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Les architectes dans la tourmente

Le pouvoir et les architectes

II. Les architectes et la commande

II.1 Du siècle des Lumières à la Restauration

II.1.2 Les architectes dans la tourmente

II.1.2.1 Le malaise révolutionnaire

L’attitude des architectes aux premiers temps de la Révolution est plutôt favorable. A Nantes, ils se retrouvent le 15 janvier 1790 pour obtenir l’autorisation d’élever à leur frais une colonne dédiée à la Liberté. Les grands travaux progressent : la Bourse a ses plans définitifs en 1790 et le décor doit illustrer les Droits de l’homme et la Constitution. En 1792 commence la grande opération de ce qui est devenu le cours Cambronne. A Rennes cependant, le chantier de la cathédrale est interrompu. Philippe Binet, qui a remplacé Joseph-Anne Le Comte (1766 av.-1782 ap.) aux travaux d’entretien du Palais (ce dernier occupant le poste depuis le 27 juillet 1768), collabore activement avec Jacques Piou et Gabriel Leroux (1748-1830 ap.) aux grands décors des fêtes révolutionnaires224. La dissolution des corporations, l’abolition des privilèges et la réorganisation administrative du royaume mettent rapidement un terme à l’étroite collaboration entre les architectes et les ingénieurs. Le 17 avril 1791, une instruction du roi charge ces derniers, en plus de la surveillance et de l’entretien des 200 lieues de route du royaume, « de diriger les ateliers de charité sur les chemins vicinaux, les réparations des biens nationaux, de dresser les plans et devis pour les édifices communaux : tels que les églises, presbytères, maisons, communes, hôpitaux, prisons, fontaines, etc. » 225. Autant dire que les architectes, s’ils ne sont pas également ingénieurs, se retrouvent exclus de la commande226. Car il ne faut pas s’attendre, de la part de la Révolution, à un nouvel élan bâtisseur.

224 A. Mussat, op. cit., p. 134.

225 Arch. dép. du Morbihan, IB/713, procès-verbaux du conseil général du Morbihan, Vannes, 1791-2005, procès-verbal des séances de la troisième session du conseil général du département du Morbihan, Vannes, Imprimerie L. Bizette, 1792, p. 29.

226 L’abolition du système corporatif ne fait qu’empirer la situation : elle permet en effet « à des petits entrepreneurs, à de simples dessinateurs ou à des sculpteurs de prendre le titre d’architectes et de prendre part aux compétitions officielles (concours de l’an II, concours urbains comme à Bordeaux) mais

Les conséquences d’une telle disposition varient d’un département à l’autre. Dans le Finistère, l’aménagement des nouvelles instances administratives dans les immeubles nationaux est d’abord confié à l’ingénieur Julien-Barthélemy David. En 1793 lui succède Leroux227, qui aménage les Ursulines à Landerneau pour le directoire du département et le tribunal criminel228 (ill. 31). C’est sans doute lui qui dresse le croquis des travaux de boiseries à faire à la salle du conseil général. En l’an VI, c’est Étienne-Armand Detaille229, encore élève-ingénieur en 1787 qui le remplace, puisque le 15 nivôse il dresse le certificat d’exécution des travaux d’établissement provisoire du tribunal de commerce de Quimper dans le couvent des Ursulines230. Dans les Côtes-du-Nord, Jacques Piou, ingénieur en chef de première classe des Ponts et Chaussées du département depuis 1791, occupe les fonctions, sans en avoir le titre, d’architecte départemental jusqu’en 1811. Sa carrière, connue grâce à un mémoire daté de 1814231, confirme l’intense activité des ingénieurs départementaux pendant la Révolution, puis sous l’Empire. Celle-ci se concentre d’abord sur l’aménagement et l’entretien des locaux administratifs : installation des tribunaux dans les bâtiments nationaux et travaux divers (1791, an IV, an VII-IX, an XII), dépôt d’archives (1793, an IV). Il répond également aux demandes du ministère de l’Intérieur, relatives au casernement des troupes dans les anciens couvents, aux dépôts de munitions, au logement de la gendarmerie et à la protection des côtes.

