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Saint-Simon et les mémorialistes

Quelles sources ? Des lectures à l'épreuve d'imaginaires linguistiques

B. Quels auteurs et quels genres de référence ?

3. Saint-Simon et les mémorialistes

C'est surtout Régnier qui manifeste un engouement pour les mémoires. Les références au genre sont absentes des écrits de Boylesve, et elles sont minces chez France. Ce dernier inscrit toutefois plusieurs de ses romans  le cycle Tournebroche  dans le genre, mais sans revendiquer

de liation particulière. La Rôtisserie est désignée comme des  mémoires  :  c'est le vrai nom qu'il convient de donner à La Rôtisserie de la reine Pédauque  (OJC, p. 9), commente l'auteur a posteriori. Le second volume, Les Opinions de monsieur Jérôme Coignard, émane des résidus de la Rôtisserie, texte davantage composé. France les présente comme des réexions éparses du maître de Jacques  consignées par son disciple , réexions qui n'ont pas trouvé place dans le manuscrit de la Rôtisserie et qui ont été recueillies à part dans un petit cahier (OJC, p. 9).

Quant à Régnier, s'il semble être revenu de sa passion pour les maximes, son jugement est moins irrésolu en ce qui concerne les mémoires, l'un de ses genres favoris. La palme revient à Saint-Simon, dont il parcourt régulièrement les vingt-deux volumes1. Il en aime le tour piquant et verveux, qui lui fait revivre un monde disparu et ranime dans sa conscience le peuple bigarré de la Cour de Louis XIV. Les Mémoires lui sont un véritable prestige, au sens premier : une illusion produite par le sortilège de l'écriture, capable de garder quelque chose d'une vie depuis longtemps révolue.  Le récit de Saint-Simon se meut avec ampleur, complication  (C., 1892, p. 288), remarque-t-il, comme s'il voyait dans la composition même du livre une image du Grand Siècle.

Les Mémoires de Casanova ainsi que les Historiettes de Tallemant des Réaux sont pour lui un objet de fascination constant2. Dans une lettre à André Gide, il mentionne le premier avec enthousiasme,  le cher Casanova de Seingalt dont [il] aimerai|t] mieux avoir écrit les mémoires que la plupart des livres contemporains3 . Du second, il approuve la vivacité du style, qui va à l'essentiel et ne s'encombre pas d'ornements vains :

De vieux livres copieux, détaillés, tels que, par exemple, les Historiettes de Tallemant, me rem-placent très bien Balzac. Il y a là autant de variété humaine et le jeu des passions y est raccourci sans digressions inutiles. (C., 1890, p. 230)

Il semble que pour Régnier, les mémoires soient à l'âge classique ce que les romans sont à l'âge moderne : le témoignage de l'état d'esprit propre à une société.

Le roman, c'est l'histoire intime d'une société. Le xviiie siècle s'est raconté par des Mémoires. Les vrais romanciers de l'époque sont Mmed'Épinay, Rousseau, Marmontel. (C., 1888, p. 114)

Pour lui, étrangement, mémoires et roman ne s'opposent pas sur des modalités aléthiques (vrai et faux, factuel et ctionnel), et la vérité se trouve aussi bien dans le roman que dans les anecdotes historiques, pour la simple raison qu'elle ne tient pas au contenu du récit, mais à la

1. Régnier lit l'édition établie par MM. Chéruel et Régnier, parue chez Hachette et Cie entre 1881 et 1893. Elle comprend dix-neuf volumes de Mémoires proprement dits, auxquels s'ajoutent un volume de suppléments et deux volumes de tables.

2. Régnier lit aussi, entre autres mémoires, ceux de Dangeau et de Bachaumont.

3. H. de Régnier à A. Gide, lettre du 22 avril 1894, Correspondance (1891-1911), op. cit., p. 135. Régnier poursuit :  Je continue à lire tous les mémoires que je peux trouver et j'y note toutes les singularités humaines que j'y rencontre. J'en constituerai un jour le "Dictionnaire des Maniaques" . Le projet n'a malheureusement pas vu le jour.

narration elle-même : c'est par sa façon de raconter, par ses choix narratifs et stylistiques qu'un auteur, mémorialiste ou romancier, dévoile l'esprit du temps1.

