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1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la transmission

1.3 La relève du Teyyam en question

1.3.2 Le métier de performeur

Comme nous l’avons mentionné, à partir du moment où les Nayars, à la suite de réformes, perdirent leurs propriétés terriennes avec l’application de lois exigeant leur redistribution, ce fut tout le système de patronage du Teyyam qui fut ébranlé et les activités rituelles en furent grandement affectées. C’est dans ce contexte de luttes sociales où l’on combattait les discriminations issues du système des castes que la pratique du Teyyam cessa d’être un devoir et devint un emploi rémunéré (Holloman et Ashley 1983).

Il faut comprendre que pour les castes liées à la performance, les principales étant les castes Vannan, Malayan, Velan et Pulaya, leur association avec le Teyyam était profondément inscrite dans leur identité de caste, jusqu’à constituer un devoir. En fait, comme l’explique Herrenschmidt (1989), pour bien comprendre ce que l’on désigne par le mot « caste », il faut référer au terme jati qui signifie avant tout « espèce » comme on pourrait parler d’espèces animales. Ces jati désigneront donc des espèces d’hommes ayant chacun leur dharma, voulant que chacun ait sa « manière » ce qui impliquera par exemple qu’ils se doivent de faire un métier spécifique, puisqu’il s’agirait de leur nature. Pour Herrenschmidt le dharma implique aussi une interdépendance à l’échelle de l’univers, et la hiérarchie des castes proviendrait du mythe sacrificiel du Rg-Veda référant au pur et à l’impur. C’est donc à de telles conceptions ancrées dans la pensée hindoue et opérant au niveau social que certaines castes étaient associées à la performance du Teyyam. Bien entendu, à partir

du moment où le système de castes et ses principes furent contestés dans la société indienne, on pouvait s’attendre à ce qu’on veuille s’affranchir des métiers associés à certaines castes, bien que dans plusieurs cas, comme celui des castes associées au Teyyam, un lien identitaire très fort ait pu subsister envers cette pratique, comme le souligne d’ailleurs Komath (2003) qui est à la fois chercheur et performeur.

Autrefois, la situation des performeurs était très précaire et ils étaient pour ainsi dire réduits à une très grande pauvreté. Pour la rémunération, on parlait généralement d’un bol de riz et de l’alcool, reçus pour la performance d’un Teyyam qui pouvait durer une nuit entière. Il s’agissait de conditions très difficiles pour une pratique extrêmement exigeante, d’ailleurs encore de nos jours on évoque des rituels pouvant durer jusqu’à 20 heures (Freeman 1991) ou 24 heures (Seth 2014), pendant lesquels habituellement les performeurs ne peuvent ni boire, ni uriner.

De plus, certains de ces rituels demandent la résistance à la chaleur du feu, ou alors la capacité à danser malgré le port de costumes lourds et encombrants. Il y a de nombreuses observances à respecter, par exemple on exige certaines restrictions alimentaires jusqu’à 41 jours avant la tenue d’un Teyyam, il y aussi des restrictions au niveau de la consommation d’alcool et des relations sexuelles. Il faut aussi compter que les exigences physiques requises pour la performance de ces rituels peuvent générer de graves problèmes physiques à long terme. Pour lever le voile sur les dangers de ce métier, Seth (2014) rapporte une situation où un performeur fut subitement pris de paralysie, jusqu’à ce qu’on l’aide à détacher les sangles de son costume.

Il faut aussi ajouter aussi le fait que le Teyyam est une activité saisonnière qui fournira du travail aux performeurs six à sept mois par année, car il fait relâche pendant la période de la mousson. Les performeurs doivent donc avoir recours à un autre emploi durant la basse saison. À ce sujet, Dalrymple (2009) a évoqué la situation d’un performeur qui devait travailler comme gardien de prison pendant cette période de relâche.

Sur le site internet du Parampara Project, dont l’objectif est de documenter les efforts de conservation des traditions indiennes, supporté par le ministère de la Culture du Gouvernement de l’Inde, on retrouve les extraits d’une entrevue dans laquelle un performeur, Unnikrishnan Peruvannan, interrogé en 2011, décrit les difficultés associées à la pratique du Teyyam qui posent un danger pour la continuité et la transmission de cette tradition. Il aborde les difficultés du métier engendrées par des responsabilités sociales inhérentes au rôle joué lors des rituels, et il évoque la difficulté des jeunes performeurs de répondre à ces attentes :

« The demands on the artist are very high – he has to be trained in several skills like singing, material making, playing the drums, effective presentation; he has to have presence of mind and ability to take ex tempore decisions, and also effectively communicate such decisions in order to help settle disputes that are brought before the theyyam; he has to be diplomatic in handling representatives from different communities and positions; he has to gain knowledge about the families and people around so that he can handle problems arising out of their interactions. All these put a huge strain on the performer and youngsters are not keen on taking up such a huge responsibility. »

Puis, il dénonce le problème des revenus insuffisants et son effet dissuasif sur les jeunes qui pourraient choisir cette profession :

« Lack of regular earnings through the year, lack of welfare measures either from the community or the government, and such other problems effectively prevent the younger members of the community from taking up this as a profession. It is not considered a sustainable livelihood at all. »

Il décrit aussi les problèmes de santé liés à la performance:

« A major occupational hazard is the deterioration of health of the artist. A theyyam can last more than 12 or even 24 hours during which he may not be able to take food or drink water, putting a strain on his body. During the season, he works continuously day and night for weeks together leading to a lot of pressure on him. Hypertension is a common phenomenon in theyyam artistes. The eye make up affects the eyes of the performer. Many artists take to drinking to

overcome the strain which again has a detrimental effect on his health. Blood circulation gets affected due to the theyyam frame being tied to different parts of the body. Arthritis is another common illness found in performers. All these take a toll on the artists' health and they often burn out at an early age. »

La performance des rituels du Teyyam est donc une pratique extrêmement exigeante, pouvant engendrer des problèmes de santé graves, et qui requiert parfois de lourdes responsabilités comme de prendre en charge la gestion de conflits. Autrefois, il s’agissait d’un devoir de caste, mais aujourd’hui la performance est un métier que l’on peut choisir d’exercer ou non. Nous avons vu qu’il y aurait des raisons de croire que la condition financière des performeurs se soit récemment améliorée, et qu’un phénomène de regain des activités soit en cours. Une amélioration de la condition des performeurs serait sans doute nécessaire pour assurer une relève, ainsi que la continuité des activités du culte, surtout dans un contexte de grande popularité du rituel.

Il y a plus de trente ans que l’on déplore la situation des performeurs et qu’on annonce le déclin du Teyyam. Pourtant, au fil des ans, il semble que des jeunes hommes ont continué d’emprunter cette voie, malgré les difficultés et les dangers encourus. Aujourd’hui, l’Inde se modernise et l’on mise de plus en plus sur l’éducation pour espérer obtenir un bon emploi afin de faire partie de la classe moyenne. Les jeunes hommes issus des familles de performeurs ont donc d’autres options dans ce contexte. Quelles sont les aspirations des jeunes performeurs aujourd’hui au Kerala, quels sont leurs projets de vie? À quelles conditions sont-ils prêts à se consacrer à la performance?