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La ville, source d’inspiration

Architecture et puissance

III. Généralité et pays d’États

III.1 Le monopole idéologique des villes

III.1.2 La ville, source d’inspiration

L’effervescence artistique qui règne dans ces relais de la culture parisienne ne laisse pas indifférentes les villes moyennes de l’intérieur breton, enrichies par le commerce des draps et les flux du négoce. A Guingamp, le sénéchal et subdélégué de l’intendance Charles Durand, sieur de Rabeault, convainc la communauté de remplacer l’ancien auditoire par une construction plus en accord avec l’importance de la ville362 (annexe 1). Le chantier, commencé le 11 avril 1761 d’après les plans de Jacques-François Anfray (1752 av.-1783 ap.), ingénieur des Ponts et Chaussées de Guingamp, sur la base de 25 690 livres, est pourtant interrompu dès 1764, faute de d’argent363. La façade principale, donnant sur la place du Martray, devait reprendre les mêmes principes qui avaient conduit celle de la Chambre des comptes, à Nantes : l’avant-corps, sommé d’un fronton, devait recevoir latéralement des ailes à quatre travées, destinées l’une à la chambre du conseil de l’auditoire, l’autre à la communauté de ville.

Initialement prévu à rez-de-chaussée unique, l’édifice est rehaussé d’un étage en cours de chantier ; les baies sont ornées de balustrades en fer forgé et l’ensemble est couvert d’un toit surbaissé364. Seuls, finalement, l’avant-corps central et l’une des deux ailes seront réalisés.

L’inachèvement du projet de Guingamp montre tout autant l’aspiration des villes moyennes à disposer d’édifices à leur mesure, que leur inexpérience. D’autant que la dépense n’est d’aucune mesure avec les recettes et les charges de la municipalité : à titre de comparaison, le budget de la ville en 1778 est de 11 026,11 livres, cependant que les

362 Les séances de la communauté de ville se tenaient auparavant dans la chapelle Saint-Jacques, puis dans la chambre de la tour des cloches. M.-S. Ropartz, Guingamp : études pour servir à l'histoire du Tiers-État en Bretagne, Rennes, Alréa, 1982, t. 1, p. 278-279.

363 P. Henri, « Une histoire d’urbanisme : Guingamp au XVIIIe siècle », Bulletin des amis du patrimoine de Guingamp, n° 7, 1989, p. 15-20.

364 L’ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées et des travaux publics de l’arrondissement de l’ouest du département des Côtes-du-Nord en dresse l’état détaillé à l’administration centrale, le 14 fructidor an VIII : « La façade de ce bâtiment située au bas de la place du centre de cette commune, est toute construite en pierre de taille, ornée de pilastres à ses extrémités, et d’un portail, avec pareils pilastres de l’ordre dorique, formant avant corps, à refends, ainsi que les dits pilastres, le tout couronné d’une architrave de l’ordre ionique, et surmonté d’un fronton triangulaire, avec bossage destiné à recevoir tel ornement que l’on jugera convenable. En avant de ce portail, est un perron, auquel on communique de la rue, par deux escaliers garnis extérieurement ainsi que le perron d’une rampe en sus. » Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 4/N/38, palais de justice de Guingamp, an VIII-1936.

charges s’élèvent à 8 746,17 livres365. Il aurait fallu, comme à Rennes et à Nantes, l’aide du roi. Parfois, c’est un seigneur qui stimule, souvent à des fins personnelles, la construction de tel hôtel urbain. En 1753, Quintin, petite ville drapière de l’arrière-pays briochin, décide de relever son hôtel de ville qui date pour l’essentiel du XVe siècle366 (annexe 1). Alors que le choix de la municipalité incline en faveur du projet modeste de l’ingénieur du roi Gabriel-Joseph Loiseleur (1752 av.-1772 ap.), le duc de Lorges, Guy-Louis de Durfort, pressé de s’affirmer en mécène local, sollicite de Jean Perroud (1758 av.-1785 ap.), ingénieur des Ponts et Chaussées à Saint-Brieuc, les plans d’un édifice plus en accord avec l’idée monumentale qu’il se fait du bâtiment.

