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De l’état de siège et l’État de droit

Architecture et puissance

IV. De la Révolution à l’Empire

IV.2 Réformes et centralisation

IV.2.1 De l’état de siège et l’État de droit

L’instabilité chronique qui règne en Bretagne, où la levée en masse de 1793 alimente la contestation, contribue pour beaucoup à détériorer les conditions d’exercice déjà précaires des pouvoirs publics. Des coups de main audacieux de la chouannerie, étendue aux Côtes-du-Nord et au Morbihan occidental, entretiennent un climat d’insurrection permanente. En dépit des débarquements ratés de la Ville-Mario près de Plouha (mai 1795) et de Quiberon (juin-juillet 1795), des raids chouans sont organisés sur les villes, où l’on pille et l’on détruit méticuleusement les papiers compromettant les insurgés. A Saint-Brieuc, dans la nuit du 26 au 27 octobre 1799, une division de l’armée royale et catholique de Bretagne surprend la cité endormie, pénètre dans l’hôtel de ville et détruit la majeure partie des papiers déposés dans le bureau des Travaux publics. La

473 W. Szambien, « Les Concours de l’an II », in Les architectes de la Liberté, 1789-1799, Paris, Ministère de la Culture / École Nationale des Beaux-Arts, 1989, p. 181-201.

troupe assassine le commissaire du directoire Jean-François Poulain Corbion, avocat et maire de la ville (depuis 1779). Les administrateurs publics ne sont pas les seuls à être pris pour cible. Dans les campagnes, l’image de l’acquéreur de biens nationaux est assimilée à celle du profiteur de la Révolution : « Il devient donc, précisent Bernard Bodinier et Éric Teyssier, un adversaire tout désigné pour les bandes royalistes qui, à différentes périodes, tiennent telle ou telle partie du pays474. »

La justice révolutionnaire est particulièrement malmenée. Les locaux des districts de Rochefort-en-Terre et de la Roche-Bernard subissent à plusieurs reprises des raids chouans : le mobilier est soit saccagé, soit emporté ; les archives sont brûlées. La situation devient telle à la Roche-Bernard que la cour ne peut plus siéger au lieu ordinaire des séances. Elle loge donc d’abord à la maison commune, puis à l’église.

Parfois des séances sont tenues au domicile même des juges. Les archives et les pièces sont entreposées dans un grenier de la mairie : « Nous manquons de tout, ajoute le juge Haumont, excepté de fermeté et d’amour de la justice475. » Ailleurs, les municipalités tentent de résister, en investissant des lieux plus sûrs : à Josselin par exemple, la municipalité s’installe au château. Dès 1793, le district de Lesneven a déménagé aux Ursulines, l’ancien local étant « à tout moment à même d’être surpris, surtout dans un temps d’insurrection »476.

Cette instabilité attise les tensions et un climat de défiance, voire d’opposition à l’endroit des tribunaux. Cette attitude se traduit généralement par l’irrespect envers les magistrats et l’indécence des lieux de justice. A Lorient, la municipalité, qui a jeté son dévolu sur l’hôtel du Faouëdic, invite fort cavalièrement le tribunal du district à chercher tout autre local à sa convenance, « ne doutant pas de son empressement à sacrifier des commodités particulières à la sureté générale »477. Le cas se présente également à Josselin, où le maire, ayant promis à ses amis de débusquer le tribunal de l’auditoire, lui propose la jouissance de la chapelle de la congrégation, déjà occupée par le juge de paix,

474 B. Bodinier, E. Teyssier, op. cit., p.398.

475 J.-L. Debauve, op. cit., p. 51-52.

476 Arch. dép. du Finistère, 11L/28, Bâtiments des administrations de districts, 1790-an III, lettre des administrateurs et procureur syndic du district au commissaire du directoire du département, 4 avril 1793.

477 J.-L. Debauve, op. cit., p. 51-52.

le club et le tribunal correctionnel ! En l’an III, les fêtes décadaires de Ploërmel, ainsi que les réunions du club, ont lieu dans les salles d’audience ; dans celles d’Auray sont mêmes donnés les bals publics et privés du décadi. Les protestations des tribunaux au comité de législation n’y changent rien478. Du reste, les municipalités elles-mêmes ne sont pas à l’abri de la spéculation. En 1797, à Iffendic, Gilles Lunaire, sous couvert d’avoir acquis la maison commune, sans pour autant en avoir attesté au conseil municipal, entreprend d’y faire faire des travaux alors même que les archives et les registres s’y trouvent encore479. A Bécherel et à Hédé, en 1799, les locaux dans lesquels la municipalité projette d’installer les instituteurs publics sont aliénés sans qu’elle en soit avisée480.

