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veulent-ils ? Des imaginaires culturels et linguistiques

De leur temps comme au nôtre, on ne manque pas d'attribuer à Régnier, à France et à Boy-lesve des qualités classiques. Mais si de nombreuses pages abordent la question du classicisme chez ces auteurs, rares sont celles qui la posent d'un point de vue linguistique ou stylistique1. Il faut pourtant interroger la fausse évidence que représente cette désignation quand il s'agit d'étudier la langue de ces auteurs, et cela n'a rien d'aisé. Même le cas de France, pourtant des trois le plus couramment qualié de  classique , est tortueux : sa langue est de haute tenue, certes, et contrairement à celle de Régnier, elle doit très peu aux innovations des écritures contemporaines (écriture artiste, impressionniste, symboliste). Pour autant, elle ne donne pas de prise facile à qui veut mettre en évidence des traits proprement classiques. C'est ce qu'on se propose de faire dans les deux parties suivantes, an d'évaluer la pertinence de l'appella-tion  classique  dans les représental'appella-tions stylistiques de ces écrivains d'une part (partie II) et d'autre part dans leurs pratiques (partie III).

Les trois auteurs n'auront pourtant pas le même statut au sein de ces deux parties. C'est Régnier qui en occupera le c÷ur (le chapitre VI lui sera largement consacré), parce qu'il repré-sente un véritable cas d'école, lui qui, le plus manifestement, se tient au point d'équilibre subtil entre les tendances stylistiques moderne et classique. Anatole France, érigé par sa génération en maître classique, servira davantage de mètre-étalon. René Boylesve tiendra lieu de témoin et donnera un éclairage sur les pratiques d'un contemporain de moindre envergure, qui plus est admirateur de France comme de Régnier, dont il ne nie pas l'inuence sur son ÷uvre.

Une autre raison majeure conduit à donner ici la préséance à Régnier. Des trois auteurs

1. On peut signaler parmi les plus explicites sur la question classique l'article  Classicisme et modernité dans l'÷uvre de René Boylesve  de J. Pourtal de Ladeveze (Heures boylesviennes, no XII, 1977) et l'article de Paul Souday sur  Le classicisme d'Anatole France  (Les Livres du Temps : deuxième série, 1929, p. 65-67, en ligne : http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/souday_livres-du-temps-02/body-3, consulté le 11 février 2016). On peut ajouter, en ouvrant le champ à toute la littérature d'Ancien Régime, l'article de J.-L. Backès,  Henri de Régnier et le style Louis XV  (J.-C. Abramovici (dir.),  Le xviiie  1900 , op. cit., p. 49-60). Ces études n'entrent que ponctuellement dans des considérations linguistiques.

considérés, Régnier est sans doute celui qui interroge le plus passionnément ses pratiques sty-listiques et celles des autres écrivains1 :

Actuellement, en littérature, le talent est ce qui paraît compter le moins. On juge un livre sur ses tendances, sur ses intentions. [...] Les questions de morale, de politique et de religion priment la question littéraire. Le style, l'art d'un écrivain importent moins que ses convictions. J'ajouterai que rien ne me répugne davantage que ce point de vue sectaire. (C., 1912, p. 653)

Les questions stylistiques préoccupent moins Boylesve ou France. Bien sûr, Boylesve a toujours nourri une réexion critique sur sa pratique d'écrivain, et il en sentait la nécessité, comme en témoigne cette note retrouvée dans ses papiers privés :  Indispensable de ramasser mes idées sur le roman et de les publier2. Mais il ne se sent pas théoricien :  Je n'ai jamais écrit d'après des principes ; je me suis peu à peu formulé des principes en écrivant, et qui résultaient de mon expérience acquise ; et ces principes se trouvent pour la plupart conformes à ceux qu'ensei-gnèrent et observèrent les écrivains classiques3 . De même, le critique impressionniste qu'est France n'expose jamais de façon systématique son point de vue sur le style, et les remarques lin-guistiques qu'on glane au l de ses articles sont davantage celles d'un philologue et lexicologue que celles d'un théoricien du style.

