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La violence républicaine : entre mythe et processus identitaire

Chapitre II. La violence comme seule alternative

III. La violence terroriste comme marqueur identitaire

III.3 Discours républicain et légitimation de la violence

III.3.1 La violence républicaine : entre mythe et processus identitaire

Le discours républicain s‘appuyait sur les succès de la stratégie de guérilla dans le monde. En effet, comme le souligne Gérard Chaliand, de nombreux exemples participent à la persistance du « mythe du caractère invincible des guérillas »597. Il ne s‘agit pas de victoires militaires, mais plutôt de victoires politiques : indépendance d‘un état ou d‘une province, droit à l‘autodétermination, place dans un gouvernement, négociations ou fin des discriminations, etc. Les républicains s‘inspiraient des exemples de luttes victorieuses menées par la force. La Révolution française598, tout comme les succès des guerres de décolonisation figuraient parmi les modèles :

La guerre de résistance qui a conduit les Britanniques hors de Chypre et d‘Israël, les Français hors de l‘Indochine et de l‘Algérie, tout comme la lutte du peuple vietnamien contre les colonialistes Français et les Américains – c‘est ce type de guerre qui aujourd‘hui frappe la Grande-Bretagne juste à sa porte. Sa soi-disant suprématie militaire mondiale ne lui permet pas d‘accéder à la

597 Gérard Chaliand, Voyage dans 40 ans de guérillas, op. cit., p. 29.

598 Voir note 5.

146 numérique des Britanniques sont incapables de vaincre le mouvement de résistance irlandais. Les Britanniques savent, d‘après le rôle qu‘ils ont joué dans la résistance, qu‘ils ne peuvent pas gagner600.

La comparaison entre les activistes de l‘IRA et les Résistants de la Seconde Guerre mondiale paraît inappropriée, mais rappelons que l‘IRA se considérait pendant tout le conflit comme une armée en guerre contre le gouvernement britannique. Par conséquent, en s‘appuyant sur les victoires de la lutte armée dans le monde, le discours républicain s‘efforçait de démontrer l‘efficacité du recours à la force, et de convaincre tous ceux qui s‘y opposaient qu‘il n‘existait pas d‘autres alternatives en Irlande du Nord : en effet, sans dévaloriser l‘impact des luttes pacifistes, les républicains expliquaient qu‘un tel modèle de lutte n‘était pas réalisable dans la Province.

Le discours républicain rappelait également les succès de la stratégie armée dans l‘histoire du mouvement601. Ce thème est récurrent et la partition de l‘Irlande est l‘exemple le plus fréquemment cité. Eddie McGrady, du SDLP, revenait sur la partition de l‘Irlande et soulignait que le nouveau statut fut en effet obtenu par la force :

Je ne reviendrais pas sur les causes des problèmes de l‘Irlande du Nord et la division qui fut imposée par la force dans les années 1920 lors de la partition de l‘Irlande, créant ainsi le concept que la force profitait au succès. […] Je ne veux pas être écarté à ce moment important des débats,

599 « The war of resistance that drove the British out of Cyprus and Israel, the French out of Indo-China and Algeria, like the Vietnamese people‘s struggle against the French and American colonialists– such a war is plaguing Britain now, right on her doorstep. Her worldwide so-called military primacy cannot produce a victory for her, and her worldwide political pride cannot permit immediate withdrawal. » The War of the Flea, Irish Republican Information Service, 16 December 1976, p. 5.

600 « The war in the Six Counties is a new type of war, resembling the French resistance movement of the last war, in which the guns, tanks and superior numbers of the British are unable to defeat the Irish resistance movement. The British could learn from their own part in the French resistance that they cannot win. » « The IRA Justified », An Phoblacht, Meitheamh (juin), 1972, p. 7.

601 Dans son manuel daté de 1965, A Handbook for Volunteers of the Irish Republican Army, Seán Cronin, stratège de la campagne de la frontière, s‘appuyait également sur les victoires armées précédentes afin de justifier la viabilité de son plan : « Aucune nation n‘a une plus grande tradition de la guerre de guérilla que l‘Irlande. Notre histoire regorge d‘exemples de ses succès ». « No nation has a greater tradition of guerrilla warfare than Ireland. Our history is full of examples of its successful use. » A Handbook for Volunteers of the Irish Republican Army, issued by General Headquarters, Chapter 1

« Our Tradition », 1956, p. 1.

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mais l‘histoire telle qu‘elle est écrite dans les livres montre clairement que la force et la menace de la force ont été des facteurs déterminants pour les accords du début des années 1920602.

