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Itinéraires croisés d’architectes

Le pouvoir et les architectes

II. Les architectes et la commande

II.2 De la monarchie de Juillet à la Troisième République

II.2.1 Itinéraires croisés d’architectes

II.2.1.1 La permanence d’une culture d’ingénieur

Il faut attendre la fin de la Restauration pour que s’affirment, en Bretagne, de nouvelles figures emblématiques de l’architecture. En dépit d’un enseignement académique tendant à se structurer et à s’imposer comme la formation à privilégier, les architectes du XIXe siècle breton restent très proches du milieu de l’ingénierie. Les premiers architectes départementaux proviennent exclusivement des Ponts et Chaussées ou ont suivi une formation plus technique qu’artistique. En Ille-et-Vilaine, Louis Richelot (1786-1855), rennais de naissance, accède au poste d’architecte du département en 1827. Formé dans l’atelier de Binet, il multiplie les expériences, chez François-Félix Anfray, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées d’Ille-et-Vilaine, sur le canal d’Ille-et-Rance, puis au Dépôt Général de la Guerre, au service des cartes et plans de Paris. Il en tire une parfaite maîtrise de la levée de plans, de l’arpentage et du nivellement de terrain, d’où sans doute son art certain pour les jardins. On peut penser que la formation de Louis Lorin (1781-1846), qui entre au service des Côtes-du-Nord en 1829, n’ait pas beaucoup différé de l’architecte rennais247. Dans le Morbihan, Marius-Henry Charier (1812-1890), originaire d’une famille d’architectes fixée en Vendée et en Loire-Inférieure, après un passage chez un professeur nantais248, entre aux Ponts et Chaussées. Installé à Vannes, il participe aux travaux du port de commerce avec Louis-Philippe Brunet Debaines, architecte-voyer de la ville depuis 1811. Il lui succède en 1838, à l’issue d’un concours pour lequel il « manifeste une grande supériorité sur ses compétiteurs »249.

247 Couffon mentionne un Lorin architecte et entrepreneur à Loudéac en 1758-1768 : s’agirait-il d’un père ou d’un oncle qui aurait pu suivre la formation du futur architecte départemental ? Fichier Bourde de la Rogerie…, notice n° 05972.

248 J.-M. Leniaud, Répertoire des architectes diocésains du XIXe siècle, édition en ligne de l’École des Chartes, n° 4 [http://elec.enc.sorbonne.fr/archictectes] (consulté le 7 mai 2011).

249 A. Sentilhes, « Deux générations d’architectes vannetais, les Charier (1838-1918) », in Vannes et les Vannetais à la fin du XIXe siècle, actes des conférences, centenaire de l’hôtel de ville, Vannes, 23-27 juin 1986, Vannes, Les Amis de Vannes, 1987, p. 44-58.

L’apprentissage local chez des ingénieurs en chef encore pétris de la culture classique du XVIIIe siècle, se révèle déterminante pour nombre d’entre eux. Le parcours de Joseph Bigot (1807-1894) est sur ce point particulièrement significatif. Issu d’une famille de charpentiers implantée dans le Finistère à la fin du XVIIIe siècle, il se fait remarquer au collège de Quimper pour ses qualités de dessinateur. Placé par son professeur de mathématiques, M. Tilly, auprès de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jean-Marie de Silguy (1785-1864), sur le chantier du canal de Nantes à Brest, il est engagé comme commis des écritures et de la comptabilité. Puis, consécutivement au départ de Silguy pour Bordeaux, il est muté au bureau de Quimper, sous les ordres de l’ingénieur en chef, Guillaume Goury (1768-1854) qui a travaillé en 1805 au département de Marengo, à Alexandrie. Se distinguant à nouveau pour son goût de l’art, il reçoit de son maître une formation à l’architecture, en échange de quoi, le jeune élève donne des cours d’arithmétiques aux petits-enfants de l’ingénieur. En 1829, Goury l’encourage à poursuivre sa formation dans un atelier d’architecte, à Nantes plutôt qu’à Paris. Le hasard d’une rencontre avec Silguy l’introduit chez Saint-Félix Seheult (1793-1858), architecte du département et du diocèse depuis 1827. Le foyer nantais n’a rien perdu de sa vigueur : le Finistérien y côtoie le sculpteur René-Amédée Ménard (1806-1879), les architectes Joseph-Fleury Chenantais (1809-1868) et François-Marie Coiquaud (1803-inc.). C’est l’un d’entre eux qui l’incite à passer quelques semaines à Paris dans l’atelier d’Antoine-Martin Garnaud (1796-1861), ancien pensionnaire de l’Académie et prix de Rome (1817). Il y passe deux mois, puis rentre dans le Finistère250. Lorsqu’il postule la même année auprès du conseil général pour obtenir la charge d’architecte départemental, il n’a aucun mal à s’imposer. Il prend ses fonctions le 6 janvier 1835.

