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L’activité artistique au XVIII e siècle

Le pouvoir et les architectes

II. Les architectes et la commande

II.1 Du siècle des Lumières à la Restauration

II.1.1 L’activité artistique au XVIII e siècle

II.1.1.1 Entre Paris et la province

Les dernières années du règne de Louis XVI marquent un tournant décisif dans le rôle et la place accordées aux architectes dans les circuits de la commande publique.

Jusqu’alors, les intendants ont conjugué l’intervention éminente des architectes parisiens avec le savoir-faire et la maîtrise technique des ingénieurs de la Marine et des fortifications. La première moitié du siècle est ainsi dominée par la reconstruction de Rennes, en partie détruite à la suite du terrible incendie de décembre 1720208. Le plan de l’ingénieur militaire brestois Isaac Robelin (1660-1728) n’ayant pas satisfait la communauté, le chantier est confié à un homme de renom, Jacques V Gabriel (1667-1742), Premier architecte du roi et directeur de l’Académie royale d’architecture. Il dirige en outre les travaux du nouvel hôtel de ville et du présidial de la Sénéchaussée de Rennes (1734-1743) (ill. 20), intervient sur la façade du Parlement de laquelle il ôte l’escalier monumental (v. 1730) (ill. 16-18) et conçoit pour la Compagnie des Indes, à Lorient, un hôtel qui restera finalement inachevé209 (1740-1742) (ill. 21). A Morlaix, François Blondel (1683-1756), professeur à l’Académie, donne les plans de la Manufacture de Tabacs établie sur le quai de Léon, à proximité du centre-ville210 (1736-1740) (ill. 22). Parmi les ingénieurs militaires s’illustrant dans les plans d’aménagement, d’agrandissement et d’embellissement des villes bretonnes, se distinguent encore Jean-Siméon Garangeau (1647-1741) à Brest et à Saint-Malo, Amédée-François Frézier

208 C. Nières, « L’incendie et la reconstruction de Rennes », in J. Meyer dir., Histoire de Rennes, Toulouse, Privat, 1972, p. 42 et suiv.

209 P. Liévaux, « Les architectes du roi et l’architecture communale des villes atlantiques », in H. Rousteau-Chambon dir., Jacques V Gabriel et les architectes de la façade atlantique, actes du colloque de Nantes, 26-28 septembre 2002, Paris, Picard, 2004, p. 177 et suiv.

210 Voir : L. Fièvre, Les manufactures de tabacs et d'allumettes. Morlaix, Nantes, Le Mans et Trélazé (XVIIIe -XXe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

(1682-1773) à Brest, à Lesneven et à Saint-Servan, et Isaac Robelin (1660-1728) à Rennes et à Lorient211.

La seconde moitié du siècle voit s’amoindrir la commande publique, à mesure que les difficultés financières et les guerres extérieures (guerre de Sept Ans, guerre d’Indépendance américaine) vident les caisses de l’État. Seule Nantes fait véritablement exception et constitue, à juste titre, un foyer majeur de rayonnement dans la province.

En 1759, la ville nomme Jean-Baptiste Ceineray (1722-1811), parisien de naissance, formé à l’Académie et naturellement influencé par Jacques V Gabriel, au poste d’architecte-voyer. En 1761, il dessine un Plan général pour la commodité et l’embellissement de la ville, dans lequel il prévoit l’aménagement des cours Saint-Pierre et Saint-André, la restructuration de la place du Bouffay et la création d’une place Royale à l’ouest. Il conduit en outre les chantiers de la Chambre des comptes (ill. 23), de la canalisation de l’Erdre depuis l’île de Versailles et de plusieurs hôtels aristocratiques212. Il y remarque un nantais de naissance, fils de charpentier, qu’il décide d’envoyer se former à Paris. Mathurin Crucy (1749-1824) entre ainsi en 1760 dans l’atelier de Joseph-Marie Vien (1716-1809), puis à l’École d’architecture chez Étienne-Louis Boullée (1728-1799). Il y obtient le Grand Prix pour son projet d’un bain public en 1774213, devient pensionnaire du roi à Rome pour trois ans. Il achève sa formation par un voyage à travers l’Italie214. De retour à Nantes, il poursuit les grands aménagements de son prédécesseur : la place Graslin et la salle de spectacle (1784) (ill. 24), la place Royale (1788) et la Bourse (1790) (ill. 25). Il construit pour la famille Montaudouin l’hôtel des Colonnes place Louis XVI, le quai de la Poissonnerie et la halle aux poissons (1783), la halle aux blés (1786, démolie). On lui doit également un projet de bains publics (1783)215.

211 A. Mussat, « Ingénieurs et architectes : l’architecture à la veille de la Révolution », in La Bretagne, une province à l’aube de la Révolution, actes du colloque de Brest, 28-30 septembre 1988, Brest / Quimper, Centre de recherche bretonne et celtique / Société archéologique du Finistère, 1989, p. 126.

