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La résurgence des groupes armés loyalistes : « Pour Dieu et l’Ulster »

Partie I : La violence armée (1969-1972)

II. Les mouvements paramilitaires

II.2 La résurgence des groupes armés loyalistes : « Pour Dieu et l’Ulster »

Les groupes loyalistes ne constituent pas le sujet principal de cette étude.

Néanmoins, il est essentiel d‘avoir une idée précise des groupes armés clandestins loyalistes les plus actifs durant les troubles. En effet, la violence de ces groupes armés loyalistes allait légitimer la lutte armée de la PIRA, de même que la violence de la PIRA servirait à justifier les actions les plus violentes des groupes armés loyalistes. Ce rapport basé sur la rivalité est crucial pour la suite de notre étude, alors que chacun des groupes armés clandestins, républicains vs loyalistes, allait exiger le désarmement préalable de l‘« ennemi ».

À Belfast, les groupes armés clandestins loyalistes se formèrent pour défendre leurs quartiers319 contre les paramilitaires républicains :

Comme nous l‘avons vu et le verrons encore, l‘image que le paramilitaire loyaliste a de lui-même était basée sur le contraste explicite avec les républicains. C‘étaient des agresseurs; les loyalistes étaient les défenseurs. C‘étaient des criminels; les loyalistes des gens respectueux de la loi.

318 Voir p. 61-64. Juste après le Bloody Sunday, Lord Widgery fut chargé d‘enquêter sur les évènements qui ont mené à la mort des treize civils. Ce rapport, vivement controversé, réfuta une quelconque responsabilité des parachutistes britanniques en affirmant qu‘ils avaient réagi à des tirs issus de la foule.

En 1998, Tony Blair, le Premier ministre britannique, ordonna une nouvelle enquête menée par Mark Saville, dont le rapport, initialement prévu pour la fin 2007, fut finalement rendu le 24 mars 2010. Le rapport, publié le 15 juin 2010, met en cause les soldats du Régiment d‘élite des parachutistes britanniques qui ont tiré les premiers.

319 Voir annexe B : Composition religieuse des sections électorales de Belfast en 2001, p. 594.

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C‘étaient des ordures qui tuaient les femmes et les enfants; les loyalistes étaient des pères de famille honnêtes qui ne pourraient jamais faire de telles choses320.

Ils devinrent des groupes de plus en plus organisés, prêts à défendre non seulement leurs quartiers, mais également l‘Union avec l‘Angleterre et, si besoin était, par les armes.

Les deux principales organisations clandestines loyalistes présentes durant les troubles étaient l‘Ulster Volunteer Force (UVF) et l‘Ulster Defence Association (UDA).

L‘Ulster Volunteer Force (UVF), une force armée créée par Lord Carson en 1912, réunissait les différents groupes opposés à l‘autonomie de l‘Irlande321 « […] afin de garantir que le nord protestant ne [soit] pas vendu à l‘ennemi et entraîné dans une Union avec le Sud rebelle »322. Cette force fut incorporée à la 36e Division d‘Ulster de l‘Armée Britannique en 1914. Les membres de l‘UVF, groupe armé clandestin loyaliste, qui ressurgit en 1966 afin de s‘opposer à la tendance réformiste de Terence O‘Neill, alors Premier ministre d‘Irlande du Nord323, se considéraient comme les descendants de la force armée de Carson. Le groupe armé clandestin en reprit donc le nom et s‘appuya sur cet héritage en évoquant en particulier la Bataille de la Somme, devenue légendaire du fait des pertes humaines occasionnées324. L‘organisation clandestine rappelait également régulièrement avec fierté la participation de son « ancêtre » à la Seconde Guerre mondiale :

Quand la Seconde Guerre mondiale éclata en 1939, le peuple d‘Ulster allait encore jouer un rôle majeur et imposant contre la tyrannie de l‘Allemagne, alors que De Valera complotait avec ses serviteurs du Sud. Une fois de plus aucune conscription ne fut nécessaire pour encourager les hommes de l‘Ulster protestant à défendre le drapeau de l‘Union. L‘UVF s‘engagea de nouveau en masse, partout où l‘Union Jack était hissé, l‘UVF se mettait en marche ou bien y mourrait325.

