• Aucun résultat trouvé

Quelles sources ? Des lectures à l'épreuve d'imaginaires linguistiques

A. Quelles périodes de référence ?

1. Antiquité gréco-latine

Les classiques, au premier chef, sont ceux de l'Antiquité. On peut s'étonner que Régnier et Boylesve leur accordent si peu de place dans leur panthéon d'auteurs. Peut-être l'éducation qu'ils reçurent, diérente de celle de France de vingt ans leur aîné, commençait-elle à accorder moins de place aux lettres anciennes.

Des témoignages notent pourtant l'érudition de Boylesve qui, dit-on, citait couramment Sénèque dans les conversations. Pour son ami Auguste Chauvigné, cette culture a tenu une place importante dans la formation de sa pensée, et il souligne  son éclectisme irréductible alimenté, développé, spiritualisé par la connaissance des sages anciens, tels que Sénèque1 . L'héritage le plus visible dans son ÷uvre est sans doute la mythologie païenne, régulièrement appelée : même le secrétaire du pape des Bains de Bade jure  Par Bacchus2!  (p. 20). Les femmes du roman sont comparées à Vénus, à des Naïades (p. 20), aux  grâces3  (p. 23) ; Lola Corazon crie comme une  Sirène  (p. 47) ; les baigneuses sont comparées aux  lles de

1. A. Chauvigné, Le Jardin secret de René Boylesve, op. cit., p. 54.

2. Ou bien s'agit-il plutôt d'un italianisme forgé sur l'interjection perbacco ? 3. Boylesve n'emploie pas la majuscule, par antonomase.

Niobé  (p. 55) et à des  bacchantes  (p. 135). Plusieurs nouvelles du Pied fourchu restaurent une atmosphère de mythologie grecque :  Allégorie de l'amant des grâces ,  Le plaisir des Muses ,  Éros à la bacchanale  ou encore  Le panier de bouches . Mais Boylesve n'invoque pas de références explicites, et son Antiquité est plus ornementale que savante. De même, les souvenirs d'auteurs gréco-latins de Régnier diaprent certaines pages, mais alors la référence n'a rien de sûr : par exemple, l'auteur des Lettres diverses et curieuses avait-il en tête le De Amicitia de Cicéron en rédigeant les propos sur l'amitié qui inaugurent cette ctive correspondance ?

On ne s'en étonnera pas, c'est Anatole France qui ache le plus ostensiblement sa culture antique. Même lorsqu'il se propose d'étudier les classiques français, comme c'est le cas dans le recueil de préfaces et notices monographiques que constitue Le Génie latin, il les place sous l'égide des Anciens :

Il ne faut pas croire ce titre de Génie Latin ; on ne trouvera rien ici qui y réponde. C'est un acte de foi et d'amour pour cette tradition grecque et latine, toute de sagesse et de beauté, hors de laquelle il n'est qu'erreur et trouble. Philosophie, art, science, jurisprudence, nous devons tout à la Grèce et à ses conquérants qu'elle a conquis. Les anciens, toujours vivants, nous enseignent encore1.

France ne fait pas mystère de sa préférence pour les Grecs comme Épicure, Euripide, Sophocle ou Théocrite, qui inéchirent sa propre philosophie, et s'il aectionne aussi les Latins, jugés moins subtils et plus brutaux, c'est parce qu'ils sont les ancêtres de notre littérature2.

L'auteur prête son érudition aux personnages de ses romans, et en particulier, dans la trilogie qui lui est consacrée, à l'abbé Coignard, qui cite dans le texte aussi bien Catulle et Lactance que la Vulgate et les chants de la liturgie. Les références savantes de l'abbé sont pléthoriques et fort hétéroclites : les auteurs grecs Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Théocrite, Anacréon, Démosthène, Platon, Aristote, Thucydide, Polybe, Épictète, Plutarque, Diodore de Sicile et Denis d'Halicarnasse, les Latins Cassiodore, Aulu-Gelle, Quintillien, Apulée, Lucrèce, Pétrone, Cicéron, Tite-Live, Varron, Sénèque, Plaute et Térence, auxquels il faut ajouter les Pères de l'Église saint Jean Chrysostôme, saint Basile, saint Jérôme et saint Augustin3, constituent le bagage intellectuel du bon maître, qui en outre ne se déplace jamais sans son Boèce, dans lequel il cherche à tout propos les règles de conduite à adopter.

L'abbé prétend avoir  lu tous les auteurs grecs et latins qui n'ont point péri par l'injure du temps ou la malice de l'homme  (RRP, p. 52), et les minores (le juriste romain Ulpien pour n'en citer qu'un) tiennent leur rang aux côtés des auteurs plus scolaires. Le syncrétisme de ces références peut surprendre, mais l'abbé s'embarrasse peu des enseignements contradictoires

1. Cet avant-propos est daté de 1913.

2. C'est à ce titre qu'il défend l'enseignement des humanités latines dans un article intitulé  Pour le latin  (recueilli dans VL1, p. 281-290).