La quasi-absence de surveillance et d’entretien des bâtiments nationaux ajoute à la confusion. Selon toute vraisemblance, les administrateurs n’ont pas connaissance de l’état de leur patrimoine. Le 1er fructidor an IV, l’ingénieur ordinaire de l’arrondissement de Quimper alerte ainsi le directoire du département sur la nécessité d’une surveillance des bâtiments affectés à un service public : « La suspension des travaux de routes me permet de donner des soins plus particuliers à ceux des édifices publics dont la ruine est assurée si vous ne prenez en considération les observations que je vous réitère. Le défaut de fonds peut retarder les réparations les plus urgentes ; le placement définitif des administrations civiles et judiciaires dans les lieux qui leur sont affectés ; l’organisation de l’instruction publique, etc. mais rien ne peut dispenser de la surveillance et de la garde des édifices publics qui dans cette commune ont plus souffert de la malveillance que des ravages du temps481. » Dans une lettre du 6 germinal an IV, le même ingénieur rapporte que les tribunaux civil, correctionnel, criminel, de commerce et de police, ne pouvant occuper l’aile du bâtiment national désignée par l’administration et dont les travaux ont été suspendus, sont réduits à tenir leurs audiences dans une petite salle qu’ils se cèdent tour à tour !

478 Ibid.

479 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 570/L, administration municipale, bâtiments communaux, 1790-an VIII, extrait du registre des délibérations municipales, 19 brumaire an VI.

480 Ibid, Bécherel, protestation des administrateurs municipaux du canton de Bécherel aux administrateurs du département, 14 messidor an VII ; Hédé, pétition des habitants, s.d. (courant messidor an VII).

481 Arch. dép. du Finistère, 17/L/4, bâtiments des tribunaux, 1791-an VIII, lettre de l’ingénieur ordinaire de l’arrondissement de Quimper à l’administration départementale, 1er fructidor an IV.

L’incapacité des autorités locales à surveiller et à entretenir leur patrimoine ne relève donc pas du seul climat d’insécurité. L’absence d’un service spécifiquement dédié aux propriétés communales et départementales ne permet pas de maintenir l’installation pérenne des administrations. La situation s’est encore aggravée avec la disparition des districts en 1795. Qui plus est, les années 1792 à 1796 connaissent un véritable effondrement économique, surtout ressenti par les villes482. S’y ajoutent enfin la raréfaction des architectes et, par conséquent, l’incapacité des ingénieurs des Ponts et Chaussées à répondre aux sollicitations des administrations. Les conflits extérieurs, les purges politiques et l’instabilité chronique n’offrent pas les conditions favorables d’un recrutement régulier et suffisant. Dans le département des Côtes-du-Nord, Jacques Piou, qui occupe le poste d’« ingénieur en chef de 1ère classe des Ponts et Chaussées » sans discontinuer de 1791 à 1811, et secondé seulement par son fils, fait figure d’exception.

A l’avènement de l’Empire, le désordre est quasi-général et les institutions souffrent du plus grand dénuement. Cet état n’est pas propre à la Bretagne. Antoine-Claire Thibaudeau rapporte dans ses Mémoires son installation à la préfecture de Bordeaux, en 1800 : « Je ne trouvais pas plus que les autres préfets une machine toute organisée, dont il n’y eût qu’à suivre le mouvement ; il y avait du relâchement et du désordre dans tous les services. Il fallait organiser et mettre en activité un nouveau système483. » Pour le pouvoir central, l’impéritie des administrations locales justifie l’intervention de l’État en matière d’équipements, voire leur transfert dans le cas de certaines propriétés municipales, d’autant qu’avec le concordat, églises et presbytères sont rendus à leurs occupants. Dès 1800, les préfets remplacent les autorités départementales dans l’organisation des dernières ventes de biens nationaux et sont déclarés compétents pour les contentieux touchant aux biens déjà vendus. En 1804, le Code civil confirme la propriété des biens nationaux. L’État s’assure ainsi la haute-main sur les équipements nécessaires à son fonctionnement.

482 D. Barjot, J.-P. Chaline, A. Encrève, La France au XIXe siècle, 1814-1914, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 9.

483 Cité par A. Fierro, Les Français vus par eux-mêmes. Le Consulat et l’Empire, Paris, Laffont, 1998, p. 890.