Dès lors, on ne saurait regretter que Régnier ne se soit pas fait le mémorialiste de son temps, comme il semble en avoir eu un bref moment le projet2. Ses romans se veulent déjà un témoignage de la manière de penser de son époque  et à ce titre ses récits contemporains sont aussi révélateurs que ses récits historiques, qui conrment ainsi l'intérêt anxieux de cette époque pour celles qui l'ont précédée.

S'il n'a pas publié les mémoires de son temps, Régnier en a pourtant donné des bribes d'un autre, sous forme de pastiche, confondant plus étroitement encore les mémoires et le genre romanesque : Le Bon Plaisir se termine par les extraits des prétendus Mémoires de M. de Collarceaux, auxquels il donne, dans une petite notice signée, la caution de l'historien Pierre de Nolhac, futur académicien bien réel qui a été son concurrent avant de devenir son ami. Pour Mario Maurin, l'inspiration de ces fragments est double :

On ne saurait [...] armer, comme le prétend Proust, qu'il pastiche Saint-Simon. Le pastiche ici est composite, d'une gaillardise à la Tallemant des Réaux et avec un sens du pittoresque descriptif qui alimente d'une sensibilité purement moderne une langue d'Ancien Régime3.

Et même lorsque Régnier ne s'improvise pas mémorialiste, il délègue parfois ce rôle à des personnages, comme à ce M. de la Minière de L'Escapade, sorte de Saint-Simon de province qui reporte méthodiquement les menus événements de Vernonces dans ses  éphémérides  (E, p. 132-134). Le lecteur ne dispose pas de ces notes, que Régnier a choisi de tenir hors-champ.

En revanche, si l'on s'accorde à voir dans le genre épistolaire un genre voisin de celui des mémoires4, alors Régnier s'est montré un prolique pasticheur. Ses personnages s'improvisent souvent d'habiles épistoliers, et l'on ne connaît même certains d'entre eux que par leurs missives, comme cette digne et ère marquise de Morambert aux lettres si hautes en couleur (L'Escapade). Cet intérêt va s'accentuant, et parmi les dernières ÷uvres de Régnier, on compte deux volumes

1. De semblables observations reviennent plusieurs fois sous la plume de Régnier. Ainsi, à propos de la mystication énonciative des Liaisons dangereuses, en lesquelles il n'est nul besoin de chercher un roman à clefs pour y trouver des vérités sur le climat moral d'alors :  Il est bien certain qu'il ne faut voir dans la prétendue authenticité de ces lettres qu'un subterfuge et une précaution littéraires, mais ce procédé n'en est pas moins un indice intéressant des intentions de Laclos. N'est-ce pas un moyen d'avertir le public de la nature particulière de ce roman et de marquer son caractère de vérité ? Les Liaisons dangereuses veulent être un livre d'observation. C'est en ce sens que parle aussi l'épigraphe qui le précède, tirée de la Nouvelle Héloïse. "J'ai vu les m÷urs de ce siècle et j'ai publié ce livre", s'écrie Rousseau ! Laclos va plus loin. Pour mieux établir son attitude d'observateur philosophe, il feint que son livre soit le produit involontaire et fortuit de certaines m÷urs du temps. Elles y témoignent elles-mêmes de ce qu'elles sont. Laclos ne veut être que l'intermédiaire qui aide à mettre au jour ce terrible témoignage  ( Laclos  (1912), Portraits et souvenirs, p. 12).

2. D'après la biographie établie par P. Besnier, Henri de Régnier, De Mallarmé à l'Art déco, Fayard, 2015. 3. M. Maurin, Le labyrinthe et le double, op. cit., p. 119. Une discussion sur l'adéquation de la notion de  pastiche  est menée plus bas.

4. Toute une littérature puisant sa matière dans le réel éveille la curiosité de Régnier : aux mémoires, aux lettres, on pourrait encore adjoindre les récits de voyage, dont Régnier se montre curieux et qu'il pratique volontiers lui-même.

entièrement composés de lettres ctives, le Supplément aux Lettres d'Italie du Président de Brosses (1929) et les Lettres diverses et curieuses écrites par plusieurs à l'un d'entre eux1

(1933). Comme les mémoires, les lettres rapportent la  petite  histoire, de l'intérieur, et Régnier en est sans doute aussi friand. C'est en eet un grand amateur de correspondances que ce lecteur des lettres de Mmede Sévigné, de Voltaire, de Mmedu Deand, de Flaubert, lui-même auteur d'une riche correspondance, avec Francis Vielé-Grin, avec André Gide, avec Pierre Lou¸s.

