Classicisme et classiques : quoi et qui ?
B. Anatole France ou le type du classique 1900
1. France, modèle classique d'une génération
À l'heure où Anatole France entre dans la lumière, le Naturalisme a jeté ses derniers feux. Même Zola appelle à un renouveau du style :
Veut-on savoir le style que je rêve parfois ? Je suis trop de mon temps, hélas ! J'ai trop les pieds dans le romantisme pour songer à secouer complètement certaines préoccupations de rhétorique. Nos ls se chargeront de cette besogne. Je garderai donc tous nos ranements d'écrivains nerveux, les heureuses trouvailles, les épithètes qui peignent, les phrases qui sonnent. Seulement dans ce style si capricieusement ouvragé, si chargé d'ornements de toutes sortes, je voudrais porter la hache, ouvrir des clairières, arriver à une clarté plus large. Moins d'art et plus de solidité. Un retour à la langue si carrée et nette du xviie siècle1.
Faisant sienne l'idée d'une langue malade, mais ne pouvant ou ne voulant lui-même accomplir l'épuration souhaitée, Zola laisse à d'autres la charge de renouer avec la langue réhabilitée de l'âge classique. Cette investiture, la plupart la donneront à Anatole France, en qui on s'accorde à voir le descendant le plus direct des maîtres français2.
Anatole France est au surplus un classique auto-couronné. Le narrateur du Livre de mon ami, livre à teneur autobiographique, le laisse entendre :
J'avais dès lors un goût du beau latin et du beau français que je n'ai pas encore perdu, malgré les conseils et les exemples de mes plus heureux contemporains... Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. On peut me traiter d'aristocrate et de mandarin ; mais je crois que six ou sept ans de culture littéraire donnent à l'esprit bien préparé pour la recevoir une noblesse, une force élégante, une beauté qu'on n'obtient point par d'autres moyens3.
Classique, France l'aurait donc été envers et contre les goûts du temps. Il faut pourtant relati-viser son audace, qui participe surtout d'une mise en scène autobiographique. Lorsqu'il publie ces lignes, certes, la vogue néo-classique ne bat pas encore son plein, mais l'école parnassienne, au moins pour la poésie, a remis l'antique au goût du jour, ainsi que l'aspiration à une forme
1. É. Zola, Les romanciers contemporains , dans Les Romanciers naturalistes, G. Charpentier, 1881, p. 376 (cité par G. Philippe dans La langue littéraire, op. cit., p. 349).
2. C'est pourquoi Gilles Philippe a pu voir en lui l'un des représentants du style parfait de son époque. Il n'est pas jusqu'à Heredia qui ne salue en lui le parfait écrivain : Anatole France, [...] que je considère comme un des plus parfaits écrivains de ce temps (J. Huret, Enquête sur l'évolution littéraire (1891), Thot, 1982, p. 262). S'il ne faut pourtant pas confondre classicisme et style parfait, les deux notions, vers 1900, se recouvrent au moins partiellement.
impeccable. Qui plus est, France a baigné dès son enfance dans l'atmosphère de l'Ancien Ré-gime, et son intérêt fut sans doute contracté dans la boutique paternelle1 , où des messieurs à l'esprit encore très xviiie siècle devisaient longuement, doctement et spirituellement.
France est bien le parangon de l'écrivain classique aux yeux de ses contemporains. Les chro-niqueurs de tous bords s'accordent sur ce point. À la parution du Génie latin (1913), un article de Paul Souday, qui succède à France à la rubrique littéraire du Temps, porte spéciquement ce titre : Le classicisme d'Anatole France2 ; on y lit que M. Anatole France [se] montre l'ardent défenseur du pur goût classique3 . Le journaliste Henri Massis, d'une tout autre sen-sibilité, concède à France la qualité classique de sa langue, quand bien même il combat ses idées et sa posture philosophique :
Depuis plus de trente ans, le nom d'Anatole France représente au regard de l'étranger ce qu'il y a de plus exquis et de plus rané dans notre langue [...] il jouit à peu près de ce prestige qu'eut un Voltaire sur ses contemporains4.
Véritable ambassadeur des lettres, France est placée dans la lignée d'un Saint-Évremond, d'un Fontenelle, voire d'un Montaigne [...], dans cette tradition sceptique et polie que l'on suit à travers les lettres françaises5 . Il est pour la génération de 1860 le gardien et le prêtre de ce parler aux douceurs souveraines que les trois quarts du siècle avaient outragé . Massis condamne son scepticisme dans la suite de l'article ; mais il n'en juge pas moins son intervention salutaire pour ce qui est de la langue : les livres d'un France où revivait la tradition plastique de la langue française arrivaient à point nommé, la littérature étant alors avilie et dégradée par ce que le nationaliste appelle des confusions romantiques 6.