3. L'essentiel de ces auteurs est rassemblé dans une longue liste dressée par l'abbé (RRP, p. 24). Beaucoup sont évoqués isolément tout au long des romans.

qu'il délivre à son élève Jacques, lequel en sent bien les inconciliables tensions :  [L'abbé] me récitait les Maximes d'Épictète, les Homélies de saint Basile et les Consolations de Boèce. Il m'exposait, par de beaux extraits, la philosophie des stoïciens ; mais il ne la faisait paraître dans sa sublimité que pour l'abattre de plus haut devant la philosophie chrétienne  (RRP, p. 31). Ces lectures païennes sont un plaisir coupable auquel se livre l'abbé  ce qui leur donne la saveur d'un fruit défendu.

Au-delà des simples références, c'est le texte de La Rôtisserie de la reine Pédauque tout entier qui s'avoue imité des lettres anciennes  même si la comparaison se veut un peu burlesque :  [Tournebroche] rédigea avec modestie et délité les mémoires de M. l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les Mémorables de Xénophon  (OJC, p. 4). L'Antiquité occupe chez lui une si grande place qu'elle détrône les classiques plus récents. Dans un apologue, l'abbé fait parler Zémire, prince de la Perse antique :  Je suis parvenu, comme dit le poète persan, au milieu du chemin de la vie  (OJC, p. 198). Or on a coutume d'attribuer l'origine de la formule au vers fameux qui ouvre La Divine Comédie de Dante. S'agit-il de rendre aux Anciens ce qui leur appartient ? Y a-t-il vraiment un poète persan à qui Dante aurait emprunté la formule, ou bien France, par jeu et par hommage excessif, donne-t-il aux Anciens plus que ce qui leur revient ? Ce ne serait pas étonnant, quand on sait que l'auteur des Opinions de M. Jérôme Coignard n'hésite pas à mettre en scène les erreurs d'attribution : l'Antiquité de Coignard, c'est d'abord celle que connaissait le début du xviiie siècle, ce qui explique pourquoi un personnage, Nicolas Cerise, attribue fautivement l'Histoire Auguste à Aelius Lampridus. Or, l'historien allemand Hermann Dessau a prouvé en 1889 l'imposture littéraire (Lampridus n'est pas l'auteur de cette biographie anonyme), ce qu'on ignore encore en 1725.

Les dieux ont soif regorgent également de références gréco-latines. La culture classique d'Évariste Gamelin, le personnage principal, hante jusqu'à ses heures de folie, et il croira voir les Euménides dans ses cauchemars (p. 305) ou entendre sa maîtresse Élodie accuser les  Furies  qui menacent sa raison (p. 306). L'Oreste d'Euripide inspire ainsi son chef-d'÷uvre inachevé. Le peintre explique pourquoi cette histoire le touche autant : comme lui, Oreste se rend coupable des pires cruautés par vertu, par souci de justice (DS, p. 96). La référence antique donne ici une clef d'interprétation, et l'invitation est explicite : la Rochemaure, qui lui rend visite dans son atelier, dit au jeune peintre :  Oreste vous ressemble, citoyen Gamelin  (p. 97). Les références antiques peuvent donc fournir des entrées de lecture pour comprendre les temps contemporains, et les parallèles seront nombreux.  C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes [...] que de célébrer les militaires , remarque Brotteaux (p. 281). Fortuné Trubert se compare à Eudamidas en léguant ses dettes à Évariste son ami. L'exemplum classique fournit donc toujours une grille pour décoder les actes nouveaux  même si la comparaison dessert ces derniers, qui apparaissent bien souvent dérisoires dans ce jeu de contraste.

Plus central pour la question, dans le même roman, le personnage de Maurice Brotteaux gure une sorte d'avatar athée de l'abbé Coignard. Comme lui, il a subi des revers de fortune sans perdre sa belle humeur ; comme lui, il est un sage sceptique et néanmoins bienveillant, parce qu'il n'attend rien des hommes ; comme lui surtout, il possède une immense culture classique. Brotteaux a cependant troqué le néoplatonicien Boèce de l'abbé contre l'épicurien  Lucrèce, qu'il port[e] constamment dans la poche béante de sa redingote puce  (DS, p. 13), vade-mecum plus approprié à un libertin. Le Boèce de l'abbé et le Lucrèce de Brotteaux sont peut-être au surplus des réminiscences de la  pythie portative  de Jacques le fataliste  ainsi le personnage de Diderot nomme-t-il sa gourde de vin, qu'il interroge lui aussi dans les circonstances délicates. Le fait que Brotteaux tire  de la poche de sa redingote puce un petit acon d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce  (DS, p. 183) en est peut-être un indice. Mais la fonction de ces petits  livres de poche  excède celle de la gourde du personnage de Diderot. Le Lucrèce de Brotteaux ore à son propriétaire une enclave dans la cruauté de l'époque. Il y cherche refuge lors des interminables attentes devant la boulangerie, en période de rationnement ; il trouve encore dans son matérialisme une ultime consolation avant son exécution :  Sic ubi non erimus... Quand nous aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...  (p. 280). La fréquentation des Anciens entre sans doute pour beaucoup dans la sagesse de ces personnages, vieillards rendus atemporels par leurs lectures (Jérôme Coignard, Maurice Brotteaux, Sylvestre Bonnard sont en quelque sorte un seul et même personnage, qui migre d'une époque à l'autre) et par le peu de part qu'ils prennent à la vie contemporaine, dont ils sont simples spectateurs.