320 « As we have seen and will see repeatedly, the loyalist paramilitary self-image was based on an explicit contrast with republicans. They were aggressors; loyalists were defenders. They were criminal;

loyalists were law-abiding. They were murdering scum who killed women and children; loyalists were decent family men who could never do such a thing. » Steve Bruce, The Red Hand: Protestant Paramilitaries in Northern Ireland, Oxford, Oxford University Press, 1992, Chapter 3 «Vigilantes and the Ulster Defence Association », p. 53-54. s‘est soldée par un échec coûteux en pertes humaines (400 000 soldats britanniques tués ; 300 000 soldats Allemands et 200 000 soldats Français).

325 « When the 2nd world war broke out in 1939, Ulstermen again were to play a leading and noble part against the tyranny of Germany, while again De Valera schemed with his minions down South. Once again no conscription was needed to urge the men of Protestant Ulster to defend the flag of the Union.

The U.V.F. again volunteered en mass, seeing action and dying everywhere the Union Jack was raised. »

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Le groupe revendiquait la tradition de la résistance comme son héritage : « C‘est un héritage modelé dans le moule Carsonite, trempé dans le sang et le sacrifice, dans la mort et la blessure, et dans la protestation et l‘incarcération »326. L‘UVF était donc, dès son émergence, au tout début des troubles, une organisation armée : « L‘UVF était dès le départ une organisation ‗militaire‘, et les nouveaux membres espéraient être mêlés à la violence »327. Ainsi, ce groupe allait-il devenir l‘une des organisations loyalistes les plus extrêmes et les plus violentes328 qui, dès 1966, avaient déclaré la guerre à l‘IRA329. À la différence de l‘UVF, l‘Ulster Defence Association (UDA) ne fut pas, dès sa création en septembre 1971, un groupe armé. L‘UDA fut créée afin de rassembler les différents groupes d‘autodéfense de quartier, tels que le comité de Shankill, « Shankill Defence Association », ou celui de Woodvale, « Woodwale Defence Association », des quartiers loyalistes de Belfast :

Elle [l‘UDA] est née des Associations de Défense Locale, formées du fait des frustrations des résidents locaux face à l‘échec de la police pour contrôler la criminalité croissante, et l‘échec des forces de sécurité pour rétablir la loi et l‘ordre dans chaque rue d‘Irlande du Nord330.

Cette organisation qui, à son apogée, allait compter près de 40 000 membres était légale.

Elle ne comptait pas parmi les organisations considérées comme « terroristes » et donc proscrites au sein du Royaume-Uni331. Ses membres étaient issus de milieux différents de l‘UVF :

UVF, Loyalist News, vol.2, 24th Edition, 3 July 1971, [s.p.] (l‘Union Jack fait référence au drapeau du Royaume-Uni).

326 « It is a legacy set in the Carsonite Mould, steeped in blood and sacrifice, in death and injury, and in protest and incarceration. » The Ulster Volunteer Force, « The People‘s Army‘ speaks out », in Combat, June 2000.

327 « The UVF was from the first a ‗military‘ organization, and new members expected to be involved in violence. » Steve Bruce, The Red Hand: Protestant Paramilitaries in Northern Ireland, op. cit., p. 71.

328 À Belfast, « Les bouchers de Shankill », un gang dont les membres étaient issus de l‘UVF, furent connus pour leurs actions barbares envers des victimes catholiques choisies au hasard. Voir Martin Dillon, The Shankill Butchers, New York, Routledge, 1999.

329 Cité dans Sarah Nelson, Ulster Uncertain Defenders – Loyalists and the Northern Ireland Conflict, Belfast, Apple Tree Press, 1984, p. 61.

330 « It grew out of the Local Defence Associations which came into being as a result of the frustrations of local residents with the failure of the police to control the increased crime and the failure of the security forces to restore law and order in every street in Northern Ireland. » UDA News, 17 October 1971, [s.p.]

331 Lorsqu‘une organisation est proscrite, elle devient illégale et est interdite par la loi. Toute activité au nom du groupe proscrit, dont le recrutement de membres, la recherche de fonds, ou bien encore le fait de porter l‘emblème d‘un groupe proscrit, constitue une offense à la loi. Les organisations proscrites sont listées dans la Loi sur le Terrorisme de 2000 (Terrorism Act 2000) qui a remplacé les lois successives pour la Prévention du Terrorisme (Prevention of Terrorism Act).

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Le développement de l‘UDA, initialement un groupe d‘autodéfense (légal), impliquait que l‘organisation recrutait un autre type de personnes, des activistes syndicaux avec une vision plus large de ce que pouvait faire la classe ouvrière loyaliste332.