Tous les projets n’aboutissent certes pas : ceux des écoles centrales du département (an VI-VIII), de maison de détention pour les mendiants (an VI) puis, plus tard, de dépôt de

« fous et insensés », de maison d’arrêt pour l’arrondissement de Lannion (an VIII), ou de jardin des plantes avec serre chaude (an VIII) restent à l’état de plan. A l’avènement de

aussi à la conception des architectures de fêtes et au lotissement des biens nationaux ». F. Morvan,

« Architecture et urbanisme en province », in Les architectes…, op. cit., p. 234.

227 L’ingénieur n’a, semble-t-il, aucun lien avec Gabriel Leroux de Rennes. Fichier Bourde de la Rogerie…, notice n° 05649.

228 Arch. dép. du Finistère, 11/L/27, bâtiments de l’administration départementale, 1791-an VII, devis des

« changements, augmentations et ameublements nécessaires pour l’administration provisoire du département actuellement à Landerneau », 19 juillet 1793.

229 S’agit-il du fils de Jean Détaille de Keroyant (1758-1785), auteur de l’hôtel-de-ville d’Auray (1758) et des plans de la maison de ville de Lorient (1774) ? Fichier Bourde de la Rogerie…, notice n° 02394.

230 Arch. dép. du Finistère, 17/L/4, bâtiments des tribunaux, 1791-an VIII.

231 Arch. nat. F/13/1698, Côtes-du-Nord, Saint-Brieuc, préfecture, archives, an II-1816, Mémoire justifiant la demande de Piou père à l’ouverture d’une indemnité pour ses services rendus auprès de l’administration centrale du département, en qualité d’ingénieur en chef de 1ère classe des Ponts et Chaussées, Saint-Brieuc, 13 septembre 1814.

l’Empire, il est chargé de réunir les tribunaux dans le couvent des Calvairiennes (ill. 32), puis, pour l’essentiel, des travaux de la préfecture à Saint-Brieuc de 1808 à 1811.

En Ille-et-Vilaine, Philippe Binet se maintient au poste d’architecte de la ville pendant toute la Révolution. Son statut n’est reconnu que par un arrêté municipal du 1er ventôse an IX, et il meurt en fonction le 7 mars 1815232. Au vu de l’état politique alarmant de la Bretagne, surtout à compter de 1793, et de la position fragile de Rennes, bastion républicain retranché derrière ses murailles moyenâgeuses, on ne peut douter du peu d’activité qui règne alors dans l’atelier de l’architecte. Une note de service, retrouvée aux Archives nationales, laisse entendre qu’il « dirigeait plusieurs jeunes gens dans l’étude de cet art », et son fils notamment, suit ses cours. Jean-Yves Veillard pose de fait la question de la précarité dans laquelle dut vivre l’architecte, lui-même faisant remarquer qu’il a rempli sa charge, le plus souvent, sans appointements pendant douze ans233. Le même cas de figure semble se présenter pour Louis-Philippe Brunet Debaines, architecte-voyer de la ville de Vannes jusqu’en 1835, chargé en 1811 de la prison départementale et de celles des arrondissements234. Mathurin Crucy, fidèle à la Révolution, poursuit ses activités à Nantes jusqu’en 1793, puis fuit la ville occupée par Carrier. Il se consacre alors aux chantiers de construction navale qu’il a créés en association avec ses frères sur la Basse-Loire. Après Thermidor, il reprend ses fonctions d’architecte-voyer jusqu’en 1800, puis réintègre définitivement le service en 1808.

L’année suivante, il est nommé architecte départemental de la Loire-Inférieure. Jusqu’en 1823, il travaille à Nantes, à Clisson chez le sculpteur François-Frédéric Lemot (1771-1827) et même à Rennes, en 1821-1822. Membre correspondant de l’Institut de France depuis 1795, des Pastori Degli Arcadi de Rome, il fonde en 1798 la Société académique du département235.

