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La géographie du pouvoir au XVIII e siècle

Architecture et puissance

III. Généralité et pays d’États

III.1 Le monopole idéologique des villes

III.1.1 La géographie du pouvoir au XVIII e siècle

Le traité de Paris du 10 février 1764 mettant fin à la guerre de Sept Ans est largement évoqué pour dater en France le rétablissement d’une période faste pour l’architecture comme pour l’embellissement des villes351. En Bretagne, Rennes d’abord, par son statut de ville parlementaire, s’impose comme le relais incontestable de la culture française dans la province depuis la première moitié du XVIIIe siècle. En effet, le grand incendie de 1720 a fait considérablement évoluer la physionomie de la ville. En 1752, l’ingénieur-géomètre et géographe Étienne Mignot de Montigny (1714-1782) rapporte dans ses mémoires : « Cette ville riche et peuplée est une des plus jolies capitales que nous ayons dans nos provinces. Ses nouveaux quartiers, bien percés, bien bâtis, sont embellis par deux grandes places dont les façades régulières sont presque entièrement

350 F. de Dainville, « Grandeur et population des villes au XVIIIe siècle », Population, n° 13, 1958, p. 459-480.

351 Voir, sur le sujet : M. K. Deming, « Une capitale et des ports. Embellissement et planification urbaine à la fin de l’Ancien Régime », in Les architectes de la Liberté, 1789-1799, Paris, Ministère de la Culture / École Nationale des Beaux-Arts, 1989, p. 51 et suiv.

achevées »352. Assurément, la ville nouvelle dessinée par Jacques V Gabriel (1667-1742), premier architecte du roi, sert magistralement la mise en scène de la monarchie, aussi bien sur la place Royale (ill. 17), fermée au nord par le palais du Parlement, que sur la place Neuve (ill. 20), dotée de l’hôtel construit de 1734 à 1743 pour loger la communauté de ville et le présidial.

Du reste, l’aristocratie et la bourgeoisie d’affaires se construisent de luxueux hôtels. La rue de la Monnaie, qui se trouve être un tronçon de la route Paris-Brest, en concentre un certain nombre. L’hôtel des Monnaies (6, rue de la Monnaie), reconstruit partiellement entre 1728 et 1732 et son immédiat voisin, l’hôtel du Boishamon (4, rue de la Monnaie), résidence du directeur, témoignent du goût parisien qui s’impose à Rennes353. La première moitié du XVIIIe siècle donne véritablement corps au statut privilégié de la ville, épicentre de la formidable activité engendrée par la présence du Parlement. Comme le fait remarquer Claude Nières : « Non seulement cette ville se trouvait à la tête de toutes les juridictions royales en Bretagne, mais encore s’y jugeaient les causes seigneuriales soit directement au Criminel, soit indirectement après que les Présidiaux fussent intervenus »354. Ville de « robins »355, on y dénombre, pour sa seule population judiciaire, 300 officiers, 200 avocats, dont 90 à la cour, 250 procureurs, plusieurs centaines d’huissiers, de sergents, de notaires-officiers de juridictions seigneuriales. Ils forment ainsi une nébuleuse complexe et drainent une intense activité de logeurs, d’hôteliers, de marchands, de blanchisseuses et de perruquiers, de domestiques et de laquais, de loueurs de voitures, d’huissiers, de sergents, etc. Face à une telle densité de population, seule Nantes est en mesure de rivaliser avec Rennes.

Comptant parmi l’un des premiers ports d’Europe par son commerce colonial et place financière incontestable, Nantes est dominée par de grandes familles qui ont fait fortune dans le négoce, avides d’asseoir leur prestige sur la ville. Cette combinaison favorise en outre la spéculation foncière, dont l’île Feydeau (1721-1789) ou le quartier

352 Cité par C. Nières, La reconstruction d’une ville au XVIIIe siècle, Rennes 1720-1760, Paris, C. Klincksieck, 1972, p. 315.

353 J.-Y. Veillard, A. Croix dir., Dictionnaire du patrimoine rennais, Rennes, Apogée, 2004, p. 307-309.

354 C. Nières, Les villes de Bretagne au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 414-415.

355 J. Meyer dir., Histoire de Rennes, Toulouse, Privat, 1972, p. 248-251.

Graslin (1777-1788) sont les exemples éloquents. Commencée trop tard pour qu’elle puisse être achevée avant les soubresauts révolutionnaires, la Bourse de Mathurin Crucy (1749-1826), architecte du théâtre Graslin et de la place Royale (1788), confirme également le tournant néo-classique radical que l’architecte impose à la ville et le goût moderne d’une élite à l’avant-garde des idées (ill. 24-25). Particulièrement, la nouvelle Chambre des comptes (ill. 23) reflète l’importance de la bourgeoisie capitaliste qui a su prendre, avec celle de Bordeaux, la première place sur la façade Atlantique356.

