• Aucun résultat trouvé

Les premières flambées de violence et le rapport Cameron

Partie I : La violence armée (1969-1972)

I. Les « troubles »

I.3 Les premières flambées de violence et le rapport Cameron

La première manifestation officielle organisée, entre autres, par la NICRA et la CSJ, eut lieu le 24 août 1968112. Ce défilé, de Coalisland à Dungannon (Comté de Tyrone), fut organisé pour protester contre la discrimination à l‘encontre des catholiques. Initialement interdit pour éviter un affrontement avec une contre-manifestation organisée par les loyalistes, le défilé se déroula pourtant sans incident majeur. Il en fut différemment de la répression exercée par la police nord-irlandaise, la Royal Ulster Constabulary (RUC)113, lors d‘une autre manifestation prévue le 5 octobre 1968, qui allait marquer profondément le mouvement pour les droits civiques et susciter la mise en place d‘une commission chargée d‘enquêter sur les violences et les motifs de protestation des manifestants.

I.3.1 La police nord-irlandaise remise en cause

La manifestation du 5 octobre 1968 organisée à Londonderry par la NICRA et le DHAC avait été interdite deux jours auparavant par William Craig, alors Ministre des Affaires Intérieures à Stormont114. En effet, si la manifestation ne représentait pas un problème en soi, son trajet était risqué car il était prévu que les manifestants passent par le Waterside, un quartier de Derry à majorité protestante et unioniste. De plus, un défilé

112 Environ 2 500 manifestants étaient réunis. Paul Bew and Gordon Gillespie, A Chronology of The Troubles 1968-1999, Dublin, Gill & Macmillan, 1999, p. 3.

113 Cette police fut créée en 1922 et fut remplacée par la Police Service of Northern Ireland (PSNI) en 2001.

114 William Craig, Public Order Act (Northern Ireland) 1951, 3 October 1968, Public Record Office of Northern Ireland (PRONI).

49

était organisé le même jour par un groupe protestant, les Apprentis de Derry115. Cette manifestation116 eut lieu malgré les réticences de la NICRA, occasionnant de sévères affrontements entre la police et les manifestants. Deux jours d‘émeutes s‘ensuivirent à Londonderry entre la police et les résidents du quartier catholique, le Bogside. La brutalité et la partialité de la police lors de cette manifestation furent vivement dénoncées :

Jusqu‘au 5 octobre 1968, mis à part quelques exceptions notoires, les relations entre la police et la minorité étaient normales. Lors de la première manifestation pour les droits civiques de Londonderry la Royal Ulster Constabulary a bloqué les manifestants dans Duke Street par devant et par derrière et les a matraqués au hasard117.

La brutalité de la police à l‘égard des manifestants, le ressentiment des manifestants, et des spectateurs, donna ainsi à l‘IRA une occasion de dénoncer la politique de Stormont :

Pour traiter de la violence récente dans les Six Comtés, il est nécessaire de revenir au 5 octobre 1968 à Derry, alors que les activités non-violentes du mouvement pout les droits civiques furent confrontées à la violence brutale des agents officiels du régime de Stormont sous l‘ordre de William Craig118.

La version de William Craig quant aux évènements de 1968 était différente : « Comme je l‘ai indiqué, la police n‘a pas agi avec précipitation, mais au contraire a donné aux manifestants une liberté d‘action considérable et a subi des attaques physiques avant d‘employer la force »119. Suite à la manifestation du 5 octobre 1968, William Craig annonça l‘interdiction de toutes les manifestations pour les droits civiques, ainsi que de tout rassemblement au sein de Derry. Toutefois l‘apparition à la télévision d‘images de policiers nord-irlandais frappant des manifestants pour les droits civiques, une

115Apprentice Boys of Derry, organisation protestante créée en 1814, qui commémore l‘héritage et la tradition orangiste. Ce groupe célèbre plus particulièrement « le Siège de Derry » durant lequel 13 Apprentis de Derry fermèrent les portes de la ville et empêchèrent l‘armée de Jacques II d‘entrer. Voir l‘ouvrage de Wesley Hutchinson, Espaces de l‘imaginaire unioniste nord-irlandais, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999, p. 107.

116 Le nombre de manifestants fut moindre par rapport à la marche du mois d‘août (de 200 à 400). Paul Bew and Gordon Gillespie, A Chronology of The Troubles 1968-1999, op. cit., 1998, p. 3.

117 « Up to October 5th, 1968, with some notable exceptions, relations between the police and the minority were normal. At the first Londonderry Civil Rights march the Royal Ulster Constabulary sealed off the marchers in Duke Street in front and behind and batoned them indiscriminately. » Campaign for Social Justice in Northern Ireland, Northern Ireland, The Plain Truth, Second Edition, Castlefields, Dungannon, 15 June 1969, p. 8.

118 « To deal with the question of violence in the Six Counties in recent times it is necessary to go back to October, 5 1968 in Derry when the peaceful activities of the Civil Rights movement were met with the brutal violence of the official agents of the Stormont regime ordered into action by William Craig. »

« IRA Answers Belfast C.C.D.C. », An Phoblacht, Nollaig (Décembre), 1970, p. 8.

119 « As I have indicated, the police did not act precipitately, but gave the marchers considerable latitude and endure physical attack before employing force. » William Craig, Speech by Minister of Home Affairs, House of Commons Debate for 16 October 1968, Public Record Office of Northern Ireland (PRONI).

50

couverture médiatique dont les conséquences furent tout aussi néfastes que les violences elles-mêmes, exerça une certaine pression sur le gouvernement britannique qui se devait alors d‘agir.

