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Espace public et architecture

Architecture et puissance

IV. De la Révolution à l’Empire

IV.3 Le forum, le palais et le temple

IV.3.2 Espace public et architecture

Le modèle de la planification urbaine éprouvé à Napoléonville témoigne de la distance que les ingénieurs de l’Empire entendent prendre avec la conception

508 F. Loyer, Histoire de l’architecture française, de la Révolution à nos jours, Paris, Mengès / Caisse nationale des monuments historiques et des sites / Éditions du patrimoine, 1999, p. 22-23.

509 Jean-Marie Brulon précise : « Il faut noter l’évolution qui va de la place conçue presque exclusivement comme un hommage à la personne royale, et qui trouve sa justification dans l’effigie pour laquelle elle a été construite, à la place intégrée dans un programme urbain telle que va la penser le Siècle des Lumières. La place ne sera plus considérée alors comme se suffisant à elle-même, en dehors de toute utilité pratique ; elle devra s’intégrer à un ensemble réfléchi, répondant aux nouveaux temps de la plus honteuse barbarie. » J.-M.

Bruson, « Les places royales », in De la place Louis XVI à la place de la Concorde, catalogue de l’exposition, 17 mai-14 août 1982, Paris, Musée Carnavalet, 1982, p. 17.

idéologique des places publiques héritées de l’Ancien Régime, et que le civisme révolutionnaire avait transformées en théâtre de la parole citoyenne510. En réduisant l’espace public en un lieu d’expression de la reconnaissance nationale et de la commémoration, l’Empire occulte volontairement les brillantes festivités des débuts de 1789, celles qui ont vu, entre autres, les prestations de serment civique, les banquets patriotiques, les fédérations. Cette mise à distance de l’espace public, objet menaçant car espace de promotion du logos511, se traduit par une architecture à la fonction disciplinante512, imposant à la ville une spatialité segmentée, découpée, réglementée.

Pour les théoriciens du néo-classicisme, les places « élevaient la dignité des monuments publics, créant le cadre qui leur était nécessaire pour développer leur caractère. Par caractère on entendait la capacité qu’avait l’architecture, à l’instar de la rhétorique et de la poésie, de communiquer une idée morale par l’intermédiaire des sens »513. L’architecture des palais du pouvoir est parlante : elle dit ce que tout citoyen doit faire et penser.

L’espace public ne sert que de prétexte à la justification de la hiérarchie des genres, fondée sur l’ancienne hiérarchie sociale des « ordres ».

A Napoléonville, cette transition s’opère via le renouvellement de la présence du pouvoir dans le tissu urbain, modelé sur le triptyque du forum, du palais et du temple (ill. 34). Le cadre géographique est ici plus dynamique qu’à la Roche-sur-Yon ou à Milan.

La place en pente douce se termine sur les quais du Blavet canalisé ; en toile de fond, depuis la route de Vannes, se dresse la « montagne » sur laquelle est élevée la caserne d’infanterie514. La tentative de scénographie perspective ne se départit pas totalement de la tradition néo-classique des places royales, tout en marquant néanmoins la distance. L’envergure du forum surpasse la simple échelle de la ville nouvelle. Il devient l’épicentre d’une sphère régionale qu’aurait affirmé la création d’un département dont

510 J. Guilhaumon, « Rites et paroles pendant la Révolution française », Autrement. Série mutations, n° 177, 1998, p. 122-134.

511 Autrement dit, l’idée de l’agora sert ici de modèle à l’espace public moderne comme étant constitutif d’une transformation de l’opinion publique en force politique concrète. P. Taranto, « La constitution de l’espace public chez J.-S. Mill », in I. Koch, N. Lenoir éd., Démocratie et espace public : quel pouvoir pour le peuple ?, Hildesheim / Zürich / New York, Georg Olms Verlag, 2008, p. 71.

512 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), éd. et trad. de l’anglais par R. Rochlitz, Œuvres, Paris, 2000, t. 3, p. 67-113.