Survivance de l’époque ducale, la Chambre des comptes s’est installée officiellement à Nantes en 1495, par un mandement d’Anne de Bretagne. Chargée de la comptabilité publique de la province, elle juge les différents entre les particuliers et reçoit les comptes des miseurs, chargés de la gestion des finances urbaines. Les déplacements qu’occasionnent ces obligations régulières font ainsi converger à Nantes un flux continuel de comptables, de régisseurs, de miseurs et de receveurs, contribuant à confirmer la position éminente de la ville. De fait, les privilèges attachés aux membres de la chambre en font un foyer de charges anoblissantes : d’après Gaëtan d’Aviau de Ternay, 79 familles ont été anoblies grâce à leur appartenance à cette institution357. En outre, les présidents et les procureurs généraux viennent des plus anciennes maisons bretonnes. Le prestige d’une telle institution provinciale oblige à déployer pour elle un lustre tout aussi solennel que le palais du Parlement à Rennes : en 1781, elle rentre tout juste en possession d’un édifice flambant neuf, qu’on aura tout de même mis vingt ans à construire358.

A la suite de Rennes et de Nantes, des villes d’importance secondaire se lancent également dans de grands chantiers d’équipements. A Auray, l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jean Detaille de Keroyant (1758 av.-1785 ap.) livre un hôtel de ville (1776-1782) qui s’inspire plus des hôtels particuliers que se font construire les armateurs

356 A. Wismes (de), Les grandes heures de Nantes, Paris, Perrin, 1992, p. 7.

357 G. Aviau de Ternay, « Noblesse et Chambre des comptes de Bretagne », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, vol. 108, no 4, 2001, p. 59-79.

358 Le président de la chambre H.-F. de Becdelièvre décide de sa reconstruction en 1750, mais la première pierre n’est finalement posée que le 6 septembre 1763 par le duc d’Aiguillon, gouverneur de la ville. Le chantier sera interrompu de 1769 à 1774. A. Durand, La Chambre des comptes de Nantes, de la duchesse Anne… au département de Loire-Inférieure, Nantes, Conseil général de Loire-Atlantique, 1976, p. 67 et suiv.

nantais sur le quai de la Fosse que de l’hôtel de Gabriel à Rennes (annexe 1). L’éclat du tuffeau de Taillebourg y tranche singulièrement avec l’austérité de la place médiévale qui lui sert d’écrin, et seul le beffroi à double étage précise la vocation de l’édifice. Le même architecte intervient à Lorient, où il construit la Comédie, salle de presque 800 places, sur le cours de la Bove359 (1779-1780) (ill. 27). Un peu lourdement, la façade s’inspire du Temple du Change à Lyon remanié par Jacques-Germain Soufflot (1713-1780) entre 1747 et 1750. Elle est composée d’un rez-de-chaussée à cinq arcades, précédée d’un large perron et surmontée d’un étage noble et d’un attique360. Une large corniche, ornée de balustres, de vases et de trophées, règne sur le tout. A Brest encore, Antoine Choquet de Lindu (1712-1790), ingénieur de la Marine et architecte, profite des grands incendies de 1742 et de 1744 pour réorganiser l’arsenal. Il y construit notamment le bagne (1749-1752), tandis que Gabriel Dumont (1720-1791) construit le théâtre (1766), dans un style léger proche de Nicolas Potain (1723-1790) (ill. 26).

Ces grandes réalisations témoignent du satisfecit de la bourgeoisie d’affaires qui, après s’être bâtie des fortunes colossales grâce au commerce maritime et à l’équipement de la Royale, s’enquiert de l’ « embellissement » de sa ville à coup de capitaux et d’actions. Aussi n’est-il pas surprenant de considérer que l’hégémonie de ce mécénat public dépend avant tout de personnalités montantes qui ont su tirer parti de leur réseau intime et de leur clientèle d’affaires, pour s’élever au rang de bienfaiteur public.

Tels sont les cas, pour ne citer que les plus connus, à Nantes de Jean-Joseph Graslin361 (receveur général des Fermes du roi de 1759 à 1790), ou à Lorient de François Jean-Marie Esnoul Deschâteles (maire de 1774 à 1789). Pour autant, le rayonnement culturel des villes n’est pas destiné à se restreindre aux enceintes urbaines. La force d’attraction de leur architecture, de leur ordonnance, du goût qui s’y développe, entretenue par les flux de circulation et une activité artistique même réduite, domine l’arrière-pays. Elle agit sur les mentalités comme autant de facteurs d’influence lorsque se déterminent les choix de construction.

359 J.-L. Debauve, Théâtre et spectacles à Lorient au XVIIIe siècle, Paris, chez l’auteur, 1966, p. 27 et suiv.

360 H.-F. Buffet, « Les monuments du XVIIIe siècle à Lorient », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 28, 1948, p. 123-141.

361 Voir, sur le sujet : P. Le Pichon, A. Orain, Jean-Joseph-Louis Graslin (1727-1790). Le temps des Lumières à Nantes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.