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La Justice en ses temples

Architecture et puissance

V. Libertés et devoirs

V.3 La Justice en ses temples

En 1830, la monarchie de Juillet réaffirme le principe d’autorité du roi sur l’ordre judiciaire : toute justice émane du souverain, elle s’administre en son nom par des juges qu’il nomme et qu’il institue (art. 48 de la Charte). Les purges du pouvoir dans la

602 M. Chalopin, op. cit., p. 8.

magistrature ne suffisent cependant pas à amoindrir la doctrine néo-classique dont Guizot est l’un des apôtres : « Les hommes de la Révolution avaient vu dans la soumission du juge à la loi une garantie indispensable de la liberté603. » Au-delà de l’impératif de fonctionnalité inhérent aux palais de justice « il est capital, précise Nikolaus Pevsner, qu’ils aient un caractère pratique et séduisant pour tous »604. L’architecture néo-classique et la généralisation du plan basilical participent directement à transmettre l’image d’une justice une et souveraine sur tout le territoire (1). Par ailleurs, les lieux de justice sont le produit de l’idéologie dominante et la promeuvent : du dialogue entre le Temple et la Cité résulte la fabrication d’éléments constitutifs d’une nouvelle présence du pouvoir (2).

V.3.1 L’apothéose du plan basilical

Sur le plan fonctionnel, la dissociation des espaces judiciaires et des prisons constitue l’innovation la plus importante des dernières décennies de l’Ancien Régime. Si, au XVIIIe siècle, la Chambre des comptes de Nantes s’assimile plus à une cour administrative qu’à un tribunal, le pas a tout de même été franchi depuis le palais du Parlement, à Rennes (ill. 16-18 ; ill. 23). De fait, la cour nantaise est significative du goût néo-classique qui s’impose en France et dont, pour la Justice, la construction du présidial de Caen entre 1779 et 1784 marque le commencement. D’ailleurs, ce mouvement n’est nullement remis en cause par l’épisode révolutionnaire et, sous l’Empire, l’activité des ingénieurs et du foyer nantais imprègne encore largement la production régionale605. Au vrai, dans la continuité de Jacques-François Blondel (1705-1774) et de Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), le palais de justice gagne en technicité et en simplicité pratique.

Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834), architecte français et professeur d’architecture à l’École centrale des travaux publics, puis à l’École polytechnique, y a joué un rôle déterminant (pl. 1).

603 J. Foyer, op. cit., p. 82.

604 N. Pevsner, Les sources de l’architecture moderne et du design, trad. par E. Bille-De Mot, Paris, Éditions Thames & Hudson, 1993 (1968), p. 9.

605 A. Mussat, « Ingénieurs et architectes : l’architecture à la veille de la Révolution », in La Bretagne, une province à l’aube de la Révolution, actes du colloque de Brest, 28-30 septembre 1988, Brest / Quimper, Centre de recherche bretonne et celtique / Société archéologique du Finistère, 1989, p. 134.

Fidèle à l’opinion de son professeur Étienne-Louis Boullée (1728-1799), Durand est partisan du fonctionnalisme et de l’économie dans la construction. L’architecture est certes « l’art de composer et d’exécuter tous les édifices publics et particuliers », mais c’est avant tout une affaire de disposition, elle en est même « l’objet unique », cependant que l’économie des moyens fait figure de critère fondamental : « L’économie, loin d’être, ainsi qu’on le croit généralement, un obstacle à la beauté, en est au contraire la source la plus féconde606. » Dans son Précis des leçons d’architecture, il propose un système de projection simplifié des éléments d’architecture, permettant « d’acquérir en peu de temps de vrais talents en architecture »607, fondé sur des « formules graphiques » qui instituent un bon « mécanisme de composition »608. Pour Jean-Yves Andrieux, cette démarche dialectique constitue la véritable innovation de Durand : « Celle-ci apparaît alors comme un stupéfiant meccano susceptible de transformer le dessinateur de plans le plus médiocre en honnête maître d’œuvre609. »