En effet, dans la mémoire du mouvement républicain, si la partition était loin d‘être une victoire, le recours à la force s‘était néanmoins montré productif :

La guerre anglo-irlandaise de 1919-1921 montrait clairement que si une petite nation utilisait l‘épée efficacement et le combinait à une ligne politique (ce que fait l‘IRA actuellement), bien que cette stratégie ne permette pas forcement de vaincre l‘ennemi, elle ne serait pas facilement anéantie, et ce quelle que soit la supériorité de ses adversaires. En 1921 et 1922 l‘élite des politiciens britanniques s‘est assise pour négocier avec les hommes qu‘ils avaient traités de meurtriers seulement quelques semaines auparavant. Tel est le pouvoir des tactiques révolutionnaires quand elles sont appliquées à bon escient603.

L‘IRA soulignait que la force semblait avoir obligé les britanniques à négocier dans les années 1920 pour trouver une solution, et avait permis à l‘Irlande, ou du moins une grande partie de l‘Irlande, de se « libérer de son occupant ». L‘efficacité prouvée du recours à la force dans l‘histoire du mouvement républicain, et particulièrement concernant cette période, revenait fréquemment dans son discours. En effet, pourquoi la force n‘achèverait-elle pas le désengagement total des britanniques ?

La lutte armée s‘était non seulement avérée « efficace » dans le passé, mais faisait également partie intégrante de la « tradition républicaine ». En se proclamant les héritiers des différents groupes qui avaient lutté contre la présence britannique dans l‘histoire de l‘Irlande604, l‘IRA justifiait son propre combat, tout en légitimant le recours aux armes pour mener à bien son projet politique. En effet, l‘indépendance de l‘Irlande serait nécessairement gagnée par la force, et la survie même du républicanisme semblait reposer sur les armes. Le caractère traditionnel de la lutte armée des républicains contre l‘impérialisme britannique comptait parmi les arguments de légitimation de la cause.

602 « I shall not go into the historical causes of Northern Ireland's problems and the division that was imposed by force in the 1920s when Ireland was partitioned, creating the concept that force has its own success. […]: I do not wish to be drawn aside at this sensitive moment in the talks, but history as it is written in books shows clearly that the force and the threat of force were major factors in the settlements of the early 1920s. » Eddie McGrady, House of Commons Hansard Debate for 18 June 1992, Northern Ireland 1974 Act, Vol. 209, Col. 1073.

603 « The Anglo-Irish war of 1919-21 showed clearly that if a small nation used the sword efficiently and combined it with political initiative (both of which the I.R.A. are doing today) although it might not defeat the enemy, it itself could not be easily defeated either, no matter the superiority of its adversaries. In 1921 and 1922 the elite of British Politics sat down to negotiate with the men they had called murderers but a few weeks before. Such is the power of revolutionary tactics when properly applied. » « The IRA Justified », An Phoblacht, Meitheamh (juin), 1972, p. 6.

604 Voir l‘introduction générale, p. 17-19.

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Au début des années 1970, l‘IRA légitimait sa lutte armée en se référant au mythe, bâti sur les rébellions victorieuses et les défaites de l‘histoire du mouvement, avec ses martyrs et ses héros. L‘arme y jouait un rôle essentiel puisque c‘est par elle que le peuple irlandais devait regagner sa liberté :

L‘histoire a prouvé que la politique du Traité a été un échec complet. Ceux qui prônent cette politique aujourd‘hui doivent être des parfaits idiots. Ainsi en ce dimanche de Pâques, tandis que nous nous réunissons autour des tombes de nos martyrs, nous devons de nouveau répudier toutes les institutions qui pourraient limiter la souveraineté totale de l‘Irlande et avec Pearse proclamer :

« Je ne connais pas d‘autres façons d‘obtenir la liberté, et une fois acquise, d‘autres façons de la conserver, excepté par des hommes en arme »605.

De Padraig Pearse, martyr de l‘Insurrection de 1916, à Fergal O‘Hanlon, volontaire de l‘IRA tué en 1957 lors d‘une attaque pendant la campagne de la frontière, et auteur de la dernière phrase de la citation, l‘image est la même : celle du peuple irlandais en arme qui se soulève, celle du volontaire armé luttant pour la cause. Dans le même article de An Phoblacht dont est extraite la citation précédente, une phrase souligne l‘importance de l‘arme dans le mythe républicain : « Un Irlandais sans armes est comme un prêtre sans religion, ou une femme sans chasteté »606. La comparaison peut faire sourire, et pourtant elle avait pour but de convaincre le lecteur de l‘importance capitale de l‘arme dans la lutte des républicains. En effet, dans le mythe républicain, le volontaire et l‘arme paraissent indissociables. Dans l‘article de Paddy Mac intitulé « Les Républicains irlandais ont besoin de leurs hommes armés », précédemment cité607, le rôle central des armes y était palpable :

Depuis la formation de l‘IRB en 1958, les objectifs républicains ont toujours eu une organisation d‘hommes armés pour les poursuivre. Il est vrai que les rangs de la Force Armée républicaine furent minces à certains moments ; mais nombreux ou pas, les hommes armés ont toujours été là pour servir de base à chaque nouvelle initiative contre l‘exploiteur impérialiste britannique.

Lorsque les espoirs de victoire étaient hauts, c‘était grâce aux efforts des républicains armés.

