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Balagovind : l’importance de s’accomplir comme professionnel, en plus

2 Les aspirations des jeunes performeurs

2.3 Conjuguer carrière professionnelle et performance

2.3.6 Balagovind : l’importance de s’accomplir comme professionnel, en plus

Balagovind a 21 ans, il est de la caste Vannan et étudie en informatique, il aimerait lui aussi combiner la performance avec un emploi professionnel. Pour l’instant Balagovind est formé par son père et n’a pas encore commencé à performer, mais il devrait commencer dans quelques mois, et, comme il nous l’a exprimé, ce sera pour lui une occasion de réaliser enfin son rêve. Il veut aussi travailler en informatique, le domaine dans lequel il étudie. Il sait que ces deux métiers seront difficiles à combiner, mais il a affirmé avec beaucoup de candeur et d’optimisme qu’il était déterminé à réaliser cet objectif. Le témoignage de Balagovind est très intéressant en ce sens que sa situation diffère beaucoup de celle de Sanjith et de Priyaka. Le père de Balagovind, Padmesh, dont nous avons parlé au début de ce chapitre, est un performeur renommé qui détient des droits dans un des temples les plus prestigieux de toute la région, où l’on performe exclusivement Muthappan. Ce performeur chevronné se retrouve donc dans une situation exceptionnelle qui lui permet d’obtenir des revenus élevés et de faire partie de la classe moyenne, mais en se consacrant uniquement à la performance. Il est dans une position très enviable que très peu de performeurs ont la chance d’occuper. Son fils, Balagovind, héritera de ses droits et pourrait donc, en principe, suivre les traces de son père et obtenir les mêmes avantages, une situation très avantageuse qui aurait sans doute fait le bonheur de plusieurs jeunes performeurs de son âge. Cependant malgré son très grand désir de devenir performeur, Balagovind veut aussi ardemment devenir informaticien.

Cela nous fait dire que le désir d’avoir un bon emploi n’est pas seulement une question d’aspect financier, il y a aussi une dimension de statut, ce que nous avons déjà évoqué plus haut au sujet de Kaushal, un statut d’appartenance à une classe de professionnels, symbole de la réussite sociale. Donc, même si indéniablement dans les cas que nous avons vus, le désir de performer était le résultat d’un désir intérieur, personnel, ancré dans un choix de vie, et non le résultat d’une fatalité associée à un

devoir de caste, il nous apparaît que le besoin de certains d’avoir aussi un emploi professionnel, et de s’accomplir dans un domaine lié à la modernité, dépassait le simple fait d’avoir un bon revenu. Et l’on peut concevoir qu’il y ait une certaine fierté pour jeunes de basses castes d’avoir accompli ce qui était autrefois impossible, c’est- à-dire grimper dans l’échelle sociale. On reconnaît chez eux une fierté d’appartenance à leur communauté. Bien sûr ils veulent s’émanciper, ils veulent un accès à la mobilité sociale, mais ce n’est pas pour pouvoir dire qu’ils ne font plus partie d’une communauté d’intouchables, associée à la pauvreté dont ils seraient aujourd’hui dissociés, mais plutôt pour pouvoir affirmer, au contraire, qu’ils sont fiers d’appartenir à un groupe associé au Teyyam, et, qu’en plus, ils sont parvenus, malgré les difficultés, à grimper dans l’échelle sociale, et qu’ils sont en mesure aujourd’hui de bien gagner leur vie. Il s’agit de faire honneur à leurs ancêtres et aux membres de leurs familles, en accomplissant de grandes choses, mais sans jamais renier leur mémoire.

Ceci dit, nous sommes conscients, et Virochan l’a bien expliqué, que plusieurs choisissent de ne pas s’engager dans le Teyyam. Toutefois ce que notre recherche permet d’établir, c’est qu’il y a aussi de jeunes hommes qui, pour des raisons personnelles, sont déterminés à suivre la voie de leurs pères, soit en se consacrant en priorité à la performance (Abhimanyu, Virochan), soit en essayant de réconcilier les deux mondes (Kaushal, Sadashiv, Sanjith, Priyaka, Balagovind). Un projet qui, dans tous les cas, demande beaucoup de détermination et n’offre parfois que peu de garanties de réussite. En ce sens, leur situation pourrait être comparée à celle de bien des jeunes dont parle Sancho (2012) qui démontrent, selon lui, beaucoup de détermination et d’optimisme, même si dans les faits un regard objectif pourrait déceler que leurs chances de réaliser leurs aspirations sont loin d’être garanties, surtout s’ils proviennent d’un milieu plus modeste.

Maintenant, il restera à voir comment ces jeunes réussiront à négocier leurs occasions de performer dans leurs groupes et avec les comités de temple. Car, bien qu’il y ait des droits héréditaires, ces droits doivent tout de même être distribués, et il y a parfois

plusieurs prétendants en compétition. Nous avons déjà établi à quel point les occasions de performer représentaient des occasions de gagner de l’argent et pouvaient faire la différence entre le fait de gagner sa vie de façon modeste, mais acceptable, ou de se retrouver dans une forme de précarité, ou alors, plus rarement, d’en vivre très bien. Nous savons que dans les groupes de performeurs, il y a des performeurs en position d’autorité qui prennent les décisions, qui surtout négocient la rémunération et les occasions de performer avec les comités de temples, et qui ont beaucoup de pouvoir lors de ces négociations. Dans le prochain chapitre, nous allons démontrer que les coulisses du Teyyam donnent lieu à une arène de luttes de pouvoir où, à côté d’un système de droits et de privilèges, se profile un système de compétition basé sur la renommée et la réputation, avec lesquels ces jeunes auront à composer.

3 L’espace de négociation dans les coulisses du