• Aucun résultat trouvé

Les « Provisoires » et le mouvement pour les droits civiques

Partie I : La violence armée (1969-1972)

II. Les mouvements paramilitaires

II.1. L’émergence des Provisoires

II.1.4. Les « Provisoires » et le mouvement pour les droits civiques

En quoi les objectifs des Officiels se distinguaient-ils de ceux des Provisoires ? Dans un entretien publié dans This Week le 31 juillet 1970, Cathal Goulding282, nommé Chef d‘État Major de l‘IRA officielle après la scission, expose le plan d‘action du groupe dont l‘objectif était d‘« établir une République Socialiste telle que Connolly l‘envisageait et en accord avec la Proclamation de 1916 »283. En effet lors de l‘Insurrection de Pâques284, dont Connolly avait été l‘un des instigateurs, Pearse proclama « le droit du peuple d‘Irlande à la propriété de l‘Irlande et au contrôle sans entrave de sa destinée, à être souverain et indéfectible »285 au sein d‘une République irlandaise « qui garantit la liberté religieuse et civile, l‘égalité des droits et des opportunités à tous ses citoyens […] »286. Afin d‘atteindre cet objectif, il s‘agissait en premier lieu de mettre fin à l‘impérialisme britannique en Irlande dans son intégralité.

En s‘impliquant « […] dans les problèmes quotidiens de [son] peuple »287, le mouvement républicain officiel aspirait à leur « […] donner les moyens de demander de meilleurs logements, de meilleures conditions de travail, de meilleurs emplois, un meilleur salaire, une meilleure éducation – afin de développer des activités

282 Cathal Goulding fut nommé Quarter Master General de l‘IRA en 1962.

283Cathal Goulding, Chef d‘État Major de l‘IRA officielle, « Republicanism: Why it has failed », This Week, July 31st 1970, p. 16.

284 Voir introduction générale, p. 17.

285 « We declare the right of the people of Ireland to the ownership of Ireland, and to the unfettered control of Irish destinies, to be sovereign and indefeasible. » Poblacht na hÉireann, The Provisional Government of the Irish Republic of the People of Ireland, in : « What the Irish Rising Meant », An Phoblacht, Márta (mars), 1970, p. 3.

286 « The Republic guarantees religious and civil liberty, equal rights and equal opportunities to all its citizens […] », ibid.

287 « […] to involve ourselves in the everyday problems of our people. » Cathal Goulding,

« Republicanism: Why it has failed », op. cit., p. 14.

82

contestataires allant dans ce sens »288. Les Officiels cherchaient ainsi à obtenir le soutien de la classe ouvrière qui devait prendre conscience de l‘incapacité du gouvernement nord-irlandais et irlandais, tels qu‘ils étaient, à améliorer leurs conditions de vie. Cette prise de conscience devait pousser leurs partisans à soutenir les candidats du Sinn Féin Officiel, qui organiseraient une révolution, mais de l‘intérieur, une stratégie que Goulding décrit comme « une utilisation révolutionnaire de l‘action politique »289. Seulement, la suspension de Stormont, comme le demandait la NICRA290, ne faisait pas partie de cette stratégie, de ce plan révolutionnaire :

Nous rejetons l‘appel de certains éléments malavisés au sein de la NICRA en faveur de l‘administration directe de Westminster et la suspension de Stormont. Il n‘y a pas de salut pour le peuple des Six Comtés dans l‘administration directe par Westminster. Renforcer la mainmise de la Grande-Bretagne sur le nord n‘ouvre pas la voie à une Irlande libre et unie291.

Bien au contraire, le risque était de voir l‘Irlande engloutie dans un Royaume-Uni fédéral après un accord avec le Fianna Fáil en République et avec les unionistes dans le nord292.

L‘objectif du mouvement républicain provisoire était aussi d‘établir une république irlandaise telle qu‘elle avait été proclamée par Pearse en 1916 :

Notre but est de rendre le peuple irlandais maître de sa destinée, contrôlant toutes les richesses de la nation, matérielles et spirituelles, au sein d‘une République indépendante de 32 comtés, dans laquelle les protestants, les catholiques et les dissidents jouiraient des mêmes droits293.

Cependant, à la différence des Officiels, les Provisoires ne soutenaient pas la ligne d‘action que le mouvement semblait suivre depuis plusieurs années, en décidant de participer « […] aux assemblées fantoches de Westminster, c‘est à dire Stormont et

288 « [...] to organise them to demand better houses, better working conditions, better jobs, better pay, better education–to develop agitationary activities along these lines. » Ibid.

289 « That is a revolutionary use of political action. » Ibid., p. 16.

