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3 L’espace de négociation dans les coulisses du Teyyam

3.3 Patronage et compétition dans le Teyyam

3.3.5 La sélection

3.3.5.1 Droits héréditaires et pouvoir de négociation

Le système traditionnel d’organisation des activités du Teyyam prévoit premièrement que chaque caste est attitrée à certains dieux en particulier, et que ses membres sont

dépositaires des connaissances rituelles qui les concernent. Ensuite, les performeurs d’une même caste sont assujettis à un territoire où leurs droits héréditaires doivent leur donner accès à des opportunités de performer dans certains temples et sanctuaires. Par contre, on rencontre des situations où plusieurs performeurs, appartenant par exemple à la même famille, peuvent détenir des droits pour performer dans un même sanctuaire, et dans ces cas il reste à décider lequel sera choisi, un choix qui pourra revenir aux gens représentant l’autorité d’un temple ou d’un sanctuaire.

Il faut remarquer qu’autrefois on ne parlait pas beaucoup du rôle du janmari dans la sélection. On pourrait concevoir que son rôle devait avant tout consister à gérer les relations entre les performeurs d’une même caste sur un même territoire, mais que cela ne lui donnait pas, du moins pas encore, un pouvoir de négociation avec les comités pour négocier la rémunération et la sélection, au contraire de ce qui a été rapporté par la suite, et en accord avec les données que nous avons récoltées à ce sujet. Ce qui permet de penser qu’il y a eu, à tout le moins depuis cette époque, à la fois variation dans les règles régissant les activités du Teyyam et évolution de ces règles.

3.3.5.2 La sélection et le pouvoir des patrons

Le processus de sélection par lequel les patrons avaient le privilège de choisir les performeurs en vue d’un Teyyam a très bien été décrit par Ashley (1979). Les performeurs potentiels se tenaient alignés, et les patrons choisissaient celui d’entre eux qui performerait dans les jours suivants. Il faut noter que dans bien des cas tous ces candidats avaient dû, jusqu’à 40 jours à l’avance, observer des jeûnes, et des restrictions, et faire les prières requises en prévision de la performance, même si un seul d’entre eux serait finalement choisi pour incarner la divinité. Ashley (1979) raconte qu’on pouvait choisir selon divers critères, comme le niveau de condition physique, ou alors en fonction des performances antérieures qui avaient été réalisées et qu’on avait pu apprécier. On pouvait prendre aussi en considération la qualité de la transmission de la parole du dieu par le performeur qui devait être inspirante. Mais il était aussi important que le performeur n’ait pas fait d’erreur dans le passé lorsqu’il

devait nommer le nom des familles qui commanditaient le rituel. On peut remarquer à quel point ce denier critère appelle au respect de la hiérarchie entre les castes.

Dasan (2012), rapporte que cette façon de choisir les performeurs, à la totale discrétion des patrons, a toujours lieu de nos jours dans des sanctuaires associés à des taravad de la région de Payyanur. Selon lui, c’est la preuve qu’encore aujourd’hui le Teyyam demeure sous l’emprise des gens de hautes castes, selon un processus d’appropriation. Pour lui, le Teyyam est un art qui appartient à ceux qui le performent, développé et interprété par eux, mais les relations de patronage ont toujours fait que ce soient les gens de plus hautes castes qui ont dirigé ses activités et qui ont travaillé à redéfinir le sens et la portée du rituel et de ses mythes. Pour Dasan (2012), ce processus d’appropriation continue aujourd’hui par les discours des folkloristes, de même que le contrôle exercé par les agents culturels responsables de la gestion des sommes allouées au Teyyam, ainsi que par les comités de temples, où siègent bien peu d’intouchables issus de castes de performeurs. Dasan souligne aussi le manque de conscientisation des performeurs au sujet de ces questions, et c’est ce qui pourrait expliquer cette façon de sélectionner les performeurs, à l’avantage des patrons, puisse encore être observée aujourd’hui. De plus, Dasan avance même que lorsque des partons veulent éviter certains performeurs, ils peuvent faire des ententes avec des astrologues à cet effet.

3.3.5.3 Sélection lors d’un perumkaliyattam

Vadakkiniyil (2009), dans sa thèse Teyyam. The Poiesis of Rite and God in Malabar, présente une excellente description de la sélection d’un performeur à l’occasion d’un perumkaliyattam, un type de festival de Teyyam de grande envergure, qui peut s’étendre sur une semaine entière, et qu’un temple ou un sanctuaire n’est en mesure d’organiser qu’une fois par 12 voire 25 ans. Il s’agit d’évènements majeurs, très coûteux à financer, et qui peuvent attirer des dizaines de milliers de personnes.

