maintenir certaines caractéristiques d’un rituel, tout autant que le fait de vouloir y apporter des changements, peut être le résultat d’une intention motivée. Nous explorerons certaines théories destinées à rendre compte des changements qui surviennent dans les rituels, puis nous réfléchirons sur le maintien des caractéristiques.

Pour commencer, nous regarderons certains points théoriques exposés par Kreinath (2004) pour rendre compte de la variété des dynamiques de changements des rituels, tel que présenté dans sa contribution au livre The Dynamics of Changing Rituals (Kreinath, Hartung, et Deschner 2004). Tout d’abord, Kreinath affirme que malgré le fait que les rituels changent continuellement au fil du temps, il pourra tout de même arriver qu’on défende l’idée qu’un rituel soit demeuré inchangé de manière à réaffirmer son autorité. Il y aurait lieu de croire que ce serait le cas pour le Teyyam, et nous irons même un peu plus loin en disant qu’en plus d’en réaffirmer l’autorité, cela permet également de justifier la croyance en son efficacité. Ainsi on pourrait soutenir la croyance que l’énergie des dieux est présente lors des rituels, et qu’au moment de la consultation les requêtes des dévots sont entendues par les dieux, qui pourront par

la suite, en accord avec les conceptions soutenues par le culte, intervenir en faveur des dévots pour les aider à surmonter leurs difficultés.

Kreinath fait la distinction entre ce qu’il identifie comme étant une modification et une transformation. Dans le cas d’une modification, bien que certains changements aient été apportés, le rituel conserve son identité aux yeux des participants qui continueront de lui donner le même sens. Pour ce qui est de la transformation, les changements apportés iront plus loin et feront en sorte que le rituel ne sera plus le même aux yeux des gens concernés. Bien sûr, ces distinctions ne sont pas toujours aussi nettes dans la réalité qu’en théorie, mais elles nous permettent de concevoir les différents impacts que peuvent avoir des changements apportés à un rituel sur son identité et au sens qui lui est donné par les dévots. Si nous référons à nos données, nous pourrions affirmer que là où certains jeunes performeurs verraient de simples modifications, des performeurs plus âgés seraient plutôt d’avis que les dévots pourraient y voir des transformations qui risquerait de briser la confiance qu’ils ont en l’efficacité de ce rituel.

Kreinath fait aussi une autre distinction importante pour notre analyse, il précise que les changements peuvent survenir à propos de quatre aspects – fonction, forme, sens et performance – et qu’un changement dans un rituel pourrait concerner un ou plusieurs de ces aspects. Il serait aussi possible, par exemple, qu’un changement qui surviendrait au niveau d’un de ces aspects puisse alors avoir un impact sur d’autres aspects. Dans le cas qui nous intéresse, on pourrait formuler que des performeurs plus âgés pourraient craindre que des changements survenus au niveau de la performance n’aient des répercussions au niveau du sens qu’on donne au rituel.

Afin de poursuivre notre réflexion, nous allons nous pencher sur des exemples de changements recensés pour des rituels situés dans des contextes très proches de ceux que nous étudions, et nous regarderons comment cela peut nous renseigner sur le maintien des caractéristiques du Teyyam.

Osella et Osella (2003) ont rendu compte de changements survenus au sujet d’un rituel, le kuthiyottam, qui est pratiqué au Kerala dans une région plus au sud que celle où l’on retrouve le Teyyam. Pour interpréter les changements en question, ils ont référé à Comaroff et Comaroff (1993) qui ont affirmé qu’en contexte postcolonial le rituel pouvait devenir un lieu d’expérimentation permettant de répondre aux contradictions apportées par des processus de transformations sociales autorisées par la modernité.

C’est dans cette optique qu’Osella et Osella (2003) ont interprété les changements survenus dans le kuthiyottam. Des gens de basses castes qui s’étaient enrichis en travaillant dans les pays du Golfe Persique, ont décidé, une fois de retour au Kerala, de prendre en charge l’organisation entière de rituels, comme seuls les gens de hautes castes étaient appelés autrefois à le faire. Selon Osella et Osella, c’était pour eux l’occasion d’augmenter leur statut au sein de leur communauté, mais les chercheurs ajoutent que leur manque d’expérience a fait en sorte qu’ils introduisaient des changements dans le rituel. Ils comptaient sur l’expérience des performeurs engagés qui, eux, n’hésitaient pas à faire les choses autrement. Un des performeurs se justifiait en disant que l’objectif était de plaire à la divinité et que cela pouvait se faire de différentes manières. Par contre, d’autres gens de la communauté remettaient en cause l’authenticité de ces rituels que l’on avait modifiés. On pourrait reconnaître ici aussi l’existence d’un débat sur la nature des changements apportés à un rituel, à savoir s’il s’agit de modifications ou de transformations pouvant changer l’identité du rituel.