290 Voir p. 65-68.

291 « We reject the call issued by some misguided elements of the NICRA for Direct rule from Westminster and suspension of Stormont. There is no salvation for the Six-County people in direct rule from Westminster. Strengthening Britain‘s hold on the North is not the way to a free united Ireland. » Statement from Republican Movement, 15 August 1969, Irish Left Online Document Archive,

« Remembering 1969 », <http://cedarlounge.files.wordpress.com/2009/08/1969006.pdf>, page consultée le 10/03/2010.

292 Ibid.

293 « Our aim is to make the Irish people masters of their own destinies, controlling all the wealth of the nation, material and spiritual, in an independent Republic of 32 counties, in which Protestants, Catholics and Dissenters will all have equal rights. » « No Opportunity Will be lost », Army Coucil‘s Easter Message, issued by the Provisional Army Council of Óglaigh na hÉireann, An Phoblacht, Aibrean (April) 1970, p. 1.

83 travers les pages du United Irishman et lors des commémorations républicaines pendant les enterrements »297. Dans notre contexte, par socialisme, le Sinn Féin provisoire entendait « la propriété de l‘Irlande pour le peuple d‘Irlande et la subordination de la propriété privée au droit et à la prospérité publiques »298. Les Provisoires refusaient donc que leur combat devienne une lutte de classe. Ainsi l‘abolition du capitalisme, fondement de la doctrine communiste, s‘était-elle, selon eux, substituée à l‘objectif national primordial de tout mouvement se disant « républicain irlandais », à savoir en finir avec la domination britannique en Irlande299. Si les Officiels participaient au mouvement pour les droits civiques afin de bénéficier de plus de soutien et d‘éveiller la

294 « [...] of Westminster‘s Puppet Assemblies of Stormont and Leinster. » « What the Irish Rising Meant », An Phoblacht, Márta (mars), 1970, p. 3.

295 Le socialisme désigne un modèle d‘organisation sociale basé sur la propriété collective des moyens de production. Dans leur ouvrage, Le socialisme, Georges Bourgin et Pierre Rimbert, historiens, énoncent les trois bases fondamentales de cette doctrine politique : « la propriété sociale des instruments de production » ; « la gestion démocratique de ces instruments » ; « l‘orientation de la production en vue de satisfaire les besoins individuels et collectifs des hommes ». Le Socialisme, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, p. 13.

296 Par exemple dans les articles suivants : « Executive Clarifies Position », An Phoblacht, Meitheamh (June), 1970, p. 2, et « No Opportunity Will be lost », An Phoblacht, Aibrean (April) 1970, Army Council‘s Easter Message, p. 1.

297 « Efforts were being made to indoctrinate Republicans and Irish People generally with the doctrines of Marx, Mao and Castro through the columns of the United Irishman and at Republican graveside commemorations. » « Belfast Press Center Sets Record Straight », An Phoblacht, Meitheamh (June), 1970, p. 2. Karl Marx (1718-1883), économiste allemand, fut à l‘origine du marxisme, doctrine politique favorable à l‘émancipation de la classe ouvrière et à l‘abolition du capitalisme (système économique et social basé, entre autres, sur la propriété privée et la liberté des échanges économiques). « L‘émancipation des travailleurs doit être l‘œuvre des travailleurs eux-mêmes » : cette célèbre phrase de Marx fut énoncée lors du discours pour la fondation de l‘Association Internationale des Travailleurs à Londres le 28 septembre 1864. Mao « Ze Dong » ou « Tsé Toung » (1893-1976) devint le dirigeant de la République Populaire de Chine. Il est un des cofondateurs du Parti communiste chinois en 1921 (la paysannerie était au cœur de sa révolution, plus que la classe ouvrière). Fidel Castro fut Premier secrétaire du Parti communiste de Cuba dès 1965 et Chef d‘État Cubain à partir de 1976.

298 « The ownership of Ireland for the people of Ireland and the subordination of private property to public right and welfare. » « Nationalism and Socialism », Republican Lecture Series No.3, Published by Sinn Fein Education Department, 1980, <http://cain.ulst.ac.uk/issues/politics/docs/sf/lecture/sf-lecture3.htm>, page consultée le 09/03/2010.

299 « No Opportunity Will be lost », Provisional Army Council of Óglaigh na hÉireann, op. cit., An Phoblacht, Aibrean (April) 1970, p. 1. L‘éventualité de l‘intégration du Parti Communiste d‘Irlande du Nord dans le NLF confirmait, pour les Provisoires, l‘orientation communiste de la direction du mouvement Officiel. Voir p. 71-77.