Régnier accorde plus évidemment la prééminence, parmi les préoccupations de l'écrivain, à la question du style  même si, comme le remarque Gilles Philippe4, d'année en année, les considérations stylistiques déclinent en nombre dans les Cahiers, jusqu'à en disparaître tout à fait. Faut-il en conclure que Régnier s'en désintéressait peu à peu, ou que, comme s'il en avait fait le tour, pour ainsi dire, sûr enn de sa formule, il se contentait dès lors d'en répéter l'usage ? Toujours est-il qu'avant de se sédimenter, la formule, si formule il y a, a fait à coup sûr l'objet d'un patient tamisage, envers et contre la tendance de la nouvelle génération à se détourner des investigations formelles, selon son armation. Écrivain de style autant qu'écrivain d'idées, Régnier l'est assurément. Pour lui, l'intention ne sut pas, et la réalisation demeure primordiale. La tentation de la perfection, dans son sens étymologique d'achèvement, ne lui est pas étrangère, et s'il s'excepte de ses contemporains, décriant une littérature tournée davantage vers le faire que vers le dire, vers la communication directe que vers l'art qui se suggère, c'est bien parce que cet idéaliste, doublé d'un romancier exigeant, s'eorce de prendre de la hauteur sur ses pratiques d'écriture, très mûrement rééchies.

1. Du moins, la source que représentent les Cahiers est sans commune mesure, par la quantité, avec celles dont on dispose pour France et Boylesve.

2. R. Boylesve, Opinions sur le roman, Plon-Nourrit, 1929, p. I : cet ouvrage posthume, qui réunit des fragments en tous genres, s'eorce de répondre à ce v÷u.

3. R. Boylesve, note de 1904, Feuilles tombées, op. cit., p. 112.

4.  Qui parcourt les Cahiers que celui-ci tint de 1887 à 1936 est frappé par le fait que les interrogations sur le style sont très présentes entre 1888 et 1898, moins présentes entre 1898 et 1903 et presque absentes après 1903  (G. Philippe,  J'aimerais mieux bien écrire qu'écrire bien , art. cité, p. 236).

Or pour le futur académicien, de manière de plus en plus décidée, bien écrire coïncide avec écrire français  entendons : écrire le français glorieux et réputé impeccable de l'âge classique. La perfection, le soin des nitions réclament un eort en ce sens. C'est au prix d'un patient labeur qu'on  écrit en français , cone le conteur à son ami André Gide, dans une lettre d'octobre 1892 :  J'ai ni hier ce "Barbe-Bleue" qui m'a donné un mal du diable pour arriver à n'être qu'un assez médiocre récit d'une vingtaine de pages, mais ayant entrepris d'écrire en français, cela m'a coûté beaucoup de travail1. Il explique ailleurs que cet apprentissage passe par la lecture des classiques, à laquelle il occupe ses pannes d'inspiration :  J'aime mieux passer ce temps de sécheresse à fortier ma connaissance de la langue et à puiser en de bons auteurs la certitude de la syntaxe qui me manque un peu. J'ai adopté Bossuet chez qui j'assiste à trois sermons par jour [...]2. Très tôt, donc, la question du style apparaît chez Régnier indissociable de la question (épineuse) du classicisme.

La partie s'organise en deux temps. Le chapitre III enquête sur les sources dont se réclament les trois auteurs, an de dénir pour chacun le champ classique qui constitue son horizon imaginaire. Le chapitre IV, muni de ces diérentes pièces et à partir de leurs représentations du bon écrivain, esquisse les portraits-robots de ces  classiques  quelque peu anachroniques.

1. A. Gide et H. de Régnier, Correspondance (1891-1911), éd. D. J. Niederauer et H. Franklyn, Presses universitaires de Lyon, 1997, p. 59. De même, l'aisance classique d'Anatole France, à en croire la petite lle Mme

de Cavaillet,  ne résulte point d'une instinctive facilité. Le grand homme écrit laborieusement. Ce style uide [...] n'atteint à la perfection qu'après de multiples remaniements et de patientes retouches  ( Souvenirs sur Anatole France , Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientiques, 19 avril 1924, p. 2). Renée Dunan fait le même témoignage à propos de Boylesve :  Il travaillait dicilement, scrupuleusement, et pesait avec un soin minutieux les mots qu'il utilisait  (La Philosophie de René Boylesve, Le Divan, 1933, p. 37).

2. H. de Régnier, lettre inédite à Heredia, 9 septembre 1890, partiellement reproduite dans H. de Régnier et F. Vielé-Grin, Correspondance (1883-1900), op. cit., p. 471.

Chapitre III.

Quelles sources ? Des lectures à l'épreuve