L‘UDA souhaitait non seulement « opérer en tant que groupe de pression »333 afin que les élus politiques de la Province prennent en considération ses objectifs, à savoir à long terme assurer « la défense de l‘Ulster contre tout ce qui pourrait le détruire »334, et à court terme, aider à « la restauration de la loi et de l‘ordre dans chaque rue d‘Irlande du Nord »335, mais encore agir en tant que groupe de réflexion sur l‘Irlande du Nord336. L‘UDA n‘en devint pas moins un groupe armé dès 1972, alors que les tensions s‘étaient aggravées dans la Province après le Bloody Sunday et l‘abolition de Stormont337. S‘il échappa à la proscription jusqu‘en 1992338, c‘est qu‘il ne revendiquait aucune attaque en son nom, mais opérait sous celui de l‘Ulster Freedom Fighters (UFF), créé en 1973.

Qu‘ils soient membres de l‘UVF ou de l‘UDA, les loyalistes se faisaient un devoir de défendre leurs quartiers contre les républicains. Tout comme dans les récits nationalistes, l‘été 1969 à Belfast est décrit par les loyalistes comme une véritable invasion de l‘ennemi :

En 1969, une foule de catholiques lancèrent une série d‘attaques contre des quartiers protestants sans défense. La foule de catholiques venant des Falls, envahit les rues protestantes avoisinantes sans avertissement et sans raison. Ils ouvrirent le feu avec des mitrailleuses, des fusils, et des revolvers, ils lancèrent des cocktails Molotov et pillèrent, et, pour ceux qui ne le savaient pas, ou pour ceux qui en furent informés différemment, la preuve fut apportée par un catholique au Tribunal Scarman que des armes avaient été utilisées par l‘IRA à l‘Ecole St. Comgails, dans Divis Street339.

332 « The UDA‘s development from vigilante groups (and its legality) meant that it drew in a different sort of figure, the trade-union activist with a broader vision of what the loyalist working class could be doing. » Steve Bruce, The Red Hand: Protestant Paramilitaries in Northern Ireland, op. cit., p. 71.

333 « [...] to operate as a pressure group. » « What is the Ulster Defence Association. », UDA News, 17 October 1971, [s.p.]

334 « The Defence of Ulster against all who would destroy her. » Ibid.

335. « The restoration of law and order to every street in N. Ireland. » Ibid.

336 Le New Ulster Political Research Group (NUPRG), organe politique de l‘UDA, fondé en 1978, émit des propositions concernant la mise en place d‘un Ulster indépendant.

337 Voir p. 58-61 et p. 61-74.

338 Patrick Mayhew, Secrétaire d‘État pour l‘Irlande du Nord de 1992 à 1997, annonça la proscription de l‘UDA le 10 août 1992, alors que l‘UFF, dont le lien avec l‘UDA avait été reconnu, était responsable de nombreuses attaques meurtrières durant l‘année (le 5 février 1992, cinq civils catholiques furent tués par balle dans Ormeau Road à Belfast ; un civil catholique fut tué dans Springfield Road à Belfast).

339 « In 1969 Roman Catholic mobs launched attack after attack on defenceless Protestant areas. The Roman Catholic mobs from the Falls invaded near-by Protestant streets without warning, or reason. They opened fire with machine guns, rifles, and revolvers, they petrol-bombed and looted, and, for the benefit of those who were unaware, and those who were laid to believe differently, evidence given by a Roman Catholic in the Scarman Tribunal stated that machine guns had been used by the I.R.A. in St. Comgails

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Les évènements des 14 et 15 août 1969 étaient d‘ailleurs stigmatisés et décrits en termes terrifiants :

En août 1969, tandis que le peuple protestant dormait, leurs maisons ont été attaquées, un homme de notre quartier, innocent et bien considéré, a été tué de sang froid, et un autre jeune homme blessé et rendu totalement aveugle. Beaucoup d‘autres ont aussi été blessés par les balles des rebelles ce vendredi 15 août 1969 qui restera gravé dans nos mémoires340.