En matière d’architecture judiciaire précisément, Durand préconise de conserver l’expression de grandeur des basiliques antiques, tout en les retranchant du tumulte de la foule : « Dans un semblable édifice, où se rassemble toujours beaucoup de monde, il faut que les issues soient faciles et multipliées. Il faut en outre que les pièces spécialement destinées à rendre la justice, soient disposées de manière qu’aucun bruit extérieur ne puisse causer de distraction à ceux qui plaident ou qui jugent610. » La standardisation du plan basilical central, avec péristyle et colonnade, a été initiée dès 1782 avec le Grand prix dont Bernard sort premier et Cathala second611. Cette formule se stabilise ensuite avec les concours de l’an II, les projets de Durand et Thibault, de Charles-Étienne Durand (1762-1840), de Pierre-Alexandre Vignon (1763-1828) ou d’Henri Labrouste. La confirmation du principe par Durand au début du XIXe siècle tient sans doute à la force

606 J.-N.-L. Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’École royale polytechnique Paris, 1819, vol. 1, p. 18, cité par J. Guillerme, L’art du projet. Histoire, technique, architecture, Wavre, P. Mardaga, 2008, p.

172.

607 J.-N.-L. Durand, Partie graphique des cours d’architecture faits à l’École royale polytechnique depuis sa réorganisation, Paris, 1821, p. 1.

608 J.-N.-L. Durand, Précis…, Paris, an XIII, vol. 2, p. 17.

609 J.-Y. Andrieux, L’architecture de la République. Les lieux de pouvoir dans l’espace public en France, 1792-1981, Paris, Scérén / Centre national de documentation pédagogique, 2009, p. 63.

610 J-.N.-L. Durand, Précis…, vol.1, Paris, 1819, p.48 et suiv.

611 W. Szambien, « Le langage des palais de justice », in Association française pour l’histoire de la Justice, La Justice en ses temples, regards sur l’architecture judiciaire en France, Paris, Ouest-France, 1992, p. 75.

monumentale qui émane de ce type d’architecture parlante, dont l’aspect traduit « la sacralisation de la loi et de la justice ainsi que la garantie de l’indépendance de la magistrature »612. L’intense activité de la commande publique sous la monarchie de Juillet présente l’intérêt d’éprouver ces principes.

D’autre part, le néo-classicisme fonctionnel de Durand ne s’oppose pas au courant du néo-palladianisme, encore très en vogue en Angleterre et aux États-Unis dans le premier quart du siècle. Reprenant la succession de Maximilien Godefroy à la tête des bâtiments départementaux en Ille-et-Vilaine, Louis Richelot en fait véritablement sa spécialité. Lorsqu’il est d’abord appelé en 1827 sur le chantier de Montfort (annexe 14), l’avancée des travaux du palais de justice ne lui permet pas de rectifier la lourdeur de la composition, sans aucun doute inspirée de la First Unitarian Church (1818) que Godefroy a réalisée pendant son exil à Baltimore (1805-1819)613. A l’inverse, à partir de 1837 l’aménagement de la propriété du Pèle à Redon, qui doit comporter un hôtel de sous-préfecture, un palais de justice, une caserne de gendarmerie et une maison d’arrêt, lui donne l’occasion de démontrer sa parfaite maîtrise du genre (ill. 48).

Il faut ajouter que le cadre boisé et légèrement vallonné de la propriété facilite l’intégration harmonieuse des édifices. Profitant du dénivelé, il reproduit le grand perron de granit de la villa Badoer à Fratta Polesine (1556) ; le péristyle à fronton appuyé sur des colonnes doriques constitue l’intérêt principal de la façade. La distribution intérieure de l’édifice est traitée selon les plans-types de Durand : une nef principale dont le narthex fait office de salle des pas-perdus occupe l’axe central du palais, tandis que les bureaux sont rejetés dans des bas-côtés (ill. 48 bis). Deux couloirs collatéraux desservent sur la longueur de la salle d’audience l’ensemble des services.

Louis Richelot ne se départit pas non plus des poncifs du néo-palladianisme pour la réalisation de l’hôtel de la sous-préfecture (ill. 43-44). Comme pour les hôtels qu’il construit sur le plateau du Thabor à Rennes, l’architecte insiste sur la simplicité et la pureté des lignes : un volume simple et massif, en pierre de Crazannes, au-devant duquel

612 J.-M. Leniaud, « L’architecture publique comme mode de représentation de l’État. A propos d’un colloque au palais de justice », in, du même auteur, Chroniques patrimoniales, Paris, Norma, 2001, p. 241.

613 D. Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Québec, Musée du Québec / Presses de l’Université Laval, 1992, p. 354-355.