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Les modèles de l’hôtel urbain

Architecture et puissance

V. Libertés et devoirs

V.2 La place ambiguë du local municipal

V.2.3 Les modèles de l’hôtel urbain

En ville, si la grande commande publique n’a plus rien à voir avec les projets du XVIIIe siècle, les réalisations tardives de la Restauration puis de la monarchie de Juillet montrent que le néo-classicisme et sa variante, le néo-palladianisme, n’ont pas dit leur dernier mot. Le 16 mai 1826, le conseil municipal de Quimper arrête, à l’unanimité, la démolition par mesure de sureté publique, de l’hôtel de la mairie « dont la chute était imminente », et de faire construire sur le même emplacement un immeuble neuf. Celui-ci doit comprendre, outre les services qui existaient dans l’ancien édifice, le logement du président des assises, la bibliothèque de la ville et le local de la justice de paix. La municipalité s’adresse à Jean-Marie Lemarié, architecte-voyer de la ville de Paris, qui estime alors la dépense de construction à 134 084,65 francs : « C’est sans doute une charge énorme pour Quimper, écrit le maire, mais elle est bien compensée par les avantages que cette construction procurera à la commune qui parviendra au bout de quelques années, à se libérer avec ses propres ressources, sans recourir à aucune imposition extraordinaire594. » Le 19 mars 1828, une ordonnance royale autorise la ville à emprunter 90 000 francs sur les revenus communaux, avec intérêt légal, pour payer une partie des frais de construction du nouvel hôtel de ville. Au printemps suivant, le chantier s’ouvre sous la direction de Guillaume-François Éloury qui fait office d’architecte d’opération en l’absence de Lemarié. L’année même de son achèvement, en 1844, l’ouvrage de Gourlier, Biet, Grillon et Tardieu lui consacre deux planches595 (pl. 2).

L’édifice s’organise autour d’une cour intérieure ; le visiteur y accède depuis une porte cochère ouverte dans la travée centrale de la façade sud, ou depuis une entrée de service située au nord. L’architecte a placé les services les plus fréquentés par la population du côté de la place de la cathédrale, au sud : au rez-de-chaussée, le bureau du poids public, le commissariat de police, un corps de garde, deux violons ouvrant sur une courette ; à l’étage, la salle du conseil municipal, le cabinet du maire, le secrétariat et les bureaux. Un grand vestibule à portiques, ouvert sur la cour, permet de faire la liaison

594 Arch. dép. du Finistère, 2/O/1615, Quimper, hôtel de ville, 1827-1906.

595 Gourlier, Biet, Grillon et Tardieu, Choix d'édifices publics construits ou projetés en France depuis le commencement du XIXe siècle, publié avec l’autorisation du ministre de l’Intérieur, Paris, Louis Colas, libraire-éditeur / Carilian-Goeury, libraire des corps royaux des Ponts et Chaussées et des Mines, vol. 2, 1837 à 1844, pl. 93 et 94.

entre les services et de servir en même temps d’antichambre. Dans le même axe, à l’opposé, un vestibule identique sert de salle des pas-perdus au prétoire de la justice de paix ; le bureau du juge, placé en appentis, ouvre sur une petite cour intérieure et sur la rue postérieure de l’hôtel de ville. Entre ces deux espaces, l’architecte a logé les écuries, les hangars et les magasins de bois, de même que la remise des « pompes et sceaux à incendie » ; on imagine aisément la cour encombrée de voitures, de chevaux et de postillons. Le premier étage des ailes latérales et du prétoire est réservé aux salles de la bibliothèque, au cabinet du bibliothécaire et à celui de physique et de minéralogie. Enfin, l’architecte a disposé dans l’attique les appartements du secrétaire de mairie et du président de la cour d’assises. En façade prédomine le langage néo-classique : un avant-corps à trois travées et son portail légèrement en saillie, surmonté d’une rambarde pleine et d’une baie à fronton, atténuent un peu la sévérité de la composition.

