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Abhimanyu : sur les traces de son père

2 Les aspirations des jeunes performeurs

2.2 La performance en priorité

2.2.4 Abhimanyu : sur les traces de son père

Nous commencerons avec le témoignage d’Abhimanyu qui est âgé de 21 ans et qui fait partie de la caste Malayan. Son père, qui était performeur possédant le titre de panicker, est décédé quelques mois seulement avant l’entrevue que nous avons faite avec son fils. Abhimanyu a su très tôt qu’il voulait devenir performeur comme son père et son grand-père avant lui, et ce même s’il réussissait très bien à l’école. C’est son père qui l’a entraîné dès son plus jeune âge, comme le veut la tradition, et à 18 ans seulement Abhimanyu a reçu le titre de panicker, le consacrant comme performeur accompli. Il obtient habituellement de 40 à 50 performances par année, et complète avec le rickshaw en basse saison.

Un fait intéressant pour notre enquête, Abhimanyu fait partie du même groupe que Shrivaj dont nous avons parlé précédemment, alors je lui ai demandé ce qu’il pensait des critiques et des recommandations que son aîné avait promulguées concernant le comportement insouciant de certains jeunes performeurs. D’une certaine manière, il était d’accord avec le fait que certains jeunes ne misaient pas nécessairement sur les hautes études et prenaient les choses de façon nonchalante, par contre, malgré le fait qu’il n’ait pas personnellement entrepris de longues études, il se décrivait tout de même comme un jeune homme sérieux et responsable qui avait fait tout ce qu’il devait faire pour devenir un bon performeur. Il nous a toutefois confirmé qu’il était au courant des risques du métier, réitérant les propos de Shrivaj concernant notamment les dangers liés aux problèmes de santé. À ce sujet, il ajoute qu’on ne peut connaître l’avenir, que ces problèmes n’arrivent pas nécessairement à tous les performeurs, que beaucoup en sont épargnés, et que c’est pourquoi il préférait ne pas trop y penser et aller de l’avant. Cependant, il a insisté pour dire qu’il mettait l’accent sur les choses qui étaient en son contrôle pour conserver une bonne santé, comme user de l’alcool avec modération.

Il a réitéré aussi ce que disait Shrivaj, à savoir que les comités de temples préfèrent les performeurs plus jeunes, de 25 à 35 ans, et qu’après cela pouvait survenir un

douloureux déclin au cours duquel le performeur disqualifié pouvait vivre difficilement cette mise à l’écart progressive. Abhimanyu était donc au courant de tous ces écueils, et pourtant cela ne lui faisait pas remettre en question son choix de vie. Concernant la possibilité de donner préséance à un autre travail, il n’était pas contre, mais il ajoutait que dans un cas semblable, selon lui, il faudrait donner une grande importance aux deux emplois, et ne négliger ni l’un ni l’autre. Car si un performeur n’était pas assez convainquant aux yeux des comités, il risquait d’être négligé par eux, ce qui selon lui pouvait engendrer des situations très angoissantes. On peut donc comprendre, à la lumière de ses propos, qu’un jeune performeur qui donnerait la priorité aux études, puis à un autre travail, pourrait avoir moins de temps à consacrer à son apprentissage de la performance, il aurait moins d’expérience, et risquerait d’être mis à l’écart par les comités de temple. Cette remarque est capitale parce qu’elle nous permet de concevoir un peu mieux le défi qu’auront à relever les performeurs qui, à la différence d’Abhimanyu, préféreront prioriser un emploi bien rémunéré tout en complétant avec la performance.

Abhimanyu a discuté avec nous de son succès précoce, et il nous a expliqué que cela venait du fait qu’il avait déjà su acquérir, malgré son jeune âge, une excellente réputation basée sur le fait qu’on lui reconnaissait de bonnes capacités pour « résoudre les problèmes » des dévots. Il raconte par exemple que des femmes étaient venues le consulter parce qu’elles désiraient un enfant, et que dans l’année suivante, un enfant était né. Abhimanyu insistait d’ailleurs beaucoup sur cette bonne réputation, sur ces grandes facultés qu’on lui prêtait de remédier aux problèmes des gens, pour expliquer le succès qu’il avait auprès des comités de temples, et qui lui valait l’octroi d’un bon nombre de performances. Car d’ailleurs, selon lui, ce serait une priorité des comités de temple que d’aligner les meilleurs performeurs.

Cette déclaration fait écho à ce que nous ont confié plusieurs performeurs dont les commentaires révèlent aussi cette volonté des comités d’aligner les meilleurs performeurs. La sélection des performeurs fera ainsi l’objet de négociations entre les performeurs responsables de leurs groupes et les membres de comités de temples, et

l’on y débattra les droits de performer et la compétence des performeurs, dans des contextes où les rapports de force pourront varier.

Nous pouvons dire d’Abhimanyu, qu’il est un jeune homme dédié et déterminé, dont l’objectif était de devenir performeur et qu’il a tout mis en place pour y arriver. Il ne s’agit pas d’une décision qu’il a prise par défaut, faute de meilleures options. On pourrait souligner aussi qu’il veut suivre les traces de son père, qu’il est parfaitement conscient des risques et des exigences du métier de performeur et qu’il est prêt à les assumer. Il s’agit d’un choix individuel, d’une trajectoire personnelle, comme ce sera le cas de plusieurs jeunes que nous avons interrogés. Il faut retenir aussi qu’il n’a pas décidé de miser sur de hautes études, pour plus de sécurité ou de meilleurs revenus, comme l’a suggéré son confrère plus âgé Shrivaj, car il semble bien que sa priorité était avant tout de s’accomplir comme performeur.

Dans le cas d’Abhimanyu, comme dans celui d’un bon nombre de performeurs interrogés, nous retrouvons le désir profond de poursuivre cette tradition du Teyyam, non pas par devoir, ou par fatalité, ou à défaut d’avoir reçu une meilleure éducation, mais parce qu’il veut faire partie d’une tradition qu’il admire et dont il est fier. Cela rejoint les propos de Komath (2003) qui, il y a une dizaine d’années, évoquait aussi une fierté d’appartenance à cette tradition. L’autre chose que nous retiendrons du témoignage d’Abhimanyu, et de ceux que nous avons vus précédemment, c’est qu’il y a des situations où les comités de temples veulent les meilleurs performeurs, et cela met une pression supplémentaire sur les jeunes performeurs pour l’acquisition d’une bonne réputation. Ces remarques sont capitales, car elles sont au cœur du défi qui attend les jeunes qui chercheraient des accommodements avec des emplois plus payants et à temps plein, comme nous le verrons dans la prochaine partie. Mais auparavant nous regarderons la situation de Virochan que nous comparerons à celle d’Abhimanyu.