Le perumkaliyattam étudié par Vadakkiniyil (2009) a eu lieu en 2006 et a duré quatre jours, il s’agit d’un excellent exemple de festival où l’on s’efforce d’observer les

règles les plus anciennes, dans l’esprit d’une tradition ancestrale inchangée, même si bien entendu il est indéniable que les rituels du Teyyam ont tout de même évolué au fil des siècles et des années. Dans son observation, Vadakkiniyil a remarqué que les gens venus assister au rituel s’étaient regroupés dans l’espace selon leurs castes, et que ces regroupements s’inscrivaient de façon à respecter la hiérarchie des dieux et de leurs espaces réservés dans la configuration du sanctuaire, ce qui selon lui référait à des « principes taravadiques ». Il ajoute que ce respect de ces règles par les gens de l’assistance ne devait pas être lu comme un acquiescement au système des castes, mais plutôt comme une façon de respecter la tradition d’un rituel jugé très important qui porte en lui-même une critique des castes.

Pour la sélection du candidat qui aurait la tâche d’incarner la déesse principale du temple, Muchilot Bhagavati, on avait fait appel à un astrologue réputé. Il commença par procéder à certains calculs astrologiques au sujet de la déesse, puis il s’agissait par la suite de procéder de la même manière pour les performeurs potentiels, afin de connaître lequel d’entre eux, du point de vue d’une compatibilité astrologique, conviendrait le mieux à la déesse. Comme l’indique bien Vadakkiniyil, il s’agit avant tout, à travers le processus, de connaître la préférence de la déesse, et c’est à elle que l’on attribuera le choix du performeur.

Vadakkiniyil décrit comment le processus s’est effectué pour le premier candidat. Après avoir procédé à ses calculs, l’astrologue déclara que le candidat, selon la déesse, ne pouvait être sélectionné, mais qu’il aurait pu l’être s’il s’était mieux acquitté des tâches et devoirs qui lui incombaient ces dernières années, et que pour cette négligence il ne serait pas retenu. Ce qui mérite d’être souligné, c’est qu’après ces premiers commentaires, d’autres individus en marge du processus, des membres officiels de sanctuaires environnants, de caste Thiyya, ont pu ajouter à ce qui avait déjà été déclaré. On reprocha alors au performeur d’avoir performé surtout des rituels de Muthappan, et pas suffisamment d’autres Teyyams importants; on ajouta qu’il n’avait pas pratiqué certains rituels en marge du Teyyam, comme des rituels destinés à chasser les mauvais esprits des maisons; et l’on alla même jusqu’à lui reprocher de

ne pas avoir exécuté des tâches traditionnelles attribuées à sa caste Vannan, comme le lavage de vêtements. On considérait donc que ce performeur ne pouvait être choisi pour incarner la déesse, bien qu’il ait pourtant déjà été sélectionné pour le faire une quinzaine d’années auparavant.

Ce qu’il faut souligner, c’est que malgré le fait qu’on prête à la déesse la décision qui est rendue, et que les calculs astrologiques n’auraient fait que révéler, d’autres intervenants ont la possibilité de faire valoir ce qu’ils en pensent et de faire entendre leurs propres critiques au sujet d’un performeur mis de côté. Ce qu’on relève, c’est la possibilité de dénigrer publiquement un performeur pour justifier de ne pas le choisir. Nous voyons aussi, par cet exemple, tout le pouvoir qui réside dans la possibilité d’exercer un contrôle sur le processus de sélection.

Finalement, après avoir évalué d’autres candidats, et les avoir rejetés de la même manière, Vadakkiniyil rapporte que l’astrologue annonça enfin le choix de la déesse, il s’agissait d’un jeune performeur de 24 ans qui fondit en larme en apprenant la nouvelle. De plus, Vadakkiniyil rapporte que, pour ce perumkaliyattam, de façon exceptionnelle, deux performeurs seraient choisis plutôt qu’un pour incarner la déesse lors du rituel, il postule que cela pourrait avoir un lien avec l’histoire du temple. Mais il ajoute que la sélection du deuxième performeur avait déjà eu lieu la veille, alors que l’astrologue principal s’était rendu lui-même au domicile du performeur pour procéder aux calculs astrologiques, ce qui semble déroger au processus de sélection officiel que nous venons de décrire.

Vadakkiniyil insiste pour dire que pour ce procédé de sélection on considérait qu’il s’agissait du choix de la déesse et que le rôle de l’astrologue se limitait à le calculer et le découvrir. Cependant, les doutes que font planer certains auteurs sur la complicité possible entre astrologues et membres de l’autorité d’un temple, et le fait que, dans le processus de sélection, la possibilité d’attaquer publiquement la réputation d’un performeur demeure, et que tout cela puisse avoir lieu en dépit de règles destinées à encadrer la sélection, renforce l’idée qu’il existe dans les coulisses du Teyyam des

luttes de pouvoirs entre patrons et officiants, où les occasions de performer peuvent être parfois accordées en échange de bonne conduite, où selon d’autres critères à la discrétion des patrons, ce qui pourrait avoir comme effet de limiter les possibilités des performeurs de négocier pour l’amélioration de leur condition. On pourrait dire en fait que dans les coulisses du Teyyam, on débat des règles qui organisent le Teyyam, on négocie les procédures pour les changer, les adapter ou les interpréter à son avantage.