France et Boylesve semblent porter un moindre intérêt au genre épistolaire, même si l'auteur de la Leçon d'amour s'y réfère dans des propos liminaires :  je voudrais composer mes écrits comme une lettre, où l'on rapporte ce que l'on veut, au gré de son humeur, en ayant présente à l'esprit l'image de celui qui demain brisera l'enveloppe au réveil  (LAP1, p. 9). C'est visiblement le dispositif énonciatif de la lettre qu'il cherche à retrouver dans ses contes, an de tisser avec son lecteur une relation privilégiée. C'est pourquoi le narrateur, toujours très présent bien qu'il ne prenne pas part à l'histoire, s'adresse inopinément au lecteur à la seconde personne du pluriel, avec la connivence d'un correspondant.

4. Laclos et les libertins des xvii

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et xviii

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siècles

Ce goût pour le genre épistolaire nous conduit par Les Liaisons dangereuses à la littérature libertine du xviiiesiècle, là encore la référence de Régnier plus explicitement que celle de France ou de Boylesve. L'un des romans qui méritent le mieux le titre de  libertin , La Pécheresse, devait d'ailleurs initialement prendre une forme épistolaire, avant refonte de son ébauche. Pour preuve de l'intérêt de Régnier pour l'÷uvre de Laclos, outre qu'il dit l'avoir lue  une dizaine de fois , il sut d'invoquer la préface, projet certes avorté, qu'il a voulu donner à une réédition du roman2, le compte rendu biographique  La che  recueilli dans Sujets et paysages en 1906 ou encore une petite étude de 1912 reportée dans Portraits et souvenirs, où il voit en Les Liaisons l' une des plus élégantes et solides merveilles du roman français3 .

Même s'il est moins bavard à son sujet, Régnier dit à plusieurs reprises prêter intérêt à Crébillon ls et projette même en 1913 de  faire quelques petits dialogues à la manière de Crébillon  (C., p. 686). Il ne semble pas y avoir donné suite. Crébillon gure pourtant à l'horizon de ses références, comme le suggère le titre du ballet où Mlle Damberville, la maîtresse de Portebize, doit paraître dans La Double Maîtresse : Les Égarements champêtres. De fait, le style de Régnier doit sans doute davantage aux circonlocutions maniéristes de Crébillon qu'aux

1. L'idée de ce recueil est pourtant ancienne : en 1895, Régnier projetait d'écrire les Lettres plaisantes et curieuses.

2. D'après Patrick Besnier, en 1903, Régnier avait pourtant accepté ce projet d'une édition de luxe, tirée à cinquante exemplaires, en collaboration avec le graveur Georges Jeanniot.

phrases à la diable d'un Vivant Denon ou à la verve frontale d'un Restif de la Bretonne. C'est ainsi que Franck Javourez conclut par cette loi un parallèle entre la crudité sans détour de Pierre Lou¸s et l'expression plus indirecte de Régnier :  Toujours Crébillon plutôt que Sade1.

Hormis quelques épisodes qui peuvent rappeler des scènes de romans du xviiie siècle2, les textes antérieurs inspirent de façon très diuse les romans de Régnier, même s'il se place expli-citement sous le patronage des libertins, dont il cite Ninon de Lenclos, dans l' Avertissement  des Rencontres. Pour Franck Javourez,  plus que le produit d'une inuence directe, les romans libertins de Régnier deviennent le prolongement du songe déclenché par ses lectures3 . Le libertinage chez Régnier a donc un sens bien diérent de celui qu'il revêt chez les auteurs du temps de Louis XV ou de Louis XVI :  Le libertinage représente l'aspect pratique, actif, de la sensualité. Le songe en gure plutôt l'aspect contemplatif4 . Régnier est un moderne, un symboliste qui, s'il n'ignore pas une sensualité  pratique , fait la part belle au rêve, celui-ci fût-il nourri de thèmes et motifs anciens.

