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4 Réputation et nécessité de convaincre

4.3 Croyances et attentes des dévots du Teyyam

4.3.1 La recherche d’Ayrookuzhiel

4.3.1.1 Le contexte de la recherche

La recherche d’Ayrookuzhiel (1983) a été menée dans la région de Chirakkal où le Teyyam est très implanté, mais où les hindouistes peuvent aussi fréquenter des temples hindous plus orthodoxes, de tradition brahmanique, où la possession n’est

pas présente. L’objectif de sa recherche était de comprendre comment les différents habitants de cette région concevaient le « sacré ». Il s’interrogeait sur leurs conceptions du sacré en référence à différentes croyances et traditions de l’hindouisme, par exemple : croyance en un principe divin unique ou en une pluralité de dieux, croyances aux arbres sacrés, aux rivières sacrées, etc. En ce sens, une partie de sa recherche, sur laquelle nous nous pencherons, aborde la question de la croyance en la possession lors des rituels du Teyyam.

Lors de son enquête, il a interrogé 263 personnes. De ce nombre, 26 se disaient non- croyants, et 12 ne pouvaient se prononcer. Pour le reste, la majorité, 225 individus se disaient hindouistes et affirmaient croire en des principes divins. D’ailleurs sur les 225 en question, les deux tiers disaient croire avant tout en un principe divin unique auquel on pouvait référer au nom de sakti ou Isvaran, etc. Parmi eux, certains expliquaient néanmoins la pluralité des dieux dans les traditions soit par la capacité de cette sakti de se présenter sous diverses formes ou manifestations; ou soit par le fait que les humains avaient développé diverses conceptions pour identifier ce principe unique. Puis, il y avait un dernier tiers des individus interrogés qui concevaient bel et bien l’existence de plusieurs dieux distincts.

Pour ce qui est de la partie de son enquête qui traite de la croyance en la possession, 187 individus sur les 225 hindouistes croyants ont pu être interrogés à ce sujet. Pour être en mesure de bien comprendre la portée de ces résultats, nous regarderons la composition de ce groupe de 187 pour savoir jusqu’à quel point et dans quelles proportions les personnes interrogées pourraient être considérées comme dévots du Teyyam.

Des individus appartenant à cinq castes présentes dans la région ont participé à la recherche. Parmi les plus hautes castes, il y avait les Nayars, les Chaliyas et les Vaniyas; pour les basses castes, on trouvait les Thiyyas, et les Pulayas, au niveau intouchable. Bien qu’en général les hautes castes soient plus associées aux traditions brahmaniques et les basses au Teyyam, il faut mentionner que les Vaniyas sont

directement impliqués dans le Teyyam et possèdent leurs propres sanctuaires; et que chez les Chaliyas il y a des sous-groupes qui sont très investis dans le culte du Teyyam; tout comme chez les Nayars où l’on retrouve aussi des sanctuaires qui y sont consacrés. En fait, Ayrookhuziel considère qu’à différents degrés les membres de ces cinq castes sont impliqués dans les deux traditions. On peut donc penser que parmi les 187 individus interrogés au sujet de leur croyance en la possession lors des rituels du Teyyam, malgré qu’une bonne part d’entre eux soient familiers avec le Teyyam et assistent aux rituels, que certains d’entre eux pourraient toutefois ne pas se définir en priorité comme des dévots du Teyyam, parce qu’ils donneraient plutôt préséance à la tradition brahmanique. Cela pourrait contribuer à expliquer, comme nous le verrons, qu’une bonne part d’entre eux puisse ne pas croire à cet aspect du culte du Teyyam qu’est la possession.

En effet, au regard des résultats qu’il a obtenus, Ayrookhuziel affirme qu’un tiers des gens interrogés disaient croire en cette présence divine dans le corps du performeur, alors que les deux autres tiers affirmaient ne pas y croire. Il signale que les croyants se situaient surtout vers les basses castes qui sont aussi plus associées à ce culte. Questionnés plus spécifiquement au sujet de la présence divine pour expliquer la marche sur le feu des performeurs, 62 croyaient que cela était possible grâce à la présence divine, mais ils soulignaient aussi l’importance des restrictions, jeûnes et abstinences auxquels le performeur doit s’astreindre afin de recevoir la sakti dans son corps. Ces remarques sont très importantes, surtout dans un contexte où des performeurs pourraient vouloir aujourd’hui des accommodements face à ces rigueurs. Ensuite, il y avait un autre groupe de 49 individus selon qui la marche sur le feu était possible grâce à la bhakti, la dévotion des performeurs, sans que l’énergie divine soit présente dans leur corps. Puis, il y avait un dernier groupe de 74 personnes interrogées pour qui ces exploits s’expliquaient par le courage des performeurs, sans relation avec le divin.