513 M. Steinhauser, « Architecture parlante », in J. Kocka, Les bourgeoisies européennes au XIXe siècle, Paris, Belin, 1996, p. 381.

514 F. Loyer, op. cit., p. 5.

Napoléonville devait être le chef-lieu. Ici, les différentes échelles de la centralisation du pouvoir, enfermées les unes dans les autres, de la plus grande, la nation, à la plus petite, la place Napoléon-le-Grand, auraient entretenu entre elles « le double rapport d’une dynamique de corporalité mimique et de spatialité perspective »515. La rhétorique urbaine admet l’espace public non plus comme un lieu déstructuré et indéterminé, mais comme un programme d’interprétation destiné à faire du monument un support de communication symbolique. Isolé, retiré du tumulte de la rue par les grilles et clôtures, il constitue une entité fermée sur elle-même. Le produit de la monumentalité architecturale et sa situation géographique dans le tissu urbain, rendent ostensible sa présence : sa volumétrie, parfaitement reconnaissable, impose une nouvelle présence du pouvoir516.

La sous-préfecture, qui doit en même temps servir de siège à la municipalité, est retirée de la place d’Armes de près de 50 mètres (ill. 35). Le projet d’achèvement présenté d’après les recommandations de Gisors en décembre 1810 lui donne une forme castrale. Le corps principal et les dépendances sont massés de façon à ce que les toitures renforcent l’aspect pyramidal de l’ensemble. La propriété est ceinturée d’un haut mur de clôture, seulement percé du côté de la place d’un monumental portique en plein cintre.

Si effectivement, dans la distribution générale des appartements, le plan de la sous-préfecture respecte la typologie des hôtels particuliers parisiens, elle est tout de même dénuée d’élégance517. En face, sur l’autre bord de la place, le palais de justice est certes moins retranché de la place centrale, mais son accès fait l’objet d’une mise en scène tout aussi soignée (ill. 36). Conformément aux grands principes néo-classiques, on a repris le modèle de la basilique antique. Mais l’entrée du grand vestibule du premier étage, qui dessert la salle d’audience et le parquet, est déterminée par un escalier monumental de vingt-deux marches, terminé d’un portique tétrastyle518. Le palais de justice traduit ainsi

515 E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Éditions de Minuit, 1975 (1927), p. 99.

516 I. Barbedor, Rennes, mémoire et continuité d’une ville, Paris, Monum / Éditions du Patrimoine, 2004, p.

114.

517 D’après les plans dessinés par Jean-Baptiste Pichot, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du département du Morbihan, entre janvier 1806 et avril 1808, complétés par ceux de Gaudin de décembre 1810. Arch. nat. F/13/1757/C, Morbihan, Napoléonville-Pontivy (suite), an XIII-1818.

518 Ibid.

dans l’espace les « bienfaits d’un ordre plus élevé »519. Cette mise en compétition des espaces provient de ce que le pouvoir cherche dans les principes architectoniques les gages d’une légitimité qui ne tire plus sa source de l’autorité divine, mais de la compétence de ceux qui exercent une autorité consentie par le contrat social établi à la Révolution, et duquel se revendique l’Empire.

Sectorisés, limités, administrés par une codification législative, les édifices publics sont dissociés comme le sont les fonctions sociales. Ce processus qui conduit à une systématisation de l’architecture édilitaire, résulte à l’évidence des conceptions républicaines d’égalité de droit parfaite codifiée par la loi. En technocratisant l’architecture, la Révolution a aboli l’apprentissage académique et la doctrine, au profit d’une approche planifiée et constructive : l’architecte est devenu technicien plutôt qu’artiste. Les leçons de Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834), élève et collaborateur d’Étienne-Louis Boullée, font prévaloir les principes énoncés en 1794 (pl. 1). La fonctionnalité et l’utilité priment sur toute considération de style ou de beauté520. Dès lors, « la mise en pratique de la théorie des caractères, défendue par Boullée et Quatremère de Quincy (1755-1849), se heurte à la pauvreté relative du langage architectural conventionnel ». En 1804, les volumes de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, de Ledoux, mettent à disposition des architectes et des ingénieurs les modèles normalisés d’une architecture administrative.

