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La grande affaire des biens nationaux

Architecture et puissance

IV. De la Révolution à l’Empire

IV.1 La mise en place des nouveaux pouvoirs

IV.1.2 La grande affaire des biens nationaux

Les décrets du 2 novembre 1789 et du 30 mars 1792 modifient profondément les conditions matérielles des pouvoirs publics. En effet, la nationalisation des biens du

456 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 570/L, administration municipale, bâtiments communaux, 1790-an VIII, lettre des officiers du bureau municipal aux administrateurs du département, 25 novembre 1790.

457 La révolution est d’abord une histoire de fêtes qui commence, processionnellement, avec l’ouverture des États Généraux. Mona Ozouf écrit : « […] que des fêtes ! Et on les a célébrées partout : dans la moindre municipalité de canton, plusieurs fois par an et parfois même par mois, on a sorti les drapeaux et les tambours, convoqué les menuisiers et les peintres, répété les chansons, délibéré des programmes. » M. Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 21.

clergé et par la suite, ceux des émigrés, permet aux administrations publiques de s’en rendre propriétaires. En outre, la suppression des ordres monastiques, qui concernent près de 100 000 membres du clergé français, vide couvents et monastères458. En 1789, on dénombre en Bretagne, chapitres, collégiales et chanoines réguliers mis à part, 119 établissements masculins et 94 féminins. Les villes les mieux loties en couvents sont évidemment Rennes (9+13) et Nantes (13+12), mais les 46 villes des 9 diocèses bretons sont pourvues d’un établissement au moins459.Même si l’ensemble des couvents ne sont pas évacués en même temps, beaucoup sont débarrassés de leurs occupants : dans le diocèse de Vannes, quelques mois seulement après l’annonce des décrets de la Constituante, seules les maisons des Capucins de Vannes, des Carmes de Sainte-Anne, près d’Auray, des Chartreux d’Auray, des Bernardins de Prières et des Récollets de Pontivy sont conservées provisoirement afin de recevoir les religieux désireux de garder leur état460. Ce sont ainsi seize communautés qui sont évacuées. Les bâtiments conventuels nationalisés sont ensuite placés sous la surveillance des Eaux et Forêts et des assemblées locales, ces dernières devant en assurer la vente aux enchères publiques à partir du 24 mars 1790461.

Bien souvent, les administrations de district précipitent l’évaluation des biens à nationaliser dans le but de s’en rendre acquéreurs plus rapidement. Dès l’annonce de la décision prise par la Constituante d’aliéner les biens du clergé, le district de Saint-Malo fait procéder le 17 mars 1790 à l’adjudication provisoire du palais épiscopal et de ses dépendances. Puis, le 23 janvier 1791, la ville sollicite du département l’autorisation d’acquérir le tout462. Il s’agit, au demeurant, d’un patrimoine foncier de premier ordre

458 Le 13 février 1790, le Comité ecclésiastique de l’Assemblée fait voter une loi ne reconnaissant plus les vœux monastiques, et autorisant la libre sortie des couvents de ceux qui le souhaitent. M. Vovelle, « La politique religieuse de la Révolution française », in J. Le Goff, R. Rémond dir., Histoire de la France religieuse, t. 3. XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 1991, p. 82-86.

459 J. Meyer, « La vie religieuse en Bretagne à l’époque moderne », in G. Devailly dir., op. cit., p. 204-207.

460 J.-M. Le Méné, Histoire du diocèse de Vannes, Vannes, Imprimerie E. Lafolye, 1889, t. 2, p. 267-268.

461 B. Bodinier, E. Teyssier, L’événement le plus important de la Révolution. La vente des biens nationaux (1789-1867), Paris, Société des études robespierristes / Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2000, p. 25-32.