Manifestement, Jean-Marie Lemarié a retenu la leçon de Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834), en concevant l’hôtel de ville selon le principe palatial (pl. 1) : « Un palais est un édifice destiné d’une part à loger un prince, et de l’autre à recevoir les personnes qui viennent lui demander des audiences publiques ou particulières. Ces audiences ne pouvant être données à tout le monde à la fois, et ceux qui les demandent méritant de la considération, il faut, outre les appartements […], faire entrer dans sa composition des portiques, des vestibules, des galeries, des salles dans lesquelles chacun puisse en toute saison attendre commodément et dignement le moment d’être admis à son tour aux audiences du prince : telles sont les convenances principales d’un palais. On voit que la magnificence doit résulter naturellement de la disposition de ce genre d’édifice596. » A Quimper, le maire a remplacé le prince, mais la distribution des services administratifs correspond de fait à l’idée de convenance qu’induisent les rapports entre le premier magistrat de la ville, les autorités civiles, militaires et religieuses du département, et les notables locaux.

On retrouve sensiblement la même préoccupation dans les autres réalisations présentées par Gourlier, Biet, Grillon et Tardieu : l’exemple le plus significatif est celui de

596 J.-N.-L. Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’École royale polytechnique Paris, 1819, vol. 1, p. 44.

Moulins (ill. 40). François Agnéty (1793-1845) y définit un « type complexe dont la cour intérieure, traitée en cortile à l’italienne, s’ouvrait d’un côté sur la grande façade d’après Vignole et de l’autre sur l’élévation austère d’un palais à la romaine »597. En Mayenne, Alphonse-Henri de Gisors (1796-1866), à une échelle plus réduite, s’inspire presque littéralement de la villa Garzoni (Jacopo Vignole, v. 1540) pour l’hôtel de ville de Laval598 (ill. 41). Si le volume parallélépipédique, le grand avant-corps à arcades, les toitures à l’italienne accusent une récurrence dans l’adaptation néo-classique du genre, cette production est loin d’être dépourvue d’intérêt. Louis Richelot, en Ille-et-Vilaine, la décline avec charme et simplicité dans la sous-préfecture de Redon (1839) et dans les villas qu’il exécute sur le plateau du Thabor, à Rennes599 (ill. 43-44). Le style prend forme sur des principes généraux, puis se décline comme autant de terminaisons propres à l’art d’Andrea Palladio (1508-1580) : un volume simple et massif, sur lequel se démarque un avant-corps, marqué tantôt par un péristyle, tantôt par un fronton, tantôt encore par un attique ou une imposante lucarne. Les entrées, sur cour et sur jardin, sont monumentales, couvertes d’un arc en plein-cintre, souvent marquées de pilastres ou, dans le cas contraire, par le traitement particulier de la pierre. Lorsque le budget est à l’économie, c’est dans la simplicité de l’élévation et le traitement harmonieux des baies qu’excelle l’architecte ; les entablements, balustres, tablettes d’appui, garde-corps en fonte participent à compenser la volumétrie imposante de la maison. La distribution intérieure est celle d’une maison de maître.

L’effervescence qui règne aux débuts de la monarchie de Juillet s’infléchit toutefois à mesure que l’historicisme triomphant s’impose dans la conception de l’architecture du pouvoir. La reconstruction de l’hôtel de ville de Morlaix par l’architecte et aquarelliste Alfred Guesdon (1808-1876), de 1838 à 1844, témoigne de cette évolution (ill. 45-46). Conçue comme une façade-écran fermant le fond de la place, l’édifice se compose d’une tour-beffroi centrale et de deux ailes rejetées latéralement.

L’ordonnance est celle de Jules Hardouin-Mansart (1646-1708) : le contraste entre le

597 F. Loyer, Histoire de l’architecture française, de la Révolution à nos jours, Paris, Mengès / Caisse nationale des monuments historiques et des sites / Éditions du patrimoine, 1999, p. 90.

598 P. Derrien, « Espace et architecture publique à Laval de l’Empire à la Restauration (1804-1830) », Revue 303, n° 12, 1er trimestre 1987, p. 96-109.