Plus qu'une imitation des sources libertines, donc, c'est un dialogue qui s'engage entre ce champ de la littérature du xviiie siècle et les motivations d'un romancier des années 1900. C'est ainsi qu'on peut relire le discours du séducteur cynique qu'est M. de Thuines, réédition n-de-siècle du Vicomte de Valmont :

 Ne trouvez-vous pas, monsieur, [...] qu'il y ait rien de plus dégoûtant et de plus bas que d'être amoureux d'une femme ? Quoi, l'aborder, la supplier, lui promettre, lui mentir pour obtenir d'elle quelque chose qu'elle nous fait l'aront de n'être pas la première à vouloir de nous ! Voilà bien le métier le plus rebutant du monde ! [...] Au moins, si [les femmes] résistaient pour de bon, il y aurait quelque mérite à leur faire au rebours de ce qu'elles veulent, mais songez que c'est justement ce qu'elles désirent le plus qu'elles nous astreignent à avoir d'elles avec mille peines et mille soins. Aimer, monsieur, mais vous avouerez qu'il convient tout au plus de se laisser aimer.  (RMB, p. 112-113)

Poussant la philosophie libertine à son comble, le personnage de Régnier, libertin blasé et bien inoensif, Valmont de parodie, parvient à cet amusant paradoxe qu'il juge toute séduction méprisable et refuse d'y condescendre. Comme Valmont, il a le sens du dé  mais à la diérence des femmes dépeintes par Laclos, celles du monde régniérien, il faut bien le dire assez misogyne, ne fournissent pas une résistance susamment stimulante, et la partie, gagnée d'avance, n'excite

1. F. Javourez, Henri de Régnier  Écriture et libertinage, op. cit., p. 37.

2. Ces scènes ne sont pourtant pas faciles à identier, tant elles répondent à des fantasmes stéréotypés, valant moins par l'originalité du récit que par les détails des variantes. À cet égard, par exemple, la vente de la virginité de la petite Annette Courboin par ses parents à M. Le Varlon de Verrigny, dans les Rencontres, répète aussi bien celle de la naïve Thérèse philophe de Boyer d'Argens, oerte par la Bois-Laurier à un nancier, que celle, d'une veine pornographique, de Connillette par son mari Vitnègre chez Restif de la Bretonne (L'Anti-Justine, chap. XIII, 1798)  les scènes de pucelages vendus alimentant abondamment la littérature érotique et pornographique.

3. F. Javourez, Henri de Régnier  Écriture et libertinage, op. cit., p. 30-31. 4. Ibid.., p. 17.

plus au jeu. M. de Thuines propose ensuite une curieuse révision des rôles habituels du jeu amoureux :

 En vérité, c'est bien au tour des femmes à se montrer ce qu'elles doivent être et au nôtre à demeurer ce que nous sommes, et je ne pense pas, monsieur, que vous, qui êtes nouveau en cette ville et avec quelque gure, alliez vous joindre aux barbons et aux niais qui se comportent encore à l'ancienne mode, quand il y en a une autre plus nouvelle et plus commode pour laquelle vous me semblez fait ; aussi espérai-je, monsieur, que si vous avez quelque dessein sur quelque femme d'ici, vous vous contenterez tout au plus de lui laisser entendre qu'il n'est pas dans les vôtres de vous opposer à ceux qu'elle ne peut manquer d'avoir sur vous . (RMB, p. 113)

M. de Thuines, pédagogue comme bien des libertins1, donne à son élève M. de Bréot une leçon déconcertante, recommandant l'inversion des rôles traditionnels attachés à chacun des sexes. Ces conseils dessinent un libertin paradoxal, passif et eéminé. M. de Thuines, c'est en somme Valmont acoquiné aux décadents.

Plus que le style de leur ÷uvre, c'est leur gure que Régnier emprunte aux écrivains libertins pour l'intégrer à la ction. En particulier, le souvenir de Casanova est bien plus celui de l'homme que celui de l'écrivain. Le chevalier de Seingalt était invité dans le paratexte d'une version manuscrite de La Double Maîtresse, initialement dédiée  À la mémoire amoureuse de Jacques Casanova de Seingalt, Vénitien2 . Casanova devient même, pour ainsi dire, un personnage du Passé vivant, un modèle selon lequel Charles Lauvereau conduit sa vie. Au surplus, la fascination de Régnier pour l'homme est conrmée par les trois études qu'il lui consacre3. L'une d'elle en particulier s'attache beaucoup moins à l'analyse de l'÷uvre qu'à la captation d'une personnalité : dans son Casanova chez Voltaire, Régnier cherche surtout à produire un eet de vie et à rendre au lecteur la compagnie du sympathique Vénitien.

