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L’idéal de la classe moyenne et les aspirations des jeunes

1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la transmission

1.4 L’idéal de la classe moyenne et les aspirations des jeunes

La classe moyenne commence à émerger en Inde au courant des années 90 dans la foulée du développement d’emplois reliés aux technologies de l’information (Baviskar et Ray 2011; Donner 2011). On associe la classe moyenne à un bon niveau

d’éducation, des emplois de col blancs, de meilleurs revenus et une capacité de consommation. La classe moyenne indienne réfère à un niveau de vie que l’on pourrait comparer à certains standards internationaux, ce qui n’est pas, bien sûr, à la portée de tous. Dans les faits, il y aurait en Inde des gens ayant des niveaux de vie très différents qui s’en réclament. On dit que la classe moyenne indienne est associée à un bon niveau d’éducation, mais il s’agit surtout dans bien des cas d’une éducation en anglais (English medium school). Il faudrait ajouter qu’en plus de rechercher un mode de vie plus élevé axé sur la consommation, il y aurait aussi chez les membres de la classe moyenne indienne le désir de faire partie d’une culture globale (Donner et De Neve 2011).

La mobilité sociale qui mène à la classe moyenne n’est donc pas à la portée de tous, d’autant plus que l’on calcule encore que 93 % de la population indienne travaille toujours dans le secteur du travail informel, souvent synonyme d’une grande précarité. Patrick (2012), dans le cadre d’une enquête sur les travailleurs du secteur informel dans le district d’Ernakulam au Kerala, a souligné leurs conditions de travail très difficiles, notamment dans les secteurs de l’agriculture et du travail domestique. Il mentionne également que la situation des femmes et des travailleurs migrants peut s’avérer particulièrement précaire dans plusieurs contextes. Selon lui, il y aurait dans bien des cas un manque de connaissance chez ces travailleurs de leurs droits, même limités. Pour aider à améliorer cette situation, il encourage une réorientation de la fonction d’organismes gouvernementaux chargés de ces questions; puis il prône la continuité du travail des ONG et de leur action créative; enfin, il ajoute que le rôle des syndicats doit évoluer de manière à aider ces travailleurs du secteur informel. Même si ces mesures pourraient éventuellement contribuer à améliorer les choses, la situation actuelle est loin d’être facile pour un bon nombre de travailleurs.

Cependant, il faut compter qu’au niveau de l’Inde des mesures de discriminations positives ont été adoptées, notamment au niveau des emplois au gouvernement, et dans les universités publiques, pour les groupes les plus défavorisés (scheduled castes, scheduled tribes, et other backward classes). L’introduction de telles mesures

a toutefois amené leur lot de résistance et de controverses. Au début des années 1980, la commission Mandal, chargée d’étudier ces questions, offrit un rapport dans lequel elle prônait l’augmentation des quotas de 27 % à 49.5 %, de manière à y inclure les membres des other backward classes. Dix ans plus tard, on décida d’appliquer ces mesures, ce qui entraînait de nombreuses protestations, entre autres parce qu’on jugeait que cela remettait en question les valeurs de méritocratie, associées justement à la classe moyenne. Toutefois, cet épisode eut pour effet de générer une mobilisation de ces basses castes et de mettre en marche la formation de leur pouvoir politique (Jaffrelot 2013).

Le Kerala présente des caractéristiques particulières, on a abondamment parlé d’un modèle kéralais de développement caractérisé entre autres par d’excellents résultats en ce qui trait au taux d’alphabétisation, à l’espérance de vie, et à la condition des femmes. À tous ces chapitres le Kerala faisait mieux que d’autres États indiens ou d’autres pays ayant un niveau de développement économique comparable. Le Kerala a souvent été cité en exemple à cet effet. Toutefois on remarque que le modèle tant vanté a commencé à rencontrer des difficultés face au nouveau contexte économique des années 90 (Parayil 2000; Parayil 2003), suite à quoi des réformes furent mises de l’avant pour tenter de le faire perdurer (Franke et Chassin 2000). Pourtant, en 2008, M.A. Oommen continue de décrire les difficultés rencontrées par le « modèle kéralais » et les défis à surmonter notamment pour y préserver le principe d’équité qui lui est caractéristique. Malgré tout, encore aujourd’hui, le Kerala continue d’exceller là où il avait l’habitude de le faire, par exemple son taux d’alphabétisation en 2011 était estimé à 93.91 %, alors que la moyenne indienne était à 74.04 %. Il faut ajouter que le taux d’alphabétisation chez les femmes était de 91.98 %, ce qui est nettement plus élevé que la moyenne indienne à 65.46 %8.

La situation du Kerala est marquée par une autre particularité : l’émergence de la classe moyenne n’a pas toujours passé nécessairement par l’éducation, car il y a eu le

phénomène des travailleurs migrants qui sont allés travailler dans les pays du Golfe Persique. Selon Zachariah et Rajan (2012), sur une population d’environ 33,40 millions de Kéralais, il y en aurait 2,19 millions qui travailleraient à l’étranger, et 1.16 million qui seraient de retour après y avoir travaillé. En 2008, les envois d’argents auraient représenté l’équivalant de 31 % du PIB du Kerala, ou 1.7 fois les revenus de l’État. Cependant, comme le soulignaient Zachariah et Rajan (2012) seulement 17.1 % des familles bénéficieraient de ces envois d’argent, ce qui serait indicateur d’une grande disparité de richesse entre les familles.