S’inspirant de l’hôtel de ville de Gabriel à Rennes, ce dernier dessine un corps central en retrait de trois travées, flanqué de part et d’autre d’ailes en retour d’équerre à travée unique. Tandis que le rez-de-chaussée est composé d’arcades à bossages, les baies en plein cintre du premier étage sont ornées d’une élégante frise à la grecque ; l’attique est surmonté d’une lourde corniche, puis de toits mansardés. Pilastres cannelés, mascarons, fronton, beffroi et cadran solaire confèrent au décor de la façade une pompe urbaine qui dut certes plaire aux édiles, mais qui s’avère hors de proportion avec les ressources municipales. De plus, le duc de Lorges entend y retrouver le logement dont il dispose dans l’ancienne maison commune et dont le plan de Loiseleur fait l’économie, mais auquel tout le second étage du projet de Perroud est au contraire destiné. Pour obtenir l’approbation communale, le duc va même jusqu’à promettre au maire, qu’il avait lui-même placé, l’appartement en question. Nonobstant, l’intendant Cardin-François Le Bret de Selles, seul juge et maître des finances de la ville, écarte le projet, jugeant avec raison la communauté incapable de solder la somme de 42 518 livres portée au devis.

Force est de constater que les architectes et les ingénieurs n’hésitent pas à puiser dans la grammaire d’un Gabriel ou d’un Ceineray les formes de l’architecture civile,

365 Cité par H. Le Goff, Les riches heures de Guingamp des origines à nos jours, Guingamp, Éditions de la Plomée, 2004, p. 484.

366 H. Le Noir de Tournemine, Aperçu de l’histoire de Quintin et ses environs, Paris, Office d’édition du livre d’histoire, 1997, p. 44-46. Voir également : P. Liévaux, « Les architectes du roi et l’architecture communale des villes atlantiques », in H. Rousteau-Chambon dir., Jacques V Gabriel et les architectes de la façade atlantique, actes du colloque de Nantes, 26-28 septembre 2002, Paris, Picard, 2004, p. 181-182 et 185-186.

faisant peu cas des contextes locaux. Du reste, la dissociation entre l’administration proprement dite et le logement particulier est loin d’être acquise. L’édifice public n’a pas encore vocation à être indivisible : l’enchevêtrement des bureaux, des appartements et des communs dans les palais du pouvoir est encore chose courante, même si l’autorité tente de rationnaliser. Les communautés de villes ont en charge le logement d’un bon nombre de magistrats et de gens du roi, des princes et des évêques, ce qui grève lourdement leur budget. A Nantes, l’hôtel de ville est meublé pour recevoir le logement du maire en exercice, de l’intendant de la province et du procureur du roi-syndic ; certains personnels de la ville ont également droit de résidence, comme le concierge et le trompette. Ces appartements impliquent la présence de cuisines, de communs et de remises, auxquels s’ajoutent les bureaux367. A Rennes, Marteville dresse dans le dictionnaire révisé l’état très détaillé de l’encombrement et de l’intromission constante des civils dans l’hôtel de ville de Gabriel, en 1768. Parmi les bénéficiaires les plus inattendus, un fontainier occupe une petite chambre basse donnant sur la rue de Pesé (de l’Horloge). Sa présence se justifie alors par la surveillance du réservoir logé dans la tour du beffroi, censé alimenter une fontaine publique qui ne verra jamais le jour368.

L’obligation faite aux communautés de loger les gens du roi et leur propre personnel aboutit à des situations d’abus de toute espèce. A Rennes, le maire jouit d’un appartement au deuxième étage de l’hôtel de ville. Ne l’occupant pas, son destinataire légitime décide de le louer au sénéchal de Rennes, qui bientôt le considère comme sa propriété, et cesse d’en payer le loyer. En 1786, la ville profite de l’infortune du président des États, Louis-Bruno de Boisgelin de Cucé, qui ne trouve à se loger dans la capitale : la municipalité lui propose le logement de la mairie et le sénéchal doit bien déloger. Mais à tout stratagème son revers : en 1788, le président n’attend pas qu’on le lui offre et réclame le logement ! A Brest, l’hôtel Chapizeau, qui sert d’hôtel de communauté, est également la résidence principale de M. de Balleroy, qui y dispose de cinq pièces et de huit lits369. Naturellement, les dépenses d’ameublement sont laissées à la discrétion de la municipalité, ce qui n’est pas sans provoquer maints incidents. Alors que la venue du duc d’Aiguillon, commandant en chef de Bretagne, est annoncée pour le