Les historiens de la littérature sont également d'accord : Anatole France s'illustre par son classicisme. Pour Gustave Lanson, France poursuit (au côté de Paul-Louis Courier) la tradition littéraire de Montesquieu et de Voltaire7. Que France soit un Voltaire des temps modernes fait décidément peu de doute pour les contemporains. René Lalou le note lui aussi dans son Histoire de la littérature française contemporaine :
Également éloigné du romantisme et du naturalisme, Anatole France incarnait ainsi la plus délicate culture de l'humanisme européen. [...] Il évoquait des personnages à demi réels et se
1. À l'instar de France, le premier contact de Régnier avec le xviiie siècle fut livresque et eut lieu tôt dans l'enfance. De ses vacances à La Lobbe, village de sa souche familiale ardennaise, il se rappelle bien plus tard des heures [...] à manier des brochures du xviiie siècle sous leur couverture de papier rose ou gris, granuleux de poussière, sans coquetterie (C., 1891, p. 250). Cette bibliothèque devait lui paraître d'autant plus désirable qu'il n'y avait guère de livres dans le foyer de son enfance.
2. P. Souday, Le classicisme d'Anatole France (1913), Les Livres du Temps : deuxième série, 1929, p. 65-76 [en ligne : http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/souday_livres-du-temps-02/body-3, consulté le 11 février 2016].
3. Ibid., p. 66.
4. H. Massis, Jugements, Renan France Barrès , Librairie Plon, 1923, p. 145. 5. Ibid., p. 146.
6. Ibid., p. 147.
plaisait à les promener au l de longues causeries sinueuses, nourries de toutes les cultures classiques, où par des méandres insensibles on passait des sujets les plus graves aux plus futiles, où le deuil s'ornait d'une rose, où la plaisanterie s'achevait en émotion discrète. [...] Il contait avec l'aisance d'un Voltaire, dégagé de toute polémique, ayant désarmé son dard moqueur. Sa sobriété n'excluait pas la fantaisie : il souhaitait que sa tapisserie aux couleurs exquisement surannées fût rehaussée de quelques taches vives1.
France lui servira ensuite de mètre-étalon pour mesurer la perfection classique d'écrivains pos-térieurs, comme André Gide, dont la phrase égale en pureté celle de France2 .
Ce ne sont pas seulement les histoires contemporaines qui donnent France pour un modèle de classicisme. De façon plus remarquable, l'ouvrage d'Henri Peyre, pourtant consacré aux Classiques du xviie siècle, ne manque pas de citer France en exemple, et à plusieurs reprises3. Transgressant la chronologie, France, classique emblématique, siège par privilège aux côtés de Racine et de Molière au panthéon des lettres.
Le classicisme d'Anatole France est largement admis, mais son évidence fait aussi sa fai-blesse. Ses frontières mal dessinées sont sporadiquement disputées par d'autres dans la conquête du territoire classique. Henri Massis, maurrassien fervent, est l'un des rares à s'y aventurer. On l'a vu plus haut, il convient du classicisme de France sur le plan linguistique ; mais il lui refuse avec vindicte cette attribution sur le plan des idées :
Comment M. France l'entendit-il donc [le classicisme] et quel usage en a-t-il fait pour, de cette chair toujours nourrissante, avoir tiré un principe de mort où tout vient se dissocier et se cor-rompre, un poison qui paralyse ? De sa voluptueuse conversation avec les livres, M. France a retiré cette conviction qu'il est plus sage de planter des choux que d'écrire, que l'esthétique ne repose sur rien, que l'éthique n'existe pas. Il ne découvre aucun ordre dans les choses ; sa pensée s'interdit toute spéculation comme vaine pour jouir des contradictions d'un univers si dérisoire. Ainsi, cet homme trop intelligent nous est le plus bel exemple de la démission de l'intelligence : il est satisfait de son impuissance et tout son talent s'emploie à se déclarer incapable4.
Le scepticisme cher à France est aux yeux de Massis une forme de nihilisme, en lequel il voit un reniement de la conance rationaliste des Classiques. Les commentateurs (même bienveillants) de France ont fréquemment souligné ce point de divergence : contrairement à ses modèles du xviie et du xviiie siècles, France ne s'est pas astreint à une quête de la vérité5. Paul
1. R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, de 1870 à nos jours, op. cit., t. I, p. 96-97. L'imparfait indique que la remarque a été ajoutée après la mort du maître, pour la réédition de 1941.