212 D. Rabreau, Dictionnaire des architectes, Paris, Encyclopédia Universalis / Albin Michel, 1999 ; A. de Wismes, Les grandes heures de Nantes, Paris, Perrin, 1992, p. 120-121.

213 E. Kaufmann, L’architecture au siècle des Lumières. Baroque et Post-Baroque en Angleterre, en Italie et en France, trad. de l’anglais par O. Bernier, Paris, R. Julliard, 1963 (1955).

214 Sur le sujet, voir : Marquis de Granges de Surgères, Les artistes nantais…, du Moyen-Âge à la Révolution, Nogent-le-Roi, Éditions des Arts et Métiers, 1997 (1898).

215 P. Lelièvre, Nantes au XVIIIe siècle. Urbanisme et architecture, Paris, Picard, 1988, p. 284-285 (notice biographique).

Nonobstant, l’initiative de ces grandes réalisations revient pour l’essentiel à une clientèle d’armateurs et de négociants fortunés qui, même au soir de l’Ancien Régime, offre le spectacle de sa puissance. Pour les architectes, c’est une alternative lucrative à l’incurie des grandes commandes royales. La saturation du marché parisien les incite en effet à quitter la capitale pour venir trouver en province une meilleure situation, le prestige d’une formation académique faisant le reste. Philippe Binet (1743-1815), à Rennes, est de ceux-là. Parisien de naissance, élève de l’Académie, il y a obtenu deux médailles d’encouragement et un grand prix. Suite à son voyage de plusieurs années en Italie, il participe à quelques chantiers parisiens, dont celui de l’École de Médecine dirigé par Jacques Gondouin de Folleville (1737-1818)216. Il n’entre véritablement en activité à Rennes qu’en 1786. Armand Le Gonidec de Traissan, officier au régiment du roi, le charge en effet de la construction de son hôtel, à l’actuel 14, rue Le Bastard. L’ordre colossal qu’il emploie dans la façade principale traduit bien l’influence parisienne de Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806). La même année, le cardinal de Boisgelin, célèbre pour avoir prononcé le discours du sacre de Louis XVI, lui confie la réalisation du château de Cucé, à Cesson-Sévigné. Il intervient encore à Laillé pour le compte du marquis de Montluc, conseiller au Parlement. Enfin, en 1786, il est choisi comme collaborateur par Crucy pour le chantier de la nouvelle cathédrale217.

II.1.1.2 L’ambiguïté du statut d’architecte

La situation privilégiée de Crucy à Nantes et de Binet à Rennes relève cependant de l’exception : elle ne traduit pas une réalité bretonne beaucoup plus contrastée. La répartition des architectes dans la province est inégale, essentiellement concentrée dans les gros foyers que sont Nantes, Rennes, Brest et Saint-Malo. La représentation des architectes dans la province diffère de beaucoup avec celle de la puissante organisation des Ponts et Chaussées qui « quadrille » la province. Chargés de la construction et de l’entretien des voies de communication, les ingénieurs des Ponts et Chaussées sont formés depuis 1747 dans une école d’État. Même si l’école ne dispense pas directement

216 Arch. nat. F/13/1844/40, Ille-et-Vilaine, note sur Binet aîné, architecte à Rennes, s.l., s.d.

217 C. Bauchal, Nouveau dictionnaire des architectes français, Paris, Librairie générale de l’architecture et des travaux publics / A. Daly, 1887, p. 54. Voir également, sur la base Mérimée, les notices n° IA35028011 et IA00007441.

de leçons, l’enseignement accorde une place importante à l’architecture jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : « […] la formation dispensée par l’École des Ponts, écrit Antoine Picon, est plus proche de l’apprentissage des élèves de l’Académie d’architecture que du cursus rigoureux de Mézières. Architectes et ingénieurs des Ponts et Chaussées partagent une même culture d’hommes de projet.218 » En Bretagne, les ingénieurs forment un corps réglementé et représenté de façon homogène sur l’ensemble de la province : chaque diocèse possède sa commission des chemins et à Rennes siège la commission centrale.

En 1788, la province compte huit bureaux (Rennes, Dol, Saint-Brieuc, Guingamp, Landerneau, Quimper, Pontivy, Vannes et Nantes) pourvus au moins d’un ingénieur et d’un sous-ingénieur. En outre, il existe un ingénieur en chef de la province : en 1789, c’est Pierre-Joachim Besnard (1735 ou 1745-1808) qui occupe cette charge, depuis 1785219.