599 G. de Carne, « L’architecture néo-classique à Rennes à travers l’œuvre de Louis Richelot, 1786-1855 », Bulletin de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, t. 88, 1986, p. 91-102.

soubassement granitique percé de baies en plein cintre et les murs enduits de l’étage noble rappelle la façade du Palais neuf, à Rennes, tandis que les trois corps saillants sont inspirés de Pierre Lescot (1515-1578). Au centre, la tour-beffroi hésite entre la citation des clochers romains et celle des beffrois du Nord. Le portique se compose d’une suite de trois arcades à bossage, sur lesquelles l’architecte a empilé quatre colonnes ioniques formant la loge ; il l’a ouverte d’une baie vénitienne, dite serlienne, placée de la même manière sur la façade postérieure. Les colonnes supportent un large bandeau que vient rejoindre la balustrade. Sur la plate-forme prend place le belvédère, orné à la base de trophées, et au centre duquel vient s’ajuster l’horloge. La partie centrale abrite le portique cher à Durand et l’escalier d’honneur, décoré d’étonnants mascarons grimaçants ; mais les services ne sont plus desservis selon une circulation giratoire. Un long corridor scinde l’édifice en deux, la partie côté place abritant les grandes salles du conseil municipal et du tribunal civil, tandis que dans la partie côté rue sont relégués les bureaux et cabinets600.

Le glissement qui s’opère de l’épisode néo-classique à l’historicisme puis, bientôt, à l’éclectisme, n’est pas tout à fait étranger au renouvellement des architectes en poste dans les administrations publiques. Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, les grandes figures de l’architecture régionale du premier quart du XIXe siècle se sont en effet retirées du métier, laissant la place à une nouvelle génération influencée par Henri Labrouste (1801-1875), Louis-Joseph Duc (1802-1879) ou Léon Vaudoyer (1803-1872).

Avec elle s’ouvre une nouvelle conception architecturale des lieux de pouvoir : confrontée à la réalité du capitalisme, l’utopie néo-classique ne survit pas aux changements profonds de structure, qu’ils soient d’ordre politique, social ou symbolique601 (ill. 47-48).

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600 Arch. nat./F/21/1882/1000, Morlaix, hôtel de ville, halle et tribunal, plan général, plans, élévations et coupes, s.n., s.l., septembre 1835, 5 calques ; Arch. nat./F/21/1882/1001, Morlaix, hôtel de ville, plans, élévations et coupe, s.n., s.l., août 1839, 5 calques. Conseil des Bâtiments civils - CONBAVIL, fiches détaillées n°8553 et 18741 [http://www.inha.fr] (consulté le 30 août 2011).

601 F. Loyer, Le siècle de l’Industrie, 1789-1914, Paris, S.P.A.D.E.M., 1983, p. 50.

Sous la monarchie de Juillet, la condition matérielle de l’autorité communale est rapidement conditionnée par le service scolaire et au vrai, la loi du 18 juillet 1837, souvent présentée comme le début d’un mouvement de construction, n’a pas de résultats probants en Bretagne. D’après le relevé de 85 édifices effectivement construits sur l’ensemble des quatre départements entre 1830 et 1848, la proportion de mairies-écoles représente de 75 % des constructions en Finistère à 85 % en Ille-et-Vilaine. En fait, attendu la forte corrélation entre l’école et la mairie, la différence ne se joue pas tant sur l’association, mais bien sur le nombre global de constructions. Or, deux zones distinctes s’affrontent dans le contexte breton en 1848 : d’un côté, les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine, avec un taux de construction d’environ 8 % ; de l’autre, une Basse-Bretagne sous-représentée avec un taux de 3 % seulement (carte 7).

Même si la Bretagne fait partie d’un grand croissant atlantique de l’ignorance, de Saint-Malo à Genève, des disparités fortes existent entre une Haute-Bretagne plus instruite et une Basse-Bretagne qui fait figure de lanterne rouge, non seulement en Bretagne mais aussi à l’échelle de la France602. Les politiques scolaire et municipale de la monarchie de Juillet n’ont donc qu’un impact limité dans Finistère et le Morbihan. Cette distinction géographique se répercute par ailleurs sur l’équipement municipal, ce dernier faisant figure d’indice. Le contraste numérique ne se limite pas aux campagnes : il est également visible dans les réalisations urbaines, et plus largement encore, dans la politique d’équipement des départements. La question récurrente du style et de la convenance accentue encore cette disparité entre l’urbain et le rural : plus que les lieux du pouvoir municipal, les temples de la justice sont la démonstration éphémère du prosélytisme de la pensée néo-classique.