Ainsi, au début des troubles, les loyalistes s‘organisèrent pour se battre contre l‘IRA mais également contre le gouvernement britannique, rapidement soupçonné de trahison à l‘encontre de ses loyaux sujets : « L‘ ‗Union‘ créée par le ‗Government of Ireland Act‘, en 1920, n‘est plus qu‘une fiction, car l‘Angleterre nous a trahis et a brisé les liens d‘amitié et de fraternité qui jusqu‘ici la rattachaient à l‘Ulster »341. En effet, les loyalistes devinrent méfiants. L‘Armée britannique envoyée en 1969 était, selon eux, envoyée par la Couronne pour défendre ses sujets, mais la relation plutôt harmonieuse entre la communauté nationaliste et l‘armée à son arrivée, une harmonie de courte durée, insinua le doute quant aux véritables projets de l‘Angleterre concernant la Province. « Vous pouvez être vendu à l‘ennemi à tout moment »342, telle était la devise du Révérend Paisley qui évoquait la nécessité dès 1971 d‘une « Troisième Force » sous contrôle local, c'est-à-dire sous le contrôle de Stormont, pour garantir la sécurité de la population loyaliste :

Westminster doit aider à la formation d‘une Troisième Force sous un commandement local.

L‘Armée britannique, avec le soutien de forces sous le contrôle de Stormont, a garanti la paix dans le passé et demeure le seul espoir qui nous reste aujourd‘hui. Votre devoir est d‘encourager la formation d‘une Troisième force et de soutenir les politiciens qui ont cet objectif343 !

School, Divis Street. » « Why the Odds Don‘t Favour Prediction. », WDA News, February 1971. Lord Scarman présida la commission d‘enquête sur les émeutes de mars à août 1969 en Irlande du Nord.

340 « In August 1969, as Protestant people slept, their homes were attacked, an innocent and well respected man of our area was murdered in cold blood, and another young man wounded and rendered totally blind. Many more were also wounded by rebel bullets on that never to be forgotten Friday the 15th August 1969. » Ibid.

341« The ‗Union‘ embodied in the Government of Ireland Act, 1920, is now a fiction, for England has betrayed us and broken the ties of friendship and brotherhood which hitherto were the bonds between Ulster and herself. » « Union », Loyalist News, 41st Edition, 31 October 1970.

342 « You could be sold out any time », UDA News, 1972, Vol. 1, n° 11 (pas de date précise).

343« Westminster must assist the formation of a Third Force under local command. The British Army, with the support of forces under Stormont control, has secured peace in the past and is the only hope of doing so today. Your duty is to urge the formation of a Third Force and to support those politicians who declare this as their objective ! » « A Third Force », Loyalist News, 2 October 1971, vol. 2, 37th Edition, [s.p.] (article paru tout d‘abord dans Loyalist Association of Workers, Vol. 2, 55th Edition, 1971, « Ulster –And the Third Crown Force »).

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En effet, les loyalistes demandaient la restauration d‘une force du type des B-Specials, force dissoute le 1er avril 1970344. Dans un tract loyaliste d‘octobre 1971, émis par l‘Association des Travailleurs d‘Armagh345, la création d‘une Troisième Force est présentée comme une urgence et comme la seule manière de lutter contre la violence de l‘IRA : « L‘armée britannique, avec le soutien des forces sous le contrôle de Stormont [la Police, et plus précisément les B-Specials], a pu garantir la paix dans le passé et c‘est le seul espoir de la garantir maintenant »346.

La campagne pour les droits civiques fut non seulement assimilée par les unionistes et les loyalistes à une remise en cause de Stormont, mais encore à un mouvement mené par l‘IRA347. Cette assimilation, renforcée par la réorganisation militaire des dissidents de l‘IRA, les Provisoires, entraîna une réponse du côté des loyalistes, qui se virent non seulement menacés par la nouvelle organisation républicaine, mais encore convaincus que l‘Union elle-même était en danger. La peur d‘être « abandonnés » par l‘Angleterre allait perdurer tout au long du conflit et compter parmi les arguments justifiant leur lutte armée.

Avant de clore ce chapitre sur l‘historique des troubles, contexte de l‘émergence de la PIRA, il est crucial de s‘intéresser à la façon dont ce « nouveau groupe », légitimait sa lutte au début des années 1970. En effet, nous verrons que certaines de ces justifications allaient perdurer dans le discours républicain plus de vingt-cinq ans plus tard.

344 Voir note 77.

345 Armagh Loyalist Association, « A Third Force », tract reproduit dans Loyalist News, 2 October 1971, 37th Edition, Vol. 2, [s.p.].

346 « The British Army, with the support of forces under Stormont control, has secured peace in the past and is the only hope of doing so today. » Ibid.

347 Voir p. 46-48.

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