462 La délibération est ainsi formulée : « La commune de Saint-Malo, n’a aucune propriété dont elle puisse se servir pour hôtel de ville […]. Jusqu’à aujourd’hui, elle a été mal logée en maison de ferme, quoyque le prix en fut cher […]. Il convient à l’intérêt de la commune d’avoir un hôtel décent dont elle soit propriétaire […], le palais épiscopal est dans cette ville, le bâtiment le plus convenable à cet établissement, et par sa situation au centre de la ville et pas les diverses commodités qu’il renferme. » Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine,

dans la cité intra muros, puisqu’il en couvre presqu’un sixième. Le 16 février 1791, par arrêté du directoire du département, la ville se rend propriétaire du palais épiscopal et doit débourser 79 575 livres463. L’ambition de la municipalité est d’en faire un grand centre administratif : en plus de ceux de la commune, les services « du district, du tribunal judiciaire du district, du tribunal de commerce du district, du bureau de paix du district, et enfin <du> dépôt des toiles destinées à l’étranger » doivent y être logés464.

Dans une ville comme Quimper qui compte, à la veille de la Révolution, un peu plus de 9000 habitants, la mise à disposition des propriétés ecclésiastiques se traduit par une nouvelle présence des pouvoirs publics. Les Ursulines sont transformées en caserne militaire et en prison ; les Capucins deviennent la justice de paix en 1791 ; l’hôpital Sainte-Catherine de Quimper, hors les murs, devient le siège de l’administration centrale et du tribunal criminel du département. Puis, à partir de l’an V, il est aménagé pour l’ensemble des tribunaux de police, civil, correctionnel, criminel et de commerce.

En outre, l’église Notre-Dame des Bénédictins est affectée à l’armée, de même que le couvent des dames de la Retraite. Le collège des Jésuites devient l’école centrale du département. Les maisons des Cordeliers, des Calvairiennes ou Bénédictines de Notre-Dame du Calvaire, des Cisterciennes de Kerlot seront vendus nationalement, de même que le palais épiscopal, transformé en auberge465. En 1792, lorsque la Convention adopte un décret fermant les dernières maisons religieuses de femmes, la mesure frappe à Vannes encore cinq maisons conventuelles. Les bâtiments sont affectés au logement des prêtres infirmes et sexagénaires internés à Vannes ou transformés en gendarmerie, en caserne et en magasin des subsistances militaires. La chapelle des Carmes déchaussées sert même à loger provisoirement les cloches provenant des différentes communautés de la ville466.

2/O/290/41, Saint-Malo, mairie, 1807-1933, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 23 janvier 1791.

463 La municipalité n’en paiera finalement que 67 175 livres, par l’adjudication du 11 mars 1791.

464 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, L/6010, affaires intéressant la commune de Saint-Malo, 1790-1793, extrait de l’un des registres du greffe de la municipalité de la ville de Saint-Malo, 8 avril 1791.

465 J. Kerhervé dir., op. cit., p. 209-210. Voir également J.-F. Boursmiche, Voyage dans le Finistère en 1829, 1830 et 1831, réimp. Quimper, S.A. Morvan, 1977, p. 268-269.

466 J.-M. Le Méné, op. cit., t. 2, p. 290-291.

Les dispositions intérieures des églises, des collégiales et des autres bâtiments conventuels peuvent convenir à l’installation et au fonctionnement des administrations (ill. 31-32). Pierre Pinon fait ainsi remarquer qu’« une église peut-être aménagée en salle d’audience à peu de frais, ainsi qu’un cloître en cour, des cellules de religieux en prisons, des bâtiments conventuels en bureaux et autres services annexes »467. Mais les récriminations ne tardent pas à affluer. Le 25 fructidor an VI, les membres du tribunal criminel de Loire-Inférieure dénoncent l’indécence des conditions dans laquelle l’exercice de la justice est maintenu : « Dans la salle d’audience, à peine peut-on renouveler l’air. La chambre du conseil ne reçoit jamais le soleil, ses jours sont à plus de dix pieds de haut. Elle est établie sur des tombeaux, dans un ancien caveau ; l’humidité, la puanteur qu’elle exhale ont déjà occasionné plus d’une maladie aux juges qui sont obligés d’y rester longtemps, et même d’y passer la nuit dans quelques circonstances468. » A Vannes, le tribunal criminel est installé dans l’ancien séminaire : la chapelle est divisée en trois sections, l’une pour le vestibule, la seconde pour la salle d’audience, la troisième pour la chambre du conseil. La nouvelle destination de l’édifice est loin d’être commode. L’été, « étuve insupportable », l’hiver « ses nombreuses ouvertures mal garanties ne permettent pas d’y tenir des séances longues pendant la saison rigoureuse qui se fait sentir ; il est impossible d’y tenir longtemps en place des jurés et des accusés », surtout avec les portes fermées, formalité indispensable pour éviter la cassation469 .