Cette contiguïté dans la formation des architectes bretons, entre ingénierie et architecture, caractérise un siècle dominé par l’entregent d’un petit nombre d’entre eux.

D’ailleurs, dans le monde des hommes de l’art, ramené à l’échelle d’un département, voire d’une ville, il ne fait pas de doute que le prestige qui ressort alors de ces hommes influents ait marqué plusieurs générations d’élèves. Il ne faudrait pas non plus

250 N. Rannou, Joseph Bigot (1807-1894). Architecte et restaurateur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes / Archives modernes d’architecture de Bretagne, 2006, p. 30-33.

estimer l’importance des foyers industriels que sont les ports militaires et les arsenaux.

Dans le Finistère, le brestois Jules Bourdais (1835-1915), comme du reste son confrère Jules Boyer à Châteaulin, passe par l’École des Arts et Manufactures en 1857 avant d’entrer au service du Finistère comme architecte de l’arrondissement de Morlaix (1860-1866)251. Moins connu, Armand Gassis (1839-1915), également originaire de Châteaulin et fils d’entrepreneur de travaux publics, entre à l’École des Arts et Métiers d’Angers en 1855 avant d’intégrer l’entreprise familiale puis de devenir architecte252. Enfin, ce n’est sans doute pas un hasard si, à la fondation de l’École régionale des Beaux-Arts de Rennes en 1881, le cours de mathématiques et d’architecture est confié à un ancien élève de l’École centrale des Arts et Métiers253. L’indécision d’Arthur Regnault (1839-1932), bachelier ès-sciences, ingénieur-constructeur en 1859, inspecteur de troisième classe à la Compagnie Parisienne du Gaz en 1860, puis finalement architecte prolifique d’églises et de chapelles en Ille-et-Vilaine254, confirme que la voie menant au métier d’architecte n’est pas toujours linéaire. L’art est aussi une affaire de vocation.

II.2.1.2 L’enseignement des Beaux-Arts

Si la tradition du voyage en Italie tend progressivement à disparaître à partir du Second Empire, le passage à Paris, même limité à quelques mois, s’impose comme l’ultime panacée à une formation construite sur le savoir-faire technique et l’obédience de quelques hommes « instruits ». Parmi les 67 architectes retenus par Jean-Yves Veillard comme ceux ayant demeuré et exercé à Rennes au XIXe siècle, seuls 12 ont suivi un cycle complet au Beaux-Arts de Paris, 9 un cycle incomplet et 6 sont présumés l’avoir fréquenté255. Encore qu’il convienne de distinguer la première génération d’un Bigot, d’un Charier, d’un Béziers-Lafosse, de la seconde, les fils étant souvent appelés à

251 G. Fauchille, « Quand l’inventaire se fait diagnostic : les édifices religieux dans le Finistère de 1801 à 1905 », In Situ, n° 12, novembre 2009.

252 Il entrera en politique en 1884, et sera successivement maire de Châteaulin (1896), conseiller général du Finistère (1899), sénateur (1903). Notice biographique [http://www.senat.fr...armand0816r3.html]

(consulté le 7 mai 2011).

253 J.-Y. Veillard, op. cit., p. 110.

254 Voir : C. Rulon, Trois belles figures, les trois frères Regnault, Paris, Jouve, 1958 ; I. Barbedor, Églises d’Ille-et-Vilaine, l’architecte Arthur Regnault (1839-1932), Rennes, Direction régionale des affaires culturelles, 1993 (Itinéraires du Patrimoine ; 34).

255 J.-Y. Veillard, op. cit., p. 109.

reprendre la succession de leur père. Dans le contingent des architectes « confirmés » figurent en effet les héritiers et disciples des premiers architectes départementaux, ceux-là même qui s’imposeront au début de la Troisième République.

