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Questions, hypothèses, démarche

La question d'ensemble est celle de la signication  linguistique, poétique, esthétique, phi-losophique  d'une inscription dans le champ classique au cours des décennies 1890 à 1920. Interroger ce classicisme anachronique amène à croiser deux disciplines, les études stylistiques d'une part, l'histoire littéraire de l'autre. Les études stylistiques d'abord, parce que le classi-cisme, tel qu'il est envisagé aux alentours de 1900, cristallise d'abord les inquiétudes d'époque quant à la langue, en même temps qu'il est pris à partie dans les théories du style qui s'arontent. Il est donc l'un des miroirs de concentration de l'imaginaire linguistique de ces années-là. Les études historiques ensuite, parce qu'une reconsidération du classicisme à une époque dont on a surtout retenu le modernisme appelle un questionnement épistémologique sur l'historiographie littéraire.

L'étude progressera selon quatre étapes, auxquelles une interrogation englobante sur le temps servira de l directeur.

Première partie : En leur temps. Resituer ces auteurs classicisants dans la chronologie est un préalable indispensable pour ne pas commettre de contresens, et replacer le classicisme de France, de Régnier et de Boylesve dans une juste perspective. Être classique ou se vouloir classique en 1910 n'a rien d'extravagant, et les écrivains qui ont mêlé le classicisme à leur esthétique ne sont pas des excentriques : de telles qualités sont alors élevées en idéal du bien écrire. À cet égard, c'est bien plus un discours sur le classicisme qui retiendra nos eorts, qu'une ambition d'en réformer la dénition.

Corrélativement, se demander ce que signie être classique au début du xxe siècle revient à se demander ce qu'est être moderne. Le classicisme ne saurait s'envisager hors de l'économie complexe du rapport au passé, au présent et à l'avenir, le réemploi de matériaux littéraires anciens valant prise de position par rapport à la modernité et exprimant un nouveau rapport au moment présent, par l'adoption d'un regard décentré et critique. Peut-on dès lors concevoir un classicisme de la modernité ? Si l'on suit le raisonnement de T. S. Eliot, les termes sont antinomiques. Pour lui, les classiques ne naissent que dans les civilisations ayant atteint leur maturité :

[...] l'âge dans lequel nous trouvons un style commun sera un âge où la société est parvenue à un moment d'ordre et de stabilité, d'équilibre et d'harmonie ; de même que l'âge qui manifeste les

plus grands extrêmes du style individuel sera un âge de marche en avant, ou de décadence. [...] Nous pouvons nous attendre que le langage se rapproche de la maturité au moment où il a un sens critique du passé, de la conance dans le présent, et aucun doute conscient sur l'avenir1.

Or en 1900, deux sentiments forts et diamétralement opposés coexistent chez les intellectuels et chez les artistes : le sentiment de décadence de la génération nissante et l'élan vital de celle qui lui succède  un sentiment de vieillesse ou de jeunesse, pas de maturité. Au demeurant, l'aspi-ration à un style commun est peu répandue ; ce n'est pas celle, en tout cas, d'un individualiste comme Régnier. Doit-on, en épousant le point de vue de T. S. Eliot, voir en France, Régnier et Boylesve des classiques perdus dans une époque fondamentalement non classique ? Outre la vérité historique, un balisage du terrain en contexte nous permettra de mesurer en quoi les trois écrivains se démarquent aussi de leurs contemporains néo-classiques ; en quoi, spéciquement, leur classicisme peut être taxé d'anachronisme.