Il y aurait plusieurs parallèles à faire entre le kuthiyottam et le Teyyam, car pour le Teyyam aussi on rapporte un investissement monétaire important généré par des gens de basse caste ayant travaillé dans les pays du Golfe Persique, qui se sont investis dans l’activité rituelle à la recherche, notamment, d’une augmentation de statut. Par contre, le genre d’innovations très libres apportées par les performeurs dans le kuthiyottam n’a pas son équivalent pour le Teyyam dans ses versions traditionnelles et villageoises. Dans ces contextes, au contraire, les performeurs observent

scrupuleusement la reproduction de tous les détails du rituel, des séquences dansées jusqu’aux maquillages qui sont d’une grande complexité. Si pour d’autres rituels on a pu se permettre des innovations, dans le cas du Teyyam, du moins dans sa version villageoise et populaire, on travaille à conserver les choses, et il s’agit d’un acte conscient et justifié. Le fait de travailler à la conservation du rituel doit donc répondre à certaines attentes spécifiques envers le Teyyam, et qui seraient, selon nous, liées à la croyance que la préservation du rituel en garantit l’efficacité.

Toutefois, s’il est vrai que notre enquête s’adresse au rituel dans sa forme que l’on dit traditionnelle et que l’on tente de conserver, le Teyyam a donné lieu à beaucoup d’expérimentations, dans le sens donné par Comaroff et Comaroff (1993), et qui ont bien été décrites par Ashley (1993). Selon lui, le Teyyam serait donc devenu une arène où l’on se dispute le sens à lui donner. Ce qui est surprenant, c’est de voir qu’à côté de tant d’expérimentations, de tentatives d’insuffler un sens nouveau au rituel, qui auraient pu faire évoluer la pratique générale du Teyyam, on ait continué à organiser les rituels avec la volonté de conserver une forme dite traditionnelle, et que c’est dans ce contexte que le Teyyam a connu son grand regain de popularité, et non dans ses formes expérimentales qui auraient pu paraître mieux adaptées à la modernité.

Il a aussi été dit par Tarabout (1997) que l’hindouisme était traversé par un courant complexe d’uniformisation de ses pratiques, ainsi qu’une euphémisation, ou une atténuation des pratiques jugées non orthodoxes comme la possession et le sacrifice d’animaux que l’on retrouve dans le Teyyam. Un ensemble de facteurs peuvent expliquer ces changements, comme l’implication de l’État dans l’administration des temples, l’arrivée de nouveaux acteurs de la classe moyenne et de leur implication dans les activités rituelles, ainsi que l’influence des médias. Tout cela fait dire à Tarabout que cette tendance à l’uniformisation devrait se poursuivre, cependant, en l’absence d’autorité englobante pour l’hindouisme, cette évolution risque d’être diverse et même contradictoire. Si dans certains cas, on voudra réformer les activités de certains sanctuaires selon une direction plus brahmanique, il mentionne aussi des

contre-courants importants et la continuité de traditions où l’on retrouve des sacrifices, et des rites plus empreints de violence associés à des traditions de basses castes. On pourrait penser que la persistance des activités du Teyyam dans une forme que l’on essaie de préserver pourrait constituer une forme de contre-courant. Par contre, Tarabout ajoute que certains de ces facteurs ont aussi pu mener à une augmentation des activités de culte, mais il y voit surtout des causes sociales, et il indique qu’il ne faudrait pas y voir nécessairement un retour du religieux.

Toutefois, nous pourrions aussi évoquer le mouvement de Sai Baba qui connaît beaucoup de succès et dans lequel on croit aux pouvoirs divins du gourou. D’ailleurs, Babb (1983, 1986) avait affirmé que les dévots entretenaient une relation avec le gourou basée en bonne partie sur la croyance en sa capacité à faire des miracles, preuve de sa divinité. Fait à noter, ce mouvement religieux est très populaire auprès de gens de la classe moyenne, des gens d’affaires et des professionnels. Ce qui veut dire que même dans un contexte d’uniformisation et d’euphémisation de l’hindouisme ou la possession serait en recul, il y a toujours place en Inde, chez des gens éduqués, pour une relation avec un mouvement religieux basé sur la croyance en un individu capable de manifester un pouvoir divin. Et nous postulons qu’il y a quelque chose du même ordre dans le Teyyam, où l’on croit en la présence divine dans le corps du performeur et à la possibilité de s’adresser aux dieux lors de la consultation, pour que ceux-ci interviennent personnellement pour résoudre les problèmes et répondre aux requêtes. Et nous soutenons l’idée que l’efficacité de cette communication avec le divin est conçue par les dévots comme étant toujours possible aujourd’hui, par le fait que le rituel aurait conservé sa forme ancestrale au fil des siècles.