2. Ibid., t. II, p. 167.
3. H. Peyre, Qu'est-ce que le classicisme ? Essai de mise au point (Librairie E. Droz, 1933), A.-G. Nizet, 1965, passim.
4. H. Massis, Anatole France , art. cité, p. 153.
5. Beaucoup d'encre a coulé sur le scepticisme d'Anatole France, un scepticisme assumé qui lui aurait inspiré ce principe : qu'importe que le rêve mente, s'il est beau ? (d'après A. Antoniu, Anatole France critique littéraire (1929), Genève, Slatkine Reprints, 2012). Cette façon de penser justie la critique impressionniste revendiquée par France et par son ami Jules Lemaitre : dès lors que la vérité est inaccessible, ne peuvent être étudiées que des impressions.
Souday relaie une étude du professeur Michaut, qui regrette que l'intelligence du maître ne se subordonne à aucune recherche de vérité et qu'elle ne s'attarde sur les choses que pour assouvir une curiosité d'épicurien1. Mais l'épicurisme, le scepticisme, le pyrrhonisme et autres courants philosophiques n'ayant pas la vérité comme n première sont pourtant des courants représentés à l'âge classique, et au-delà de la période baroque. Que France n'ait pas eu la vérité pour visée ne fait donc pas de lui un adversaire du classicisme, quoi qu'en ait dit Henri Massis.
Massis excepté, il faut plutôt s'étonner de ce que les adversaires politiques de France, dans leur grande majorité, lui sachent gré de ce classicisme. C'est même grâce à celui-ci que ce partisan de Jean Jaurès trouve grâce à leurs yeux, et droit de cité dans leurs revues. France reste notamment l'ami de Maurice Barrès, de la droite conservatrice, même après l'Aaire ou la promulgation de la loi de 1905. Il est considéré sans hostilité par les revues d'extrême-droite comme la Revue critique des Idées et des Livres ou Les Marges. Maurras en personne signe sur son compte des pages élogieuses. Il accorde ainsi une préface à un ouvrage de Gabriel des Hons paru en 19252 où il loue la sagesse de France, qui a su se donner de bons maîtres : Anatole France fut pénétré plus que personne de [la] clarté [de La Fontaine, de Chénier] . L'année précédente, Maurras avait aussi donné un article aux Nouvelles littéraires3 pour célébrer le jubilé de France. Il y rapporte une condence de France, qui se serait désintéressé de ses vers de jeunesse. Maurras proteste en les comparant, pour la netteté, à ceux de Ronsard et de Racine, professant au passage son mépris pour les quelques beautés brouillées qu'on trouve chez les poètes nouveaux. Même Léon Daudet, anti-dreyfusard des plus farouches, est indulgent envers celui qui seconda pourtant Zola4, et n'hésite pas à l'appeler un écrivain délicieux , jouissant d'une grande et légitime réputation gagnée par une ironie renanienne et une urbanité exquise :
J'ai dîné en face de lui pour la deuxième fois, vers 1901, chez Marcel Proust et subi ce charme fait de nesse et de bonhomie [...]. Grâce à France, les dreyfusards auront pu se vanter de posséder un homme tout à fait de chez nous et un de nos premiers crus, d'un bouquet, d'une saveur inimitables5.
Ce qui ne l'empêche pas, tout de même, d'épingler ailleurs les élucubrations stériles6 de la Vie de Jeanne d'Arc (1911), cette histoire laïque oensant par trop le très catholique Daudet.
1. Voir P. Souday, Le classicisme d'Anatole France , art. cité, p. 71. L'étude à laquelle il renvoie est celle de G. Michaut, Anatole France. Étude psychologique, E. de Boccard, 1922.
2. Ch. Maurras, Anatole France et Racine, essai sur le poète savant , préface à G. des Hons, Anatole France et Racine : un peu du secret de l'art de France, Le Divan, 1925.
3. Ch. Maurras, Anatole France poète , Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientiques, 19 avril 1924, p. 1.
4. Alors qu'il pourchasse Régnier de ses inlassables invectives. Voir infra, p. 82.
5. L. Daudet, Au temps de Judas (1920) dans Souvenirs et polémiques, Robert Laont, coll. Bouquins , 1992, p. 540.
En dépit des divorces d'opinions donc, Anatole France demeure relativement épargné par ceux qui voient malgré tout en lui un défenseur de la langue française. Ce qui n'est pas toujours pour le servir, et on a pu lui reprocher d'être apprécié sur tout l'éventail politique, et de trouver des soutiens depuis L'Humanité jusqu'à L'Action française1. Mais à coup sûr, les adeptes aux idées plus mesurées sont les plus nombreux. Parmi eux, René Boylesve.