232 J.-Y. Veillard, op. cit., p. 29.

233 Ibid.

234 Il réalise, la même année, le perron de l’hôtel de ville. En 1813, il dresse encore les plans, devis et détails estimatifs d’un dépôt de mendicité projeté dans l’arrondissement de Ploërmel. Arch. nat.

F/13/1850/21, architectes, nomination de Brunet Debaines comme architecte de l’arrondissement de Vannes, 1818-1821 ; Fichier Bourde de la Rogerie…, notice n° 01222.

235 P. Lelièvre, op. cit., 285.

II.1.2.2 Le « désert » à l’ouest

Si le foyer nantais et, dans une moindre mesure, rennais, résistent à la tempête révolutionnaire grâce à l’assise solide des architectes Binet et Crucy, le constat est bien différent pour les départements situés à l’ouest de la péninsule. Le formidable effort de rationalisation administrative initié par l’Empire consacre les ingénieurs des Ponts et Chaussées comme les instruments de la maîtrise spatiale du territoire et donc, les gestionnaires de l’équipement national. Or, les fonctionnaires de l’État se doivent tout entier à leur service : « L’empereur utilise les hommes avec la même âpreté, écrit Jean Petot, ils doivent « rendre » le plus possible, et à son exemple, fournir un travail ininterrompu236. » En période de paix, les ingénieurs travaillent au canal de Nantes à Brest, au chantier de Napoléonville ; en période de guerre, ils sont réquisitionnés et détachés auprès de l’armée. Néanmoins, les effectifs restent modestes au regard des charges qui pèsent sur eux237. Les conséquences des détachements, encore accentuées par une réduction drastique des effectifs et des crédits après l’écroulement de l’Empire, conduisent à une situation catastrophique dans certains arrondissements dépourvus d’hommes de l’art. Le préfet du Finistère déplore ainsi qu’en l’absence d’architecte,

« nous nous trouvons absolument abandonnés pour la direction et pour la vérification de nos travaux à la mauvaise foi, à la cupidité et à l’impéritie de certains entrepreneurs ou régisseurs » 238. Dans le Morbihan, l’absence d’architectes dans les communes de l’arrondissement de Vannes conduit les maires à confier la direction des travaux communaux à de simples ouvriers239.

Cette situation entraîne souvent les préfets à parer au plus pressé et, de la sorte, à commettre de sérieuses erreurs. Celui du Finistère, ayant finalement réussi à installer au poste départemental un certain Cateline, originaire de Tinténiac, a la maladresse de lui confier la rectification des plans et des projets rédigés par l’ingénieur en chef (!). Il est

236 J. Petot, Histoire de l’administration des Ponts et Chaussées, 1599-1815, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1958, p. 410.

237 A. Picon, op. cit., p. 315.

238 Arch. dép. du Finistère, 4/N/101, service d’architecture, dossiers individuels des architectes, an XIV-1939, lettre du préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur, 31 août 1809.

239 Arch. nat. F/13/1850/21, Morbihan, architectes, lettre de l’architecte-voyer de la ville de Vannes au préfet du Morbihan, 15 juin 1818.

facile d’imaginer, comme l’écrit lui-même l’architecte, combien sa nomination dut attiser un climat de défiance chez l’ingénieur : « Simple architecte et architecte de province, écrit-il, c’était une chose mortifiante que mon talent obscur pût un instant balancer l’éclat dont brille un ingénieur, lors même qu’il ne fait que réfléchir la lumière que jette sur lui la corporation à laquelle il appartient. Il était donc présumable que l’on saisirait la première occasion pour me punir d’avoir été jugé capable de faire des projets essayés déjà par M.

l’Ingénieur240. » Comme on s’y attend, la nomination est de courte durée : le 17 décembre 1814, le ministre de l’Intérieur charge l’architecte Voisnier, alors occupé à Rennes, de la

« recomposition de différens projets d’établissemens publics pour le département du Finistère ». Dans l’esprit du fonctionnaire pourtant, la distinction entre les capacités techniques de l’ingénieur et celles de l’architecte sont évidentes. L’exemple de la visite sur le chantier de Napoléonville de Guy de Gisors (1762-1835), architecte du Corps législatif, à Jean-Baptiste Pichot (1771 av. -1808 ap.), ingénieur des Ponts et Chaussées, en septembre 1808, est significative : le ministre de l’Intérieur, à la lecture du mémoire, rejette les propositions de modifications aux « terrassements, nivellements, escarpements, remblais, etc. » formulées par l’architecte, mais approuve ses propositions relatives aux édifices publics241.