84

classe ouvrière, les Provisoires voyaient dans cette campagne une opportunité majeure pour la poursuite de leur combat contre la présence britannique dans la Province. En effet la PIRA déclarait que son objectif premier demeurait de participer à la campagne pour les droits civiques en aidant et en protégeant ses participants :

Pour le moment, le besoin primordial est d‘aider notre peuple dans les six comtés à réclamer leurs Droits Civiques. De plus, nous devons assurer sa protection et sa défense de manière adéquate pour qu‘il ne soit pas laissé à la merci des Forces de la Couronne ou de fanatiques sectaires300.

À la différence des Officiels, les Provisoires présentaient l‘abolition de Stormont comme « une mesure provisoire »301 et « un pas en avant »302, qui permettrait au mouvement provisoire de redonner vie à son projet, c'est-à-dire, repousser les britanniques hors de l‘Irlande du Nord :

Pour conclure, le Conseil de l‘Armée provisoire certifie au peuple irlandais qu‘aucune occasion de faire avancer la cause pour la liberté des Irlandais ne sera perdue et que les opérations appropriées seront lancées au moment propice afin d‘aboutir à l‘indépendance nationale totale303.

Alors que l‘abolition de Stormont faisait partie du plan de la PIRA, ou du moins constituait une avancée considérable au sein de ce plan, on comprend mieux pourquoi ce groupe armé clandestin dut se justifier à propos de son rôle dans la campagne pour les droits civiques et de sa responsabilité dans les épisodes de violence entre l‘armée et la police.

Si les Provisoires reprochaient à la direction du mouvement Officiel de ne pas s‘être suffisamment organisée en prévision d‘une détérioration de la situation, ils furent, quant à eux, accusés d‘avoir supplanté la lutte pacifiste du mouvement pour les droits civiques. Le 23 novembre 1970, la PIRA répondit à une déclaration du Comité Central de Défense des Citoyens de Belfast (CCDC)304 « […] accusant l‘IRA de la violence de

300 « At the moment greatest need of all is for assisting our people in the Six Counties in their demand for Civil Rights. Not only that, but we must ensure adequate protection and defence for them so that they are not left at the mercy of Crown Forces or sectarian bigots. » Ibid.

301 « an interim measure », ibid.

302 « a step forward », ibid.

303 « In conclusion, the Provisional Army Council assures the Irish People that no opportunity of furthering the cause of Irish Freedom will be lost and that at the opportune time appropriate actions will be taken to achieve full national independence. » Ibid.

304 Central Citizens‘ Defence Committee. Organisation créée en 1969 qui supervisait les différents groupes d‘autodéfense qui s‘étaient formés à Belfast-ouest.

85

rue continue dans le Nord »305. Dans sa réponse, le groupe armé clandestin provisoire réfute cette accusation et rappelle son rôle, quoique modeste, de protecteur, notamment lors des émeutes d‘août 1969. Le groupe assure d‘ailleurs qu‘« il continuera à honorer son engagement à défendre le peuple irlandais contre la violence unioniste démesurée et la violence officielle de Stormont, et contre les troupes britanniques en maraude »306, et accuse à son tour le CCDC de chercher « un bouc émissaire »307 pour porter la responsabilité de la dégradation de la situation depuis l‘été 1969. En effet, il faut bien distinguer cette période de celle qui avait précédé l‘été 1969, tandis que l‘IRA, pas encore scindée en deux groupes, affirmait que son rôle, durant les manifestations pour les droits civiques de 1968, avait été celui d‘un service d‘ordre : « Nous avions décidé de soutenir la campagne pour les droits civiques dans le nord, en prenant part aux défilés et aux manifestations. Nous jouions le rôle de service d‘ordre »308. Le rapport de la Commission Cameron publié en 1969309, commission qui, rappelons-le, avait été établie afin d‘enquêter sur la violence en particulier lors des manifestations du 24 août 1968 de Coalisland à Dungannon et du 5 octobre 1968 à Derry 310, corroborait les déclarations de l‘IRA quant à son rôle. En effet, le rapport fait état de la présence de membres de l‘IRA en tant qu‘organisateurs lors de la manifestation du 24 août 1968 :

« La police a estimé qu‘environ 70 membres du service d‘ordre étaient des Républicains, dont 10 étaient membres de l‘Irish Republican Army »311. Concernant la présence de membres de l‘IRA durant la manifestation du 5 octobre 1968, le rapport est moins catégorique mais corrobore de nouveau les dires du groupe armé : « La police fut impressionnée par le nombre de manifestants républicains et de tendance de gauche, et nous pensons qu‘il est établi que des membres de l‘Irish Republican Army étaient

305 « [...] blaming the IRA for continued street violence in the North. » « IRA Answers Belfast IICD », An Phoblacht, nollaig (décembre) 1970, p. 8. L‘article reproduit la déclaration de l‘IRA datant du 23 novembre 1970.

306 « It will continue to honour its pledge to defend Irish people against extreme Unionist and official Stormont violence, and against marauding troops. » Ibid.