Deuxième partie. À contretemps. Par leur imaginaire de la langue classique, d'abord, les trois auteurs ne sont pas exactement en phase avec leurs contemporains. Ils ne partagent d'ailleurs pas le même imaginaire entre eux  ni la même bibliothèque. Une enquête sur leurs modèles de prédilection, avoués ou non, permettra de dégager les spécicités de leurs idéaux linguistiques et stylistiques. C'est l'étape indispensable avant l'étude proprement dite de leur style romanesque. Troisième partie. De tous les temps. Viendra donc l'analyse des pratiques linguistiques et stylistiques eectives. Elles apparaîtront dans leur polychronie2, dans le mélange qu'elles font d'emprunts classiques et d'usages modernes, le terme polychronie convenant mieux que celui d'anachronisme pour décrire leurs choix, en ce qu'il ne hiérarchise pas les époques d'une part, et en ce qu'il ne connote aucune incongruïté ou erreur d'autre part. Il faudra aussi dénir les modalités intertextuelles qui gouvernent l'usage que les trois romanciers font de leurs sources  de l'inspiration libre au plagiat en passant par le pastiche et la parodie  et leur degré de délité aux textes substrats  assimilation, acclimatation, imitation. Y a-t-il vraiment chez eux une écriture classique ? et de quelle nature : structures syntaxiques hors d'usage ? archaïsmes lexicaux ? eets de rythme vieillis ? Le style de France est-il si classique qu'on a coutume de le dire ? Comment Régnier, adepte d'une prose artiste très moderne, peut-il paraître classique dans sa deuxième manière ?

Quatrième partie. Hors du temps. Pour Henri Clouard, maurrassien, même en étant clas-sique,  il faut être de son temps : il ne faut pas être de tous les temps, ou au-dessus du temps, dans l'éternité [...]. Il n'est pas vrai que Racine soit par le génie le contemporain de Sophocle3. C'est pourtant bien, à notre sens, l'ambition de Boylesve, de Régnier et de France que d'être

1. T. S. Eliot,  Qu'est-ce qu'un classique ?  (Conférence prononcée le 16 octobre 1944), Essais choisis, trad. H. Fluchère, Éditions du Seuil, 1950, p. 346.

2. P.-A. Claudel (art. cité) emploie le terme.

 de tous les temps  et même  au-dessus du temps , sinon dans l'éternité. Se posera donc la question du sens philosophique que revêt le classicisme particulier de ces trois auteurs, de ce qu'il reète de leurs conceptions de l'histoire (littéraire) et de leurs perceptions du temps en général. Les notions de dyschronie, d'hétérochronie et d'achronie modélisent ces atypiques rap-ports à la temporalité. Le terme de dyschronie décrit les eets d'écart entre deux époques (dans le maintien d'un diérentiel1). L'hétérochronie insiste au contraire sur la continuité entre les temporalités, perçue depuis le référentiel présent2. Enn, l'achronie, dans un geste plus radical, considère le temps comme donné non signiant, dans une perception qui refuse de discriminer les époques.

Ces autres modes d'être-au-temps, qui transparaissent aussi bien dans les romans que dans les réexions diverses de Régnier, de Boylesve et de France, ont un impact majeur sur leur inscription dans l'histoire littéraire. Par contrecoup, nous sommes donc invités à envisager une autre histoire littéraire (et même une autre histoire), qui supposerait une révision des modèles du xxe siècle. Les valeurs dont nous héritons pourraient voir leur cours  déjà uctuant au début du xxe siècle  échir tout à fait au début du xxie. Qu'à cela ne tienne. Renégocier le statut de France, de Régnier et de Boylesve implique certainement de dévaluer la monnaie moderne.

Car il est certaines tentatives de rachat qui semblent contre-productives. Avec une toute bonne volonté, Jean Malignon, qui ne mesure pas son admiration pour Anatole France, ce qui dénote un certain courage, souhaite à la n du xxe siècle une possible réhabilitation :

Voilà plus de soixante-dix années déjà qu[e France] passe de tristes jours au purgatoire des nonchalants (peut-être en sortira-t-il, grandi, si la modération, qui est la véritable modernité, devient un jour à la mode3).

Ne peut-on le sauver qu'en faisant de lui (en forçant un peu) un moderne ?

France a tout pour déplaire à tous en notre siècle, puisqu'il a fait le pari d'être, à la fois, cruellement lucide et exquisément compréhensif ; ce qui devrait être un pléonasme, mais n'est aujourd'hui (et pour longtemps, sans doute) qu'une insupportable singularité4.