Ils introduisent, partout et en même temps, les nouvelles images du pouvoir.

Depuis la commune, unité administrative de base, jusqu’à la représentation souveraine de l’État, sont déclinés en autant de variables les équipements salubres et utiles que requiert le fonctionnement d’un État moderne. Ces équipements s’étendent également au développement de l’économie, de l’industrie, de l’éducation. Avec la Révolution, puis l’Empire, « les caractéristiques de la monumentalité – majesté, isolement, beauté – peuvent être dorénavant attribués à des programmes sociaux : prison, marchés ou hôpitaux »521. Ce géométrisme utilitaire régit l’évolution et les transformations de la

519 M. Du Camp, Paris, ses organes ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, Paris, Hachette, 1869, réimp. Paris, Rondeau, 1993, p. 706.

520 W. Szambien, Jean-Nicolas-Louis Durand, 1760-1834. De l’imitation à la norme, Paris, Picard, 1984.

521 F. Folliot, « Les Monuments de l’ère moderne », in Les architectes et la liberté…, op. cit., p. 67.

ville, comme à Icara, sous l’œil du pouvoir, source de progrès522. Au demeurant, si cette architecture est souvent désignée comme parlante, c’est bien parce qu’elle procède d’une forme de langage. Or, Pierre Bourdieu rappelle : « L’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l’exerce comme fondé à l’exercer ou, ce qui revient au même, s’oublie et s’ignore, en s’y soumettant, comme ayant contribué, par la reconnaissance qu’il lui accorde, à la fonder523. » L’habileté du régime impérial réside en ce qu’il a su fabriquer un discours qui tire sa source de l’idéologie révolutionnaire. Si l’architecture et l’espace public sont autoritaires, leur spatialité propre participe à faire croire à une soumission librement consentie524.

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Les récits de voyages du XIXe siècle, pourtant nombreux, ne rapportent pas la visite de Napoléonville. Située dans les terres inhospitalières du Rohan, la ville inachevée n’attire guère les visiteurs férus de pittoresque. D’ailleurs, les contemporains d’un Mérimée (voyage en 1836), d’un Boisgobey (1839) ou d’un Villermé (1840-1841) mésestiment une architecture qu’ils assimilent souvent à la prison ou au château-fort :

« Tout cela est de l’aspect le plus dur, le plus sombre, le plus menaçant », écrit Flora Tristan dans son Tour de France au sujet des monuments publics de Lyon525. A plus d’un titre, ce rationalisme syncrétique, émanation puissante d’une culture d’ingénierie, apparaît comme une intervention « colonialiste » d’un centralisme administratif, en désaccord avec la tradition architecturale régionale. L’empereur, autant par souci d’efficacité que par nécessité, rompt avec la tradition monarchique en faisant des ingénieurs, au détriment des architectes, les cadres exécutifs du dessein impérial. Napoléonville marque un tournant décisif dans la conception et l’esthétique des bâtiments du pouvoir : les techniciens y démontrent leur parfaite maîtrise de l’antiquité comme modèle hors du temps et de l’espace. Or, ce monopole conditionne pour longtemps la production édilitaire en Bretagne. En 1815, les vieilles figures de l’architecture nantaise et rennaise

522 E. Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1840, réimp. Paris, Dalloz, 2006.

523 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 1991 (1982), p. 173.

524 R.-V. Joule, J.-L. Beauvois, « Se soumettre… en toute liberté », in J.-C. Ruano-Borbalan, B. Choc, Le pouvoir. Des rapports individuels aux relations internationales, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2002, p. 85-89.