A fortiori, les ingénieurs interviennent souvent là où les architectes ne sont guère présents, surtout en Basse-Bretagne et dans les vieilles cités épiscopales. François-Félix Anfray (1776 av.-1810 ap.) et son frère Jacques-François (1752 av.-1783 ap.), tous deux titrés ingénieurs et architectes, sont particulièrement actifs entre Auray et Guingamp : ils accumulent, à eux deux, près d’une quarantaine d’interventions, essentiellement pour des églises. Jacques-François Piou père (1768 av.-1819 ap.), élève de Ceineray à Nantes, qu’il remplace d’ailleurs comme ingénieur-voyer vers 1768, est ingénieur à Guingamp en 1772, puis à Dol en 1777. Il participe au chantier de la Chambre des comptes, puis aux travaux de la chapelle du Saint-Sacrement à la cathédrale de Saint-Brieuc (s.d.). Il réalise de nombreux plans, pour une salle de spectacle à Morlaix et à Saint-Malo (1778-1780), pour l’église Notre-Dame de Redon, pour un cadran solaire horizontal à Rennes (1782), et pour des couvents. Dans le diocèse de Quimper, Julien-Barthélemy David (av. 1768-1783 ap.) est chargé de dresser le procès-verbal d’état de l’auditoire de Quimper en 1769, de reconstruire le corps de logis du palais épiscopal en 1775, d’aménager le Champs de bataille en 1780 ; il est également l’auteur de nombreuses églises. Même si

218 A. Picon, L’invention de l’ingénieur moderne. L’École des Ponts et Chaussées, 1747-1851, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1992, p. 231. Voir également, du même auteur, avec M. Yvon,

« Les concours d’architecture de l’École des Ponts et Chaussées sous la Révolution », in Les architectes de la Liberté, 1789-1799, Paris, Ministère de la Culture / École nationale des Beaux-Arts, 1989, p. 95 et suiv.

219 A. Mussat, op. cit., p. 127 ; I. Letiembre, « Les ingénieurs des Ponts et Chaussées de Bretagne au XVIIIe siècle : un groupe socioprofessionnel méconnu », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 78, 2000, p. 459-489.

les commandes prestigieuses échappent encore à ces praticiens aguerris, les autorités les reconnaissent comme étant qualifiés, au moins techniquement, sinon pour des raisons purement financières, de diriger des travaux de restauration, d’agrandissement ou d’achèvement. A Rennes, l’évêque fait appel à Henri Frignet (1749-1787), ingénieur en chef, pour le remaniement de son palais épiscopal (1771-1776) et la restauration de l’église Saint-Melaine (1778). A Saint-Brieuc, c’est son neveu, Pierre-Robert Frignet de Montaut (1770 av.-1787 ap.), qui est chargé de l’achèvement du palais épiscopal, commencé en 1785220.

La prolifération des entrepreneurs, dessinateurs, arpenteurs ou géomètres, qui se revendiquent architectes, nuisent également à l’image du métier. Vers 1760, l’architecte du Parlement, Raymond Béchet des Ormeaux (1737 av.-1775 ap.) écrit : « Il existe un nombre infini de gens qui se disent ingénieurs et architectes sans avoir la moindre connaissance de cet art et néanmoins font des descentes considérables en qualité d’experts et le plus souvent mettent les parties dans des procès qui causent leurs ruines221. » C’est que le titre d’architecte n’est pas clairement défini : « Si la distinction entre architecte et entrepreneur se fait pour quelques individus, écrit Jean-Yves Veillard, l’Ancien Régime demeure dominé par une situation d’ambiguïté : le terme d’architecte a encore une signification très large et peut couvrir des activités très variées222. » Cette ambiguïté réunit finalement l’ingénieur et l’architecte sous une même dénomination : l’ « homme de l’art ». Au mieux, la distinction se fait par la formation, l’emploi à plein-temps et la nature même de la commande223. L’architecte s’inscrit ainsi dans la grande commande édilitaire, tandis que l’ingénieur, en marge des travaux de voirie et d’entretien, accepte des chantiers d’utilité publique, avec l’accord tacite de l’intendant. On entrevoit déjà le rôle de la clientèle, publique et privée, et celui de l’importance stratégique des lieux de pouvoir. Sans aller jusqu’à dire que l’architecte est à la ville ce que l’ingénieur est à la campagne, la période qui s’ouvre avec les évènements révolutionnaires, en faisant

220 On compulsera le détail des notices biographiques dans : Fichier Bourde de la Rogerie, Artistes, artisans, ingénieurs… en Bretagne, Bruz, Association pour l’Inventaire de Bretagne, 1998 ; Y.-P. Castel, T.

Daniel, G.-M. Thomas, Artistes en Bretagne. Dictionnaire des artistes, artisans et ingénieurs en Cornouaille et en Léon sous l’Ancien Régime, Quimper, Société archéologique du Finistère, 1987.

221 Cité par A. Mussat, op. cit., p. 130.

222 J.-Y. Veillard, op. cit., p. 21.

223 Ibid.

sienne l’idée d’une meilleure rationalisation dans la conception et la réalisation des ouvrages, vient confirmer cette dichotomie, modifiant pour longtemps les rapports des pouvoirs publics avec les architectes.