Au Kerala, le réseau d’écoles publiques a été mis en place pour assurer l’accès à la majorité, mais il a été souligné dernièrement que le développement d’établissements d’enseignement privés avait pris de plus en plus d’importance en réponse à la demande croissante des gens de la classe moyenne. À titre indicatif, Kumar et George (2009) soulignent que plus de 80 % des collèges spécialisés dans la formation d’ingénieurs, d’infirmières et de pharmaciens se retrouvaient maintenant dans le secteur privé. Les auteurs voient dans ce récent virage une menace aux principes d’égalité et d’accès à l’éducation pour tous qui ont été mis en valeur jusqu’à maintenant dans la société du Kerala.

David Sancho (2012) a fait une enquête ethnographique au Kerala au cours de laquelle il a comparé les expériences de groupes d’étudiants provenant d’écoles différentes dans l’année de leur préparation pour les examens d’entrée des institutions universitaires. Il a pu constater que les jeunes de familles mieux nanties, imprégnés d’une culture de vie professionnelle transmise par leurs parents, présentaient de meilleures chances de réussite au niveau scolaire, ce qui les favoriserait pour l’obtention d’un bon emploi donnant accès à la classe moyenne. Dans tous les cas cependant, Sancho observe qu’un bon nombre de ces jeunes provenant de tous les milieux ont de grandes ambitions, projettent de longues études et espèrent un bon emploi. Il remarque un grand enthousiasme chez eux, mais force lui est de constater que la réalisation de leurs aspirations pourrait être plus difficile pour certains. En effet, les jeunes sont de plus en plus éduqués, de mieux en mieux préparés pour des

emplois professionnels. Par exemple, beaucoup souhaitent obtenir un emploi de col blanc au gouvernement, mais il y aurait de moins en moins de nouveaux emplois créés dans ce secteur. Il reste bien sûr la possibilité d’aller travailler dans les pays du Golfe Persique, ce que font de nombreux Kéralais depuis plusieurs décennies, mais dans plusieurs cas les conditions de travail y sont extrêmement difficiles, surtout pour les emplois qui ne demandent pas de hautes qualifications.

Il y aurait toujours selon Sancho (2012) beaucoup de chômage, notamment chez les jeunes éduqués, et l’on constate que plusieurs emplois demandent aujourd’hui un degré universitaire de plus qu’autrefois. Cette situation fait écho à ce que décrit Craig Jeffrey (2010, 2011), quand il relate la situation de jeunes hommes qui passent des années à attendre que des opportunités emplois se présentent, et pour qui cette attente devient un mode de vie permanent qui s’étire jusque dans la trentaine. De plus, dans le contexte kéralais, Odengadan (2009) rapporte que ces jeunes éduqués sont de moins en moins intéressés aux travaux difficiles et moins rémunérés, comme les travaux agricoles, notamment à cause du bas statut que ces emplois confèrent. Dans plusieurs cas, ces jeunes éduqués préfèrent ne pas travailler et vivre des montants envoyés par les travailleurs migrants de la famille. Il y aurait donc chez ces jeunes de grandes aspirations, mais de sérieux obstacles sur leur chemin. Malgré tout, Sancho signale que les jeunes venant de milieux moins bien nantis, et dont les chances de réaliser leurs aspirations sont moins grandes, demeurent optimistes, et que, d’une façon créative, ils se définissent comme modernes et appartenant à un monde globalisé. Ils s’identifient aussi aux valeurs du travail acharné requis lors de leurs études, et ils considèrent qu’ils font partie de ceux qui ont de l’ambition et qui se battent pour réussir.

Qu’en est-il dans ce contexte des jeunes qui font partie de familles associées à la performance, qui sont éduqués, et qui auront à choisir s’ils veulent ou non devenir des performeurs ? Komath (2003), il y a dix ans, comme nous l’avons mentionné plus tôt, a étudié le phénomène de mobilité sociale auprès des gens de castes associées à la performance, et il a affirmé que les membres de ces castes, comparés à d’autres

membres de castes intouchables, ont eu plus de difficulté à tirer profit de l’accès au système d’éducation pour réussir à obtenir des emplois mieux rémunérés, et il ajoute que beaucoup en sont restés aux activités de la performance par manque d’autres options. En référence à Bourdieu (1977), il indique que les gens de ces communautés ont un habitus associé aux occupations de leurs castes, dont la performance, qui les empêche de bien réussir à profiter des opportunités d’améliorer leur statut social et obtenir des emplois mieux considérés. Cependant, Komath (2003) explique aussi que ces gens ont un attachement et une fierté d’appartenance envers le Teyyam qui contribue aussi à les maintenir dans ce champ d’activité. Qu’en est-il de la situation des jeunes issus de familles associées à la performance dix ans plus tard? Si on a évoqué les difficultés de la transmission, en évoquant le fait que des jeunes préféraient aller vers d’autres emplois (Kurup 1986, Daugerthy 2000), Komath (2003) y voyait plutôt la tendance de continuer de s’engager comme performeur, faute de meilleures options. Toutefois, tel que nous l’avons mentionné précédemment, et tel que nous le démontrerons dans le prochain chapitre, il y aurait, malgré une variabilité des situations vécues, une amélioration des conditions.

Quelles sont aujourd’hui les aspirations des jeunes performeurs? Komath en (2006) racontait qu’au niveau des rapports avec les patrons les relations étaient encore extrêmement difficiles, qu’en est-il aujourd’hui? Quelle est la marge de manœuvre des performeurs et jeunes performeurs pour négocier à leur avantage dans les coulisses du Teyyam? Est-ce que les conditions sont meilleures qu’autrefois? Et si c’était le cas, est-ce que la performance pourrait se comparer à d’autres emplois courants au niveau de la rémunération? Est-ce que le sentiment d’appartenance à cette tradition qu’ils admirent pourrait être un facteur pouvant les convaincre de choisir la voie de la performance, en dépit du fait que la société actuelle du Kerala a d’autres options à leur offrir pour gagner leur vie?