525 Cité par F. Bourillon, Les villes en France au XIXe siècle, Paris, Éditions Ophrys, 1992, p. 82.

s’éteignent, sans que de candidats locaux ne les remplacent. Invariablement, leurs successeurs sous la Restauration sont étrangers à la province. Il faut attendre que les jeunes élèves, formés dans les ateliers locaux sous la Révolution puis l’Empire, partis à Paris et en Italie compléter leur formation, et souvent employés en-deçà de leur capacité sur les chantiers de l’armée et des routes, atteignent leur maturité pour voir resurgir les prémices du renouveau.

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Les annales d’Hennebont, dans le Morbihan, renferment un épisode malheureux de l’histoire municipale qui ne manque pourtant pas d’être caustique. Le 7 décembre 1792, les officiers municipaux, réunis à la maison commune, constatent avec surprise que la caisse patriotique a été trouée en-dessous et qu’on y a dérobé la majeure partie des assignats qu’elle contenait. Très émus, nos édiles convoquent sur-le-champ le conseil général de la commune et arrêtent, d’un commun accord, une série de mesures destinées à confondre les malfaiteurs. Après perquisitions à domicile, interrogatoires et même, fausses lettres de dénonciation, la suspicion ainsi jetée sur les édiles ne suffit pas à ramener le butin. Le conseil se résout alors à demander au directoire du département de lever une contribution sur les habitants. Mais ce dernier n’admet pas que les citoyens de la ville aient à supporter les conséquences du défaut de surveillance de la municipalité. Il lui suggère donc d’adresser à la Convention une demande de remboursement sur le trésor public, le département et le district devant garantir le civisme et la probité des membres de la commune...526 Si l’histoire prête à sourire, elle témoigne cependant de l’instabilité chronique qui marque toute la durée de la Révolution, tant du point de vue politique que de celui touchant à l’installation matérielle des pouvoirs publics. La guerre civile et l’épuisement économique du pays ne permettent pas aux administrations révolutionnaires de gérer le patrimoine national dont elles ont reçu la charge. Cette léthargie justifie, le moment venu, l’intervention énergique de l’État.

L’Empire se caractérise très tôt par une centralisation de la commande publique, la surveillance des organismes de contrôle et de régulation, une volonté politique enfin, de jeter les bases concrètes d’une nouvelle perception de l’architecture comme instrument de légitimation nationale. Dans la continuité de la monarchie, l’empereur entend donner aux monuments qu’il fait bâtir l’ambition d’une pédagogie politique destinée à asseoir son autorité. La véritable révolution ne vient pas tant de l’aspect symbolique de l’architecture, qui reste le même, mais bien plutôt de la banalisation de la

526 Colonel Juge, « Un incident à la commune d’Hennebont en 1792 », Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan, t. 63, 1924, p. 27-28.

pratique constructive. L’empire met à l’œuvre la grande œuvre entreprise sur le papier par la Révolution ; il donne à la France, selon une volumétrie calculée et symétrique, les ressorts d’une propédeutique nationale. L’espace du pouvoir ne se suffit pas à lui-même : ajusté à l’échelle du territoire pacifié, le forum, le palais et le temps exhibent ensemble le triomphe de l’ordre. Ici, le pouvoir ne réside pas seulement dans chacun de ces signes de la puissance impériale ; il émane de la force du paysage urbain. Mais le sursaut bâtisseur imaginé par l’empereur n’a pas lieu. Le Napoléonville de 1809 n’a pas grand-chose à voir avec celui d’aujourd’hui, tant la concrétisation du projet se fait attendre. Du reste, le chantier mobilise des sommes colossales : 440 000 francs en 1805527, soit presque trois fois le coût du projet de la préfecture des Côtes-du-Nord un an plus tôt. Si l’image de l’État se trouve profondément renouvelée par l’ampleur de Napoléonville, sa sphère d’influence se limite au centre-Bretagne ; à l’écroulement de l’Empire, les sièges du pouvoir des villes côtières et de Haute-Bretagne n’auront finalement retrouvé qu’un statu quo, celui de 1789.

527 D’après le décret du 30 floréal an XIII ; Arch. nat. F/13/217, Napoléonville.