Car si Régnier prend plaisir à multiplier les personnages se livrant par philosophie à un libertinage sexuel (M. de Bréot, M. le Varlon de Verrigny, M. de la Péjaudie...), c'est presque toujours avec une bienveillante tendresse. Il porte incontestablement sur eux un regard plus souriant que Laclos, dont les personnages s'avèrent cruels et dangereux pour les besoins de la démonstration morale, tandis que les machinations des héros régniériens, elles, sont le plus souvent sans grandes conséquences pour leurs victimes. Ainsi, même les femmes outragées par M. le Varlon de Verrigny dans les Rencontres, Mmedu Tronquoy et la jeune Courboin, s'en trouvent nalement assez bien : la première raconte le récit du rapt à qui veut l'entendre et la

1. C'est une constante du genre : les professeurs de libertinage sont nombreux, qui initient les jeunes gens à leur entrée dans le monde (dans des desseins divers). On pense à Mmede Merteuil enseignant Cécile de Volanges ou encore au jeune Meilcour, qui devient le disciple de Versac dans Les Égarements du c÷ur et de l'esprit.

2. D'après F. Javourez, Henri de Régnier  Écriture et libertinage, op. cit., p. 100 (NAF 14948, BnF, site Richelieu).

3. Il s'agit d'une étude sur les relations entre Casanova et Manon Balletti, datée du 20 juin 1926, écrite en préface au tome V des Mémoires édités par Raoul Vèze aux éditions La Sirène ; d'une spéculation sur l'épisode biographique ayant conduit Casanova chez Voltaire (parue chez Plon en 1929, à titre de préface à l'édition d'un extrait des Mémoires, les Entretiens avec Voltaire à Ferney les 22, 23, 24 et 25 août 1760 ) et enn d'une préface générale restée inédite,  Les Mémoires de Casanova , rédigée en mars 1931.

seconde, les sens en éveil, sourit d'aise à son souvenir. D'autre part, si Mmede Merteuil et son complice sont responsables de la mort de bien des innocents, chez Régnier, ce sont les libertins qui sont les victimes  le cas le plus tragique étant sans conteste celui de M. de la Péjaudie, que Régnier fait mourir galérien et martyr, tandis que Laclos punit d'une mort infamante la détestable manipulatrice qu'est la Marquise.

Cette sympathie de l'écrivain pour ses libertins les plus éhontés s'explique de plusieurs façons. D'abord, ces personnages reètent l'attitude de leur auteur envers l'amour, tenu idéa-lement pour un jeu sans gravité et nulidéa-lement problématique1. Ensuite, il faut dire qu'ils sont aussi et avant tout des libres-penseurs, des esprits éclairés qui luttent contre l'obscurantisme moral. Car il ne faut pas oublier qu'à son origine, à l'aube du xviie siècle déjà, le terme libertin désigne plus largement les libre-penseurs, autrement dit les philosophes aranchis des dogmes religieux. Ce n'est que par restriction que l'expression, prise en mauvaise part, en vient à dé-signer spéciquement une catégorie de personnes dont la morale est réprouvée par une société encore très chrétienne, séducteurs sans scrupules, athées provocateurs, pour qui la n justie les moyens, et qui fondent leur système moral sur cette seule ligne de conduite.

C'est également ce premier sens du libertinage que France et Boylesve retrouvent. Eux ne se placent pourtant pas aussi explicitement sous la tutelle de romanciers libertins, bien que le libertinage existe sous ses divers aspects dans leurs romans. Chez France, en accord avec l'origine du mot, le libertinage de m÷urs et le libertinage intellectuel sont le fait des mêmes personnages. L'abbé Coignard et l'aristocrate Brotteaux des Ilettes, avant d'être des savants, connurent un certain succès auprès des dames. L'abbé est d'ailleurs un séducteur encore fort