Dans le Morbihan, Armand Charier (1844-1918), fils de Marius, sort bachelier ès-lettres du lycée de Vannes en 1863 puis entre à l’École des Beaux-Arts en 1865. Diplômé de première classe en 1870, il travaille à l’atelier de William Bouwens van der Boyen (1834-1907). Il participe ainsi à la construction de plusieurs hôtels particuliers dans le quartier du parc Monceau, dont ceux d’Henri Cernuschi, des Pereire et du Crédit Lyonnais. Nommé inspecteur des Travaux de l’État pour la reconstruction du séminaire de Vannes en 1877, il reprend les affaires de son père à la ville en 1880, puis au département six ans plus tard256. Gustave Bigot (1839-1905), dans le Finistère, a suivi à peu de chose près le même parcours : diplômé de seconde classe en 1863, il est d’abord architecte de l’arrondissement de Brest en 1866, puis travaille au département de 1873 à 1896257. La formation du fils d’Hippolyte Béziers-Lafosse (1814-1899), architecte départemental d’Ille-et-Vilaine de 1860 à 1883, est également connue grâce au récit qu’il en fait lui-même :

« J’ai fait mes premières études chez mon père, puis j’ai travaillé pendant deux ans chez Monsieur Philippon de Lacroix, architecte attaché au ministère de la Maison de l’empereur et des Beaux-Arts. Pendant ces deux années j’ai suivi les cours de l’École impériale et spéciale des Beaux-Arts et je me suis fait recevoir élève de cette école. Muni de mon diplôme, j’ai été nommé par Monsieur le sénateur préfet de la Seine aux fonctions de conducteur sous-inspecteur des travaux d’architecture de la ville de Paris, et j’ai été placé en cette qualité sur les grands travaux des Magasins généraux de la ville […] où j’avais pour architecte directeur, Monsieur Baltard, chef du service, et pour architecte en chef Monsieur de Pellieux, architecte de l’hôtel de ville. Après les travaux des Magasins généraux, j’ai reçu ma nomination pour la construction d’un bâtiment (caserne d’octroi) à édifier dans le terre-plein bastion n° 10, attenant à la porte de Vincennes258. »

256 A. Sentilhes, op. cit., p. 44-58.

257 N. Rannou, op. cit., p. 29-30.

258 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 4/N/2, dossiers individuels des architectes départementaux, honoraires, correspondance, 1807-1920, lettre de l’architecte au préfet d’Ille-et-Vilaine, 2 janvier 1866.

Ce brillant parcours ne tient pourtant pas ses promesses. Secondant son père au département, sans véritable statut ni traitement, il ne jouit d’aucune visibilité. En 1884, le choix du préfet se porte donc sur un élève de Georges-Eugène Coquart (1831-1902), Jean-Marie Laloy (1851-1927) qui depuis son arrivée à Rennes en 1878, fait montre de son expérience au palais de justice et à la préfecture. Il bénéficie du reste de la reconnaissance professionnelle de ses confrères : « A beaucoup d’égards, écrit François Loyer, Jean-Marie Laloy est vraiment le premier architecte de l’École des Beaux-Arts qui se soit installé à Rennes – le premier diplômé ayant été, presque quinze ans plus tard, Emmanuel Le Ray259. » Il est vrai que l’École ne délivrant de diplôme que depuis 1867260, ni Aristide Tourneux (1817-1878), l’architecte des hospices de Rennes, ni Charles Langlois (1811-1896), en charge des bâtiments de l’État, ne peuvent alors s’en prévaloir, malgré un passage en atelier. Si par la suite, le diplôme s’impose comme une évidence dans le recrutement des architectes de fonction, la répartition des architectes de l’École reste largement inégale sur l’ensemble des quatre départements bretons : Rennes, plus proche de Nantes, se distingue aisément de ses consœurs qui, même si elles possèdent des diplômés, sont loin de rivaliser par leur nombre. Dans les faits, cette différence de la répartition des architectes diplômés influence directement les rapports à la commande : d’un côté, celle-ci sera segmentée en domaines d’intervention distincts (État, département, ville, hospice, etc.), de l’autre, elle sera concentrée dans les mains d’un seul.

On entrevoit, du reste, le rôle joué par les pouvoirs publics dans le choix de tel ou tel architecte dans les postes-clés de la commande publique régionale. A partir des années 1880, la systématisation du diplôme dans le recrutement des architectes départementaux prouve une volonté des pouvoirs publics d’assurer un service d’architecture qualifié à mesure que le patrimoine des départements se diversifie. De la même façon, au début du XXe siècle, les municipalités de Redon (1908), de Vitré (1913) ou encore de Châteaulin (1912-1925), en faisant appel à des architectes issus du contingent des Monuments historiques ont certainement pour visée une production

259 H. Guéné, F. Loyer, L’Église, l’État et les architectes, Rennes 1870-1940, Paris, Norma, 1995, p. 114.

260 A.-M. Châtelet, « L’Architecture au XXe siècle. L’Europe libérale », in L. Callebat dir., Histoire de l’architecture, Paris, Flammarion, 1998, p. 232.

hautement qualitative que n’aurait pas promis un recrutement local261. Cette recherche constante du bon architecte est caractéristique de l’histoire de la commande publique régionale : elle justifie la permanence de sphères d’influence et de monopoles qui conditionnent, de façon systématique, le projet d’architecture.