D’autre part, si l’acquisition de biens nationaux profite aux municipalités urbaines, qui en louent généralement une partie aux administrations de district et à l’armée, il n’en est pas forcément de même des municipalités plus petites. Rares sont celles en effet qui ont pu s’imposer face aux spéculateurs de tout bord. En 1794, le voyage de Jacques Cambry, conseiller du département chargé de constater l’état moral et statistique du Finistère, permet de dresser l’état d’un bon nombre d’administrations de district. La situation ne semble guère avoir évolué depuis quatre ans. Bien qu’à Lesneven, la halle soit « belle », et que la municipalité y soit bien placée, l’état général est déplorable. A Carhaix, « on ne peut avoir une maison aussi peu commode, en aussi mauvais

467 P. Pinon, « L’appropriation judiciaire. La conversion des couvents en palais de justice », Monuments historiques, n° 200, janv.-fév. 1996, p. 34-38.

468 Arch. nat. F/13/857, Nantes, mémoire des membres du tribunal criminel de Loire-Inférieure au corps législatif, 25 fructidor an VI.

469 Cité par J.-L. Debauve, op. cit., p. 209.

état, que celle de la municipalité : la salle d’audience est commune au tribunal et aux officiers municipaux »470. A Châteaulin, « la municipalité n’a pas de logement qui lui soit propre »471. A Pont-Croix, la municipalité est mal logée. Seulement dix ans après la batterie de mesures prise par la Constituante, l’état dans lequel se trouvent la plupart des lieux de pouvoir est loin de répondre au souci de convenance des magistrats. Les dépenses afférentes à l’installation des nouvelles autorités ont été laissées à la discrétion des municipalités ; comme autrefois, elles se sont retrouvées pressées par l’autorité supérieure de subvenir aux besoins matériels des institutions, sans en avoir véritablement les moyens. Étroitesse et inconfort des locaux, quasi-absence d’entretien pour des bâtiments non-prévus à cet effet, les magistrats n’ont de cesse de rapporter à l’administration supérieure les inconvénients d’une installation a minima des services.

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La courte période qui s’échelonne de l’été 1789 à la fin de l’année 1792 jette les bases d’une nouvelle présence des pouvoirs publics. L’adhésion globale de l’opinion aux profondes réformes territoriales et administratives persuade les patriotes locaux

« qu’avec un peu de fermeté et une poignée de gardes nationaux, on pourrait imposer sans trop de difficulté ce que la nation avait décidé dans l’intérêt général »472. Il est vrai que l’évacuation des couvents n’a suscité que des troubles mineurs, tandis que la nationalisation des biens du clergé et, dans une moindre mesure, celle des émigrés, a permis aux institutions de palier, au moins temporairement, le mauvais état, sinon l’absence d’équipements nécessaires au fonctionnement des administrations. Mais l’inadaptation des locaux vacants, ainsi que la sous-estimation des réparations qu’il convient alors d’y faire, entraîne la rapide dégradation d’un patrimoine dont la gestion est négligée tout au long de la Révolution. L’instabilité politique, la guerre civile et l’épuisement économique de la Bretagne n’arrangent en rien une situation précaire. De fait, l’inexpérience des administrations révolutionnaires en matière de gestion du patrimoine immobilier prépare le terrain à la centralisation de l’Empire.

470 J. Cambry, Voyage d’un conseiller du département chargé de constater l’état moral et statistique du Finistère en 1794, réimp. Paris, Éditions du Layeur, 2000, p. 106.

471 Ibid., p. 243.

472 R. Dupuy, La Bretagne sous la Révolution et l’Empire (1789-1815), Rennes, Ouest-France, 2004, p. 64.