307 « scapegoat », ibid.

308 « We decided to support a Civil Rights Campaign in the North, took part in marches and demonstrations. We acted as stewards on these occasions. » Cathal Goulding, « Republicanism: Why it has failed and why the IRA has failed », This Week, 7th August 1970, p. 33 (cet article fait suite à celui paru le 31 juillet 1970).

309 Voir p. 50-52

310 Voir p. 48-50.

311 « The police calculated that about 70 of the stewards were Republicans, and of these some 10 were members of the Irish Republican Army. » Disturbances in Northern Ireland, Report of the Commission appointed by the Governor of Northern Ireland, op. cit., chapter three, paragraph 34.

86

présents au sein du service d‘ordre »312. Pourtant, la NICRA, dans son bilan des évènements de 1968 à 1978, accusait le mouvement républicain d‘avoir fait reculer la lutte pour les droits civiques :

Ainsi l‘une des principales victoires de la campagne pour les droits civiques – le désarmement de la RUC – a été anéantie par les Provisoires en 1971 lorsque la police fut réarmée. La NICRA les a désarmés, les Provisoires les ont réarmés. Les Provisoires ont continué à mener leur campagne durant tout le printemps et le début de l‘été 1971. Progressant dans une atmosphère de peur sectaire, dopés par l‘incapacité du gouvernement de Stormont à faire face aux attentes en matière de droits civiques, les Provisoires ont pu, cette fois, faire coïncider la question des droits civiques et l‘abolition de l‘État313.

Cependant, après l‘été 1969, en particulier après les violences des 14 et 15 août à Belfast314, la situation changea radicalement. Si, dans une déclaration du 15 août 1969, l‘IRA affirmait que « le Mouvement Républicain [s‘était] activement engagé dans l‘organisation du soutien aux comités locaux de défense des citoyens dans les Six Comtés »315, le 23 novembre 1970, dans sa réponse aux accusations du CCDC, la PIRA insistait sur les évènements de l‘été 1969, décrits comme « […] un moment décisif »316. Le groupe menaçait d‘ailleurs les troupes britanniques de « représailles »317 en cas de violence envers des citoyens irlandais. Ainsi tout en essayant de se justifier auprès du CCDC, en rejetant l‘accusation selon laquelle la PIRA avait été responsable de la montée de la violence durant l‘année 1970, le groupe armé annonçait-il néanmoins l‘éventualité d‘un passage à l‘offensive contre les troupes britanniques.

Les changements fondamentaux en matière de stratégie, notamment concernant la fin de l‘abstention, entraînèrent la scission du mouvement républicain. Cette scission idéologique avait commencé dès la fin de la campagne de la frontière. Si, selon les

312 « The police were impressed by the number of Republican and left wing marchers, and we think it is established that members of the Irish Republican Army were present and represented among the stewards. » Ibid., chapter four, paragraph 45.

313 « Thus one of the primary victories of the civil rights campaign–the disarming of the RUC in 1969–

was wiped out by the Provisionals in 1971 when the force was rearmed. NICRA disarmed them, the Provisionals rearmed them. Throughout the spring and early summer of 1971 the Provisionals pressed on with their campaign. Thriving in the atmosphere of sectarian fear and buoyant with the Stormont Government‘s failure to act on the civil rights demands, the Provisionals were able to once identify the question of civil rights with the abolition of the state. » NICRA, We shall Overcome, The History of the Struggle for Civil Rights in Northern Ireland 1968-1978, op. cit. Le Police Northern Ireland Act devint une loi. Elle prévoyait, entre autres, le désarmement de la RUC. Cependant, la montée de la violence condamna cette clause.

314 Voir p.55-57.

315 « The Republican Movement is actively engaged in organising support for local citizens defence committees in the Six Counties. » Irish Republican Army Declaration, August 1969, op. cit.

316 « […] a turning point », « IRA Answers Belfast IICD », An Phoblacht, nollaig (décembre) 1970, p. 8.

317 « retaliatory action », ibid.

87

Provisoires, « nouveau-nés » républicains au sein de la lutte pour les droits civiques, ces changements intervinrent au moment même où l‘IRA aurait dû être suffisamment organisée et armée pour défendre les quartiers catholiques, cette incapacité à assurer un rôle de défense ne fut qu‘un facteur supplémentaire à la scission idéologique entamée au sein du mouvement. Ce facteur allait néanmoins jouer un rôle important dans la légitimation de la lutte armée menée par la PIRA. La nature de l‘implication du groupe armé provisoire durant la campagne pour les droits civiques continue de faire débat, en particulier concernant le Bloody Sunday318. Du côté loyaliste, la défense était également le maître-mot des organisations paramilitaires qui naissaient ou se reformaient au sein des troubles.