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Introduction. Classique en 1900-1920

[...] il y a eu en France deux périodes de poésie classique. La première, qui comprend le xviie

siècle ; la seconde, qui va de Leconte de Lisle à Mallarmé et qui s'achève sous nos yeux1.

C'est en 1925 que Paul Claudel fait ce bilan : au même titre que le xviie siècle, la poésie qui s'écrit entre le dernier quart du xixe et le premier quart du xxe est classique, qu'elle se soit voulue ou qu'on l'ait perçue telle. On peut élargir le constat : ce n'est pas seulement la poésie qui est concernée, mais la littérature entière.

Quoiqu'en dise Claudel (l'unité d'un classicisme qui irait du Parnasse au Symbolisme reste à prouver), être classique en 1900 ne relève pas de l'évidence, et a fortiori à un siècle de distance. Dresser un état des lieux préalable paraît indispensable si l'on veut penser sans contresens le classicisme d'auteurs particuliers. Il s'agit, dans cette première partie, de cartographier l'imagi-naire classique de la Belle Époque, moment de refonte d'un mythe esthétique, an d'y localiser Régnier, Boylesve et France. L'enjeu n'est donc pas de dénir le classicisme dans l'absolu (ce qui n'est d'ailleurs plus non plus la préoccupation des dix-septiémistes aujourd'hui), mais d'en préciser les contours notionnels à l'époque qui nous occupe, avec l'éclairage que fournissent les récents travaux sur la question. La démarche s'apparente à celle de Stéphane Zékian, qui mène une investigation comparable, mais avec le début du xixe siècle pour terrain. Pour lui, il est moins question de chercher l'inuence du xviie siècle sur le xixe que d'écouter  ce que le premier xixe siècle fait dire au "siècle de Louis XIV2" . On pourrait dire de même pour l'autre extrémité du siècle :

Loin d'être [...] traité comme une substance plus ou moins dèlement restituée par les générations ultérieures, [le xviie siècle] apparaîtra comme un réservoir de possibilités, un gisement d'usages potentiels indéniment disponible pour de nouveaux investissements symboliques3.

Les ÷uvres classiques, dans la lecture qu'en fait une époque comme dans ses réemplois, sont  un écran de projection des passions nationales4, passions esthétiques au premier chef, mais

1. P. Claudel, Positions et propositions, Gallimard, t. I, 1928 (rééd. 1944), p. 22, cité par M. Jarrety,  Valéry : du classique sans classicisme  dans Ph. Roger (et al.), Le classicisme des modernes : représentations de l'âge classique au xxe siècle, PUF, numéro thématique de la Revue d'histoire littéraire de la France, 2 avril 2007, p. 363.

2. S. Zékian, L'invention des classiques, CNRS éditions, 2012, p. 18. 3. Ibid., p. 19.

aussi politiques et idéologiques. Fût-il fait de légendes et de fantasmes, le classicisme n'en serait qu'un objet d'étude plus valable encore : chaque génération recongurant le champ classique, il devient un point de vue privilégié à partir duquel on peut espérer capter quelque chose de l'esprit du temps.

La question du classicisme, en 1910, ne saurait de toute façon être considérée en soi, à part de ce qu'on a parfois désigné comme une nouvelle  Querelle des Anciens et des Modernes . Dans ces années, la question de l'originalité et de l'héritage, du romantisme et du classicisme, du style singulier et de la norme partagée, est notoirement replacée au c÷ur de tensions qui aboutiront, après guerre, à la fracture avant-gardiste. Les romans de France, de Régnier et de Boylesve supportent-ils l'étiquette néo-classique  qui charrie avec elle des revendications conservatrices ou réactionnaires, comme celles de Charles Maurras ou même de Maurice Barrès ? Entrent-ils dans la sphère du classicisme moderne, à l'instar de l'÷uvre d'André Gide ou de Paul Valéry ? Quelle est la portée de leurs démarches, qui paraissent aussi éloignées du repli rétrograde des uns que de l'élan moderniste des autres ? Étudier la portée du classicisme de ces trois romanciers conduit aussi à en cerner les inexions singulières.

Inscrire l'÷uvre de Boylesve, de France et de Régnier dans ce contexte permettra de l'appré-hender selon une plus juste perspective et d'éloigner le miroir déformant légué par les  vain-queurs  modernistes. L'impression rétrospective a trop tôt fait des classiques du début du siècle des conservateurs ou des réactionnaires ;  il est important de rappeler que bien loin cela, se revendiquer classique en 1910, c'est être parfaitement en phase avec son temps.