Ne peut-on donc apprécier France qu'en dépréciant le monde contemporain ? Faire d'écrivains qui parfois se sont positionnés contre les valeurs modernes, des modernes méconnus, semble à

1. Il est employé par J. Schlanger : par l'expérience d'une  anomalie historique  s'impose parfois à nous  l'existence dyschronique du chef-d'÷uvre , qui produit le paradoxe de  croiser certains points du passé  en conjuguant  distance  et  rencontre  (La mémoire des ÷uvres, op. cit., p. 110-111). G. Agamben utilise aussi ce terme pour décrire les eets de temporalités en décalage par rapport au temps contemporain (Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot et Rivages, 2008, p. 10).

2. C'est le sens que Th. Pavel donne au mot hétérochronie, qui désigne la  perception du temps présent comme organiquement rattaché au temps jadis . C'est pour lui le propre des classiques que ce  besoin de vivre dans plusieurs époques à la fois  (L'art de l'éloignement. Essai sur l'imagination classique, Gallimard, 1996, p. 37 et p. 24).

3. J. Malignon, Dictionnaire des écrivains français, op. cit., t. I, p. 248. 4. Ibid.

la fois peu respectueux de ces écrivains et d'une validité scientique discutable. Il semble plus à propos de réévaluer leur classicisme, dans toute la complexité qui est la sienne, en le dégageant autant que possible des jugements de valeur inculqués par le monde moderne. Tâche d'autant plus délicate, il est vrai, que les jugements de valeur modernes sont au fondement même de la constitution de la notion de classicisme. Thomas Pavel attire l'attention sur l'écueil qui menace celui qui entreprend l'étude du classicisme :

La dialectique de l'histoire, selon laquelle le nouveau doit surmonter périodiquement l'ancien pour la plus grande gloire de la période récente, leur était étrangère [aux classiques]. De nos jours, l'attribution de la  nouveauté  aux phénomènes du passé témoigne de la perspective de l'historien moderne, lui-même porté par ses habitudes culturelles à vénérer le nouveau. À y regarder de plus près, et en faisant leur part aux croyances et aux motivations des hommes du passé, on constate que les nouveautés ne se justiaient dans la plupart des cas à leurs yeux que si elles étaient revêtues d'une dignité symbolique venant du passé1.

Il ne s'agit pas de nier la fracture, mais d'entendre les deux partis, et pas seulement les  vain-queurs de l'histoire . Le classicisme d'auteurs ayant écrit sur la ligne de fracture peut aussi bien être étudié avec un regard moderne qu'avec un regard classique, pour autant que cela soit pos-sible. Il s'agit en tout cas de repenser ces ÷uvres dans une autre histoire  pas nécessairement dans une contre histoire.

Au-delà d'une anecdotique entreprise de réhabilitation, se poursuit en creux une réexion plus fondamentale, ayant trait à l'essence du littéraire, à ses tensions constitutives, héritage et originalité, rupture et continuité, style et norme, etc. C'est en partie le cas. De fait, penser que France, Régnier ou Boylesve, ou tout autre écrivain, manquerait à la littérature, nous semble une naïveté. Mais, partageant le credo que Théophile Gautier expose dans sa fameuse préface à Mademoiselle de Maupin, nous croyons que la littérature est un luxe, que  rien de ce qui est beau n'est indispensable à la vie , du moins quand  vie  veut dire  survie   mais que ce luxe est pourtant indispensable à une vie riche et digne. À ceux qui renonceraient  plutôt aux pommes de terre qu'aux roses , France, Régnier et Boylesve tendent des bouquets aux parfums multiples. En généralisant le propos de Régnier sur France, on peut bien croire qu'ils sont, dans notre littérature, un superu. Ils sont notre plaisir.

1. Th. Pavel, L'art de l'éloignement. Essai sur l'imagination classique, op. cit., p. 36. Th. Pavel observe que notre appréciation de la grande Querelle des Anciens et des Modernes est faussée par la perspective post-romantique. Il rectie l'interprétation courante :  dans la querelle des Anciens et des Modernes, les adversaires de La Bruyère, pour modernes qu'ils aient été, se réclamaient de la tradition avec la même ferveur ; il s'agissait simplement d'une autre tradition, chrétienne et française  (p. 38).