367 Dugast-Matifeux, Nantes ancien et le pays Nantais, Nantes, A.-L. Morel, 1879, p. 399-401.

368 J.-B. Ogée, op. cit., article Rennes, § 8, « Propriétés municipales », t. 2, p. 543-545.

369 M. Bernard, La municipalité de Brest de 1750 à 1790, Paris, Champion, 1915, p. 236.

4 août 1766, l’appartement qui lui est destiné est toujours occupé le 2 par Charles-Marie Féburier, ancien maire de Brest ayant cessé ses fonctions depuis le 31 mai ! Dans le but de condamner les abus, l’intendant édite une ordonnance interdisant de loger qui que ce soit dans ces appartements sans sa permission ou celle du duc d’Aiguillon ; le renouvellement de la semonce en 1770 n’augure pas de son application rigoureuse.

Somme toute, si les élites des villes moyennes tentent de reproduire les modèles urbains, rares sont celles qui s’engagent dans des dépenses dispendieuses de construction. Au demeurant, seules trois des quarante-deux municipalités de ville que compte la Bretagne se font construire des hôtels de ville au XVIIIe siècle370. Sous l’Ancien Régime, la modicité des lieux de pouvoir prévaut donc largement. De toute manière, Versailles exerce un contrôle étroit des dépenses communautaires : « Les villes, écrit Tocqueville, ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire emploi de l’excédent de leurs recettes, sans qu’il intervienne un arrêt du Conseil [du roi] sur le rapport de l’intendant. Tous leurs travaux son exécutés sur des plans et d’après des devis que le Conseil a approuvés par arrêt. C’est devant l’intendant ou ses subdélégués qu’on les adjuge, et c’est d’ordinaire l’ingénieur ou l’architecte de l’État qui les conduit […]371. »

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Le XVIIIe siècle breton est, pour reprendre l’expression d’Alain Croix, celui du

« règne des villes ». De la révolte des Bonnets rouges en 1675 à la Chouannerie, il y une continuité, celle de la concentration de la richesse et de l’innovation dans les villes, au dépens de campagnes anémiées372. Les grands chantiers urbains introduisent en effet de nouvelles représentations du pouvoir, dont les normes d’architecture correspondent à un remodelage de l’espace : « La ville ne s’ordonne plus autour de l’église, édifice fondamental qui symbolisait et réunissait la communauté, mais autour de monuments

370 Il s’agit de l’hôtel de ville et du présidial de la sénéchaussée de Rennes, construit de 1734 à 1743 par Jacques V Gabriel (1667-1742), premier architecte du roi ; l’hôtel de ville, auditoire et halle d’Auray, construit de 1776 à 1782 par l’ingénieur Jean Detaille de Keroyant ; enfin, quoiqu’inachevé, l’hôtel de ville et auditoire de Guingamp, de 1761 à 1764, par l’ingénieur Jacques-François Anfray.

371 Cité par A. Chandernagor, op. cit., p. 12.

372 A. Croix, La Bretagne, entre histoire et identité, Paris, Découvertes Gallimard, 2008, coll. Histoire, p. 57.

civils, qui n’ont plus cette polyvalence et dont le choix à lui seul est donc une définition373. » Si la fin de l’Ancien Régime n’est plus guère marquée par des constructions monumentales, s’est aussi parce que la représentation du pouvoir souverain s’est déplacée, comme le fait remarquer Mark. K. Deming, des « qualités guerrières du monarque absolu » aux « vertus civiques et à la bienséance »374. L’effervescence de la scène parisienne s’étend en province par l’aménagement de la façade maritime du royaume : en 1784, Brest obtient du roi le privilège de lui dédier une statue. Le projet de l’architecte parisien Claude Jallier de Savault (1740-1806) transforme la presqu’île dominant la rade, substituant au vieux château médiéval un enchainement grandiose d’esplanades, de promenades et de places, à la façon de Nancy. On retrouve là une thématique propre aux places Louis XVI, qui prélude de beaucoup les futures places patriotiques. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : le soin apporté à l’aménagement des villes et aux édifices publics se réduit à quelques enceintes. La grande majorité des villes et des villages se trouvent nettement à l’écart de cette émulation artistique. A plus d’un titre, la Bretagne fait preuve d’indigence dès lors qu’on exclut du compte les grandes métropoles.