Lorsque les espoirs étaient au plus bas, ce sont ces mêmes hommes armés qui entretenaient la flamme du séparatisme, pour l‘enflammer de nouveau un autre jour. Tant qu‘il y a des hommes organisés avec des armes à leur disposition, qui sont dévoués à la cause révolutionnaire du républicanisme irlandais, notre histoire nous montre que notre cause peut sortir des ténèbres avec une rapidité foudroyante608.

605 « History has proved that the stepping stone policy of the Treaty has been a complete failure. Those who would advocate that policy today must be utter fools. So on this Easter Sunday, as we gather around the graves of our martyred dead we should again repudiate all institutions which would limit the complete Sovereignty of Ireland and with Pearse proclaim: ‗I know of no way by which freedom can be obtained, and when obtained maintained except by armed men.‘ » « What the 1916 Rising meant », An Phoblacht, Marta (mars) 1970, p. 3.

606 « An Irishmen without arms is like a priest without religion, or a woman without charity. » Ibid.

607 Voir p. 71-72.

608 « Ever since the founding of the I.R.B. in 1858, Republican objects have always had continuous organization of armed men to sustain them. It is true enough that the ranks of the Republican armed force

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Plus que l‘outil qui permet au combattant de se battre et de se défendre, l‘arme devient alors le symbole du combat, et finit même par représenter le groupe de façon métonymique609. « À l‘origine, moyen de la lutte, la violence finit par devenir un enjeu de cette lutte; à une fonction de défense de l‘identité, elle substitut une fonction d‘incarnation de cette identité »610. En effet, l‘arme, qui symbolise la violence, n‘était pas seulement un outil, mais bien un marqueur de l‘identité du mouvement républicain.

Ainsi l‘IRA, en tant que groupe au sein d‘une communauté, partageait-elle une même croyance en une origine commune, en se définissant comme membre du peuple irlandais sur un sol irlandais. Seulement, à cette origine, à cette identité irlandaise, s‘ajoutait, au sein de l‘IRA et de tout groupe républicain armé, la croyance en un héritage commun : la tradition de la lutte armée contre l‘occupant britannique transmise de génération en génération. La violence devient parfois un facteur de survie du groupe, comme le note Xavier Crettiez, professeur de sciences politiques à l'université de Versailles Saint-Quentin: « La violence nationaliste sert une logique d‘organisation, de pérennisation des structures de lutte mises en place par le groupe clandestin »611. Il rejoint ici l‘analyse de Wieviorka concernant le processus de « recharge de sens » de la violence612. En effet, en puisant dans son héritage, le mouvement républicain pouvait redonner du sens à sa violence lorsque celle-ci ne semblait plus justifiable pour ses acteurs. Le caractère traditionnel et ancestral de l‘usage de la force chez les républicains, et le sentiment, subjectif, d‘appartenance à une lignée de combattants pour

were at time thin; but few or many, the armed men were always there to serve as a solid foundation for every new attempt against the British imperialist exploiter. When hopes of victory were high, it was the efforts of armed Republicans who made them so. When hopes reached a low ebb, it was the same armed men who kept the flame of separatism alive, to blaze anew on yet another day. While there are organized men with arms at their disposal, who are dedicated to the revolutionary cause of Irish Republicanism, our history shows us that our cause can rise from the lower depths with tremendous rapidity. » Paddy Mac,

« Irish Republicanism Needs its Armed Men », An Phoblacht/The Republic, n° 8, 1966.

609 Le recours aux armes fait d‘ailleurs partie du folklore républicain, et de nombreuses chansons viennent rappeler leurs victoires ou leurs glorieuses défaites. Parmi les plus connues, on trouve, « Easter 1916 »,

« The Belfast Brigade », « Patriot Game », ou « Foggy Dew ». Dans la chanson traditionnelle républicaine « With my little Armalite », le volontaire de l‘IRA raconte ses épopées et rappelle à chaque refrain l‘importance de son arme, tel un fidèle compagnon. Le narrateur de cette chanson raconte ses aventures tandis qu‘il se trouve à chaque couplet dans un bastion républicain différent. Il est à chaque fois désavantagé face aux armes de ses « ennemis » (la police et l‘armée britannique) mais s‘en sort toujours grâce à « sa petite armalite » (répété à chaque fin de couplet) qui finit par devenir le véritable héros de la chanson.

610 Xavier Crettiez, « Violence et théorie du nationalisme », in Xavier Crettiez et Jérôme Ferret, Le silence des armes : l‘Europe à l‘épreuve des séparatismes violents, op. cit., 1999, p. 28.

611 Ibid., p.16.

612 Michel Wieviorka, La violence : voix et regards, op. cit., p. 219.

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l‘Irlande, apportait une dimension particulière à la violence au sein du mouvement.

Élément fondateur du mythe républicain et marqueur identitaire du groupe, la violence était chargée symboliquement et possédait un statut quasi-sacré au sein de la lutte pour la cause.