Bien sûr, ces aspirations classiques se comprennent encore dans la mentalité tiraillée du xixesiècle, attirée d'un côté par le futur auréolé que promettent les innovations technologiques, retenue de l'autre par un vif intérêt pour les temps anciens. Tandis que les ingénieurs bâtissent, sans un regard en arrière, le monde de demain, les collectionneurs s'arrachent les antiquités ; les arts puisent largement dans les inuences lointaines (styles néo-classiques ou néo-gothiques dans l'architecture et les arts décoratifs ; style préraphaélite en peinture, etc.) ; les sciences positives érigent l'histoire en discipline à part entière. Mais Régnier, France et Boylesve rêvent l'histoire : ils ne sont pas des historiens positivistes ; pas plus que des collectionneurs dilettantes. L'attrait pour l'Ancien Régime n'est pas, chez eux, l'eet d'une mode empruntée. Les xviie

et xviiie siècles ne se laissent pas réduire à un décor pittoresque pour quelques-uns de leurs romans. Grands lecteurs des classiques, ils en arborent aussi la tournure d'esprit, sans pour autant étouer en eux ni ce qu'ils doivent à leur temps, ni ce qui fait leur personnalité.

Avant d'en tirer toutes les conclusions, il faudra encore expliciter les enjeux que soulève, dans l'histoire des idées, la question classique telle que la pose cette époque. Le classicisme est d'abord invoqué dans les débats sur la langue et le style. Opposé au style artiste, qui agace par son trop d'apprêt et ses sophistications exagérément singulières, le style classique est exhaussé

en modèle du bon style. Antoine Albalat en fait même un outil pédagogique majeur dans un manuel qui t date, La formation du style par l'assimilation des auteurs (1901) :

Faisons des grands écrivains de notre pays la base de notre éducation littéraire. Lisons les clas-siques, parce qu'ils sont nos maîtres, parce qu'ils ont écrit dans notre langue, parce que notre littérature est venue d'eux, et parce qu'enn c'est le seul moyen pratique d'apprendre à écrire1.

Par  classiques  certes, Antoine Albalat englobe sans doute tous les auteurs du canon, du xvie

au xixe siècles. Ce qui revient pour lui à étendre les qualités classiques en amont et en aval du Grand Siècle. Plus loin en eet, dans un emploi restrictif du terme, il mesure plus explicitement le style réputé sobre et sincère des Classiques du xviie siècle au style accumulatif, surchargé, outré des Romantiques, des Naturalistes et autres adeptes de l'écriture artiste.

Ce système n'est pas sans arrière-pensée. Si les Romantiques ont aussi mauvaise presse, et les Symbolistes avec eux, c'est aussi qu'ils incarnent les contre-valeurs du nationalisme, en raison de leurs prétendues racines étrangères  germaniques. À l'heure où l'on pressent une nouvelle guerre, ils concentrent les haines revanchardes de la défaite de 1870, le classicisme intervenant au fondement de la constitution d'une identité nationale. Être classique, c'est être Français. Ce classicisme dévoyé, qui formera le fond idéologique d'Action française et de son principal promoteur Charles Maurras, est parfaitement étranger à Anatole France, homme de gauche, et à Henri de Régnier, trop artistocrate pour se commettre dans aucun mouvement politique. En revanche, il faut bien constater que René Boylesve n'est pas complètement insensible aux idées maurrassiennes  et notamment à la croyance germanophobe en une supériorité des Latins. Dès avant la fondation de l'Action française, il côtoie Charles Maurras dans les pages de La Plume (dans laquelle il est actif d'octobre 1889 à mars 1892), avant de préférer L'Ermitage, revue dans laquelle on rencontre aussi Maurras et les siens (comme Henri Massis) et dont Boylesve devient secrétaire en 1891. Ces revues littéraires sont certes peu politisées ; mais par ailleurs, Boylesve, sans devenir à proprement parler leur émule, mêle son nom à ceux des nationalistes de La Cocarde (sous la direction de Maurice Barrès entre 1894 et 1895) et donne occasionnellement des lignes à la revue de combat Les Guêpes.

Mais le classicisme de Boylesve ne se réduit pas à cette posture somme toute peu oensive chez lui, qui tient plus peut-être du préjugé d'époque que d'une velléité prosélyte. De fait, de l'idéalisme repentant de Boylesve au retrait pessimiste de Régnier en passant par le scepticisme de bon aloi de France, se déploie tout un éventail de sensibilités auxquelles on peut donner des origines classiques. Ce classicisme pluriel, qu'ils se réapproprient, a sans doute bien peu de rapports avec les discours monolithiques dont l'histoire fera le procès.

Chapitre I.