On peut donc constater que si 1/3 des répondants croient en la présence divine dans le corps du performeur, 2/3 n’y croiraient pas. Par contre, on ne sait pas combien

d’entre eux se considèrent prioritairement comme des dévots du Teyyam. De plus, si certains disent ne pas croire en la présence divine dans le corps du Teyyam, on ne sait pas combien parmi eux pourraient néanmoins croire en la possibilité de faire entendre leurs vœux à la divinité lors d’un rituel, par l’intermédiaire du performeur, pour faire en sorte qu’elle puisse répondre à leurs demandes.

Malgré tout, on peut compter sur le fait qu’autour du Teyyam graviteraient des hindouistes pouvant croire ou non à la possession lors des rituels. Le fait que sur cinq castes interrogées, trois étaient directement associées aux cultes du Teyyam, et que certains sous-groupes des deux castes plus élevés donnaient aussi une grande importance au Teyyam, donne à penser qu’un nombre important des gens interrogés pourraient se dire dévots du Teyyam. Toutefois, le fait que 1/3 seulement des gens interrogés disaient croire en la possession donne à penser qu’il y aurait des gens donnant une grande importance au culte du Teyyam qui ne croiraient pas en la possession. Mais il y aurait aussi un bon nombre de dévots qui y croiraient complètement, et qui constituent sans doute une base importante à la continuité des activités de ce culte.

On peut donc penser que non seulement cette croyance en la possession lors des rituels n’est pas acquise, mais qu’en plus on puisse même douter de sa possibilité, un principe pourtant au centre des conceptions de ce culte. De plus, on peut déduire aussi que pour les dévots les plus importants du culte, et qui croient en la présence divine, la démonstration d’exploits physiques peut tenir lieu de preuve pour confirmer cette présence divine. On peut donc penser qu’il sera important qu’à leurs yeux les performeurs réalisent ces exploits de façon convaincante.

Dans le cas du velichappad analysé par Tarabout, ce qui est développé c’est l’idée que l’on puisse contester l’authenticité de la possession, mais sans remettre en question son principe. Ici, à la lumière des données fournies par Ayrookuzhiel, c’est la possibilité même de la présence divine faisant irruption dans le corps du possédé qui pourrait être remise en cause par des dévots.

Tarabout évoque le fait que la possession repose sur un univers de discours qui engendre des variabilités dans la façon de concevoir les choses, ou de les raconter, mais que ces discours, malgré les variantes qu’ils apportent, soutiendraient toutefois les croyances générales en leur manifestation. Ce que l’étude d’Ayrookuzhiel peut toutefois laisser sous-entendre, c’est que certains discours en circulation pourraient ne pas admettre la croyance en la possession. On pourrait alors se demander quel serait l’effet sur la continuité ou l’évolution de ce culte, si de tels discours appelant à ne pas croire en la possession venaient à s’amplifier chez les dévots.

Nous pouvons donc concevoir qu’une bonne partie des dévots souscrivent complètement à la possibilité de la présence divine lors de la possession, mais que cette croyance ne serait pas entièrement acquise auprès de tous les dévots et pourrait s’étioler au fil du temps sous l’effet de la circulation de certains discours critiques ou au contact d’autres doctrines. Toutefois, il y aurait lieu de penser qu’il y aurait toujours une bonne part de dévots très croyants et que ces gens-là – éléments sans doute essentiels à la continuité du culte, du moins dans sa facture actuelle – demandent à être convaincus de la possession, ce qui serait en partie à la charge des performeurs, qui devraient y arriver en dépit de la présence des sceptiques et des discours qu’ils peuvent faire circuler.