La chute de l’Empire et l’atonie de la Restauration n’améliorent pas une situation déjà fragile. En 1815, dans trois départements sur quatre, les fonctions d’architecte départemental ne sont pas assurées. Que l’administration fasse encore appel aux Ponts et Chaussées, ceux-ci refusent, arguant du peu de fonctionnaires dont ils disposent242. Le Finistère, par exemple, n’en possède plus que trois : l’ingénieur en chef et deux ingénieurs d’arrondissements. L’absence d’architectes pose la sérieuse question de la surveillance et de l’entretien des immeubles nationaux dont la propriété est transférée aux départements par le décret du 9 avril 1811. Le 25 août 1813, le préfet du Morbihan,

240 Arch. dép. du Finistère, 4/N/101, service d’architecture…, mémoire adressé par le sieur Cateline, architecte à Brest, au ministre de l’Intérieur, 27 février 1819.

241 Arch. nat. F/13/217, Napoléonville-Pontivy, constructions nouvelles, historique, pose de la première pierre, 1806-1809.

242 Le 31 août 1809, le préfet du Finistère rapporte au ministre de l’Intérieur : « M. l’Ingénieur en chef et deux ingénieurs d’arrondissement sont les seuls fonctionnaires de cette classe que possède ce département […] ; ces fonctionnaires depuis deux ans ne cessent de me déclarer qu’il ne leur est pas possible de donner aucun soin aux parties pour lesquelles nous réclamons l’établissement d’un architecte, et dans le fait ils n’en donnent plus aucun […]. » Arch. dép. du Finistère, 4/N/101, service d’architecture.

en réponse à celui du Finistère, écrit : « Les architectes ne sont guères plus communs dans ce département que dans le vôtre243. » Le 3 septembre de la même année, le préfet d’Ille-et-Vilaine déclare que l’architecte du département « est tellement occupé dans le moment actuel, qu’il ne pourrait se charger des travaux » demandés par son confrère du Finistère244. Les Côtes-du-Nord sont dans la même difficulté : depuis la mise à la retraite de Jacques Piou en 1811, le poste reste vacant.

Si l’Ille-et-Vilaine s’en tire à bon compte, le service souffre encore d’une succession effrénée d’architectes : de la mort de Philippe Binet, en 1816, à la nomination de Charles Millardet (1800-1847), le 4 septembre 1828, la ville compte sept architectes municipaux245 ! La municipalité et le département nomment des architectes extérieurs à la Bretagne, mais il est vrai que l’adjonction du titre d’architecte départemental aux fonctions municipales ne rend pas ce dernier plus attrayant. Ce peu d’enthousiasme des architectes s’explique sans doute, comme le suggère le préfet du Finistère dans sa correspondance avec l’Intérieur, par la perspective de s’exiler loin de Paris, dans des départements reconnus « encore étranger à l’art de l’architecture », n’offrant guère « un témoignage des progrès des Lumières et du goût »246. La raréfaction des grandes commandes dans les départements de l’Ouest n’augure pas une meilleure situation pour des architectes préférant dès lors occuper à Paris des fonctions ingrates, dans l’attente de jours meilleurs.

243 Ibid.

244 Ibid.

245 J.-Y. Veillard, op. cit., p. 33 et suiv.

246 En 1827, Hubert Rohault de Fleury, alors commissaire voyer de la petite voirie à la Préfecture de police, architecte des Hospices de Paris, membre honoraire du conseil des Bâtiments civils, répond au maire de Rennes qui l’a sollicité : « Paris regorge d’architectes et je ne sais comment ceux qui ont quelque talent préfèrent y remplir les emplois les plus inférieurs à occuper une place de chef dans un chef-lieu de département, mais c’est un fait. » Ibid., p. 45.