I.3.2 Le rapport Cameron

Une commission présidée par le juge écossais Lord Cameron et intitulée, de ce fait, commission Cameron, fut créée le 15 janvier 1969 afin d‘enquêter sur les causes et la nature des évènements qui avaient marqué la Province depuis les violences du 5 octobre 1968120.

Concernant les accusations de brutalité de la police lors de la manifestation du 5 octobre 1968, le rapport de la commission Cameron reconnaissait que « la façon dont la police avait géré la manifestation à Londonderry le 5 octobre 1968 était, au vu de considérations matérielles, mal coordonnée et inappropriée »121. Ainsi la commission confirmait-elle qu‘il y avait bien eu « un recours à la force superflu et mal géré afin de disperser les manifestants, dont seulement une minorité se conduisait de manière instable et violente »122. Néanmoins, parmi les différentes causes ayant joué un rôle dans le développement des désordres, la commission soulignait la présence d‘éléments subversifs au sein du mouvement :

Il y a eu dès le départ une infiltration à la fois centrale et locale de l‘Association pour les droits civiques par des éléments subversifs d‘extrême gauche qui s‘étaient préparés à utiliser le mouvement pour les droits civiques afin d‘achever leurs propres objectifs et qui étaient prêts à exploiter les griefs afin de provoquer et de fomenter le désordre et la violence, qu‘ils provoquèrent et fomentèrent en effet, en prétendant soutenir un mouvement non-violent123.

120 Disturbances in Northern Ireland, Report of the Commission appointed by the Governor of Northern Ireland, Belfast, HMSO, 12 September 1969.

121 « The police handling of the demonstration in Londonderry on 5 October 1968 was in certain material respects ill co-ordinated and inept. » Disturbances in Northern Ireland, Report of the Commission appointed by the Governor of Northern Ireland, op.cit., paragraph 14 (Summary of Conclusions).

122 « There was use of unnecessary and ill controlled force in the dispersal of the demonstrators, only a minority of whom acted in a disorderly and violent manner. » Ibid.

123 « There was early infiltration of the Civil Rights Association both centrally and locally by subversive left wing and revolutionary elements which were prepared to use the Civil Rights movement to further their own purposes, and were ready to exploit grievances in order to provoke and foment, and did provoke and foment, disorder and violence in the guise of supporting a non-violent movement. » Ibid., paragraph 10.

51

Par éléments subversifs, la commission désignait principalement des membres de People‘s Democracy (PD)124, organisation d‘origine étudiante fondée en octobre 1968, ainsi que des membres de l‘IRA. Nous aurons l‘occasion d‘ailleurs de revenir sur le rôle de l‘IRA au sein du mouvement pour les droits civiques. Toutefois, malgré la certitude des membres de la commission, et de William Craig lui-même125, que le mouvement avait été infiltré par des groupes prêts à utiliser la violence, le rapport n‘en concluait pas moins que la police avait eu recours à la force de manière excessive.

Concernant les accusations de discrimination à l‘égard de la communauté catholique, la commission constatait, en partie, la validité des injustices dénoncées, ou du moins elle reconnaissait que les présomptions étaient fortes :

[…] les récentes déclarations en matière de politique gouvernementale concernant les élections municipales, le découpage des circonscriptions électorales, les enquêtes sur les méthodes d‘attribution de logement et sur les dispositifs de réception des plaintes contre les Autorités Locales, qui ont déjà été menées, apportent le support matériel nécessaire pour conclure que les témoignages qui nous ont été présentés concernant des injustices politiques ou sociopolitiques, issus de tant de milieux différents, avec autant de détails, et avec une telle fréquence, se fondent en grande partie sur des faits126.

La question de la discrimination en matière d‘emploi dans le service public n‘y était pas soulevée. Pourtant elle comptait parmi les revendications des manifestants pour les droits civiques. Quant aux plaintes concernant l‘attribution discriminatoire de logements, la commission précisait que la plupart des cas impliquaient des districts particuliers, au sein desquels la Commission Cameron notait une volonté de la part des conseillers de mettre la politique locale du logement au service de leurs propres desseins politiques :

124 Le 9 octobre 1968, des étudiants de la Queen‘s University de Belfast organisèrent une manifestation en direction de la mairie de la ville (Belfast Hall) contre la brutalité de la police. Leur défilé rencontra la contre-manifestation menée par Ian Paisley, qui, dès le début des troubles, devint un des principaux acteurs du conflit.

125 William Craig, Speech by Minister of Home Affairs, House of Commons Debate for 16 October 1968, p. 7, Public Record Office of Northern Ireland (PRONI).

126 « [...] recent declarations of Government policy on issues of local franchise, the drawing of administrative boundaries, investigation into methods of housing allocation, and machinery for dealing with grievances against local authorities, which have already been made, all provide material support for the inference that the evidence of political or social-political grievance which was presented to us from so many quarters, in such detail, and with such frequency, had substantial foundation in fact. » Ibid., Introduction, article 7.

52

Il y a eu de nombreux cas dans lesquels les conseils ont différé les autorisations de projets, ou provoqué des délais inutiles, là où ils pensaient qu‘un programme de construction de logements sociaux serait à leur désavantage d‘un point de vue électoral127.

Ainsi, un rapport gouvernemental officiel confirmait-il, d‘une part, la brutalité injustifiée de la police envers les manifestants pour les droits civiques lors du 5 octobre 1968 et, d‘autre part, la véracité des cas de discrimination envers la population catholique, même si cette discrimination était localisée. La violence de la police et la discrimination à l‘encontre des catholiques attestées ne pouvaient qu‘accroître le sentiment d‘injustice au sein de la communauté catholique. Pourtant, dès novembre 1968, des réformes, notamment dans le domaine du logement et dans le domaine électoral, avaient été annoncées.