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Comment peut-on être classique au tournant des XIXe et XXe siècles?

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Academic year: 2021

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Submitted on 25 Jun 2018

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Comment peut-on être classique au tournant des XIXe

et XXe siècles?

Elodie Dufour

To cite this version:

Elodie Dufour. Comment peut-on être classique au tournant des XIXe et XXe siècles?. Littératures. Université Grenoble Alpes, 2017. Français. �NNT : 2017GREAL016�. �tel-01822639�

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THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE LA COMMUNAUTE UNIVERSITE

GRENOBLE ALPES

Spécialité : Langue, littérature et sciences humaines / Lettres et arts / Littérature française et francophone

Arrêté ministériel : 25 mai 2016

Présentée par

Élodie DUFOUR

Thèse dirigée par M. Bertrand Vibert, professeur à l'UGA préparée au sein du Laboratoire Litt&Arts (UMR 5316) dans l'École Doctorale LLSH

Comment peut-on être

classique au tournant des

XIX

e

et

XX

e

siècles ?

Thèse soutenue publiquement le 24 novembre 2017, devant le jury composé de :

Mme Sophie BASCH

Professeur à l'Université Paris-Sorbonne (Rapporteur)

M. Claude COSTE

Professeur à l'Université de Cergy-Pontoise (Président du jury)

M. Gilles PHILIPPE

Professeur à l'Université de Lausanne (Membre)

M. Bernard ROUKHOMOVSKY

Maître de conférence HDR à l'Université Grenoble Alpes (Membre)

Mme Isabelle SERÇA

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Remerciements

Pour m'avoir orientée depuis mes premiers pas dans le monde de la recherche, pour n'avoir ménagé ni votre temps ni vos eorts, pour ne m'avoir pas mesuré votre patience, mes remercie-ments vous sont adressés en premier, M. Bertrand Vibert. Vous avez accompagné mes travaux de thèse depuis 2014, mais ma dette est beaucoup plus ancienne. Je vous dois avant cela la direction de mon master, mais aussi des cours, de licence, d'agrégation, ainsi que de nombreux conversations plus informelles, qui m'ont formée depuis dix ans. Monsieur, vous êtes bien pour moi et pour une génération d'étudiants, un maître.

L'un de vos adages me vient souvent à l'esprit :  les études littéraires sont une discipline à maturation lente . La recette de gelée de mandarines dont vous m'avez un jour coné le secret était bel et bien un complément bibliographique pertinent. Les fruits récoltés, il fallut encore les jeter dans la cuve et les laisser réduire jusqu'à ce qu'ils conturent, et si la gelée n'a pas  pris , ce ne sera pas faute de vos conseils.

Je remercie encore ceux qui ont apporté le sucre. À MM. Gilles Philippe, Bernard Rou-khomovsky, Claude Coste, qui furent aussi mes professeurs, je dois des livres qui furent mes références, des cours riches, des maximes qui ont imprimé durablement ma mémoire.

En particulier, mes remerciements vont à M. Philippe pour ses nombreuses relectures à des étapes déterminantes de mon travail, pour s'être montré toujours encourageant et bienveillant, pour m'avoir adressé bien des conseils et m'avoir orientée dans le petit monde de la stylistique. Non seulement pour ses cours passés, qui me donnèrent aussi le goût des lettres anciennes, mais encore pour son généreux accueil au sein du laboratoire, pour les articles et ouvrages conseillés, je remercie spéciquement M. Roukhomovsky. C'est encore un honneur pour moi d'être de l'équipe d'édition numérique des Cahiers d'Henri de Régnier, dont il assure la direction. M. Coste a aussi beaucoup fait pour ma formation, accompagnant mes débuts dans la re-cherche depuis la soutenance de mon mémoire, et plus récemment par de précieux conseils pour obtenir un contrat doctoral. J'espère avoir retenu ses bons principes, dispensés au l des cours, et en particulier les métaphores et allégories vestimentaires :  une problématique se porte cin-trée  ; la fable du tailleur et de la grosse dame ; et dernièrement, au hasard d'un colloque, cette

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formule, Barthes et son horreur (toute classique) du  débraillé syntaxique ...

Que les autres professeurs membres de mon jury soient vivement remerciés, pour leur lecture et les questions, suggestions et objections qui viendront fertiliser ces travaux. Merci, donc, à MmeSophie Basch et à MmeIsabelle Serça, mais aussi à M. Jean-Louis Backès, qui m'avait fait

le grand honneur d'accepter de faire partie de ce jury.

Je sais trop ce que je dois, aussi, à mes anciens professeurs de l'ex-Université Stendhal. Ils sont trop nombreux pour être tous cités comme le voudrait ma reconnaissance. Je nommerai toutefois mes professeurs de langue, qui éveillèrent chez moi le goût du détail, de l'histoire de la langue qui est celle des sensibilités ; Julien Piat, toujours si encourageant, Stéphane Macé, Cécile Lignereux, et aussi Roger Bellon.

Une pensée amicale aussi aux doctorants du laboratoire et à ceux qui ont croisé ma route, furent des collègues avant d'être de ers camarades, Martin Givors, Nina Soleymani, Laurence Doucet et tous les autres que je voudrais pouvoir nommer de façon exhaustive.

Enn, ma reconnaissance va à ceux qui m'ont accompagnée au jour le jour ;

Jean-Mathieu, parce qu'il a toujours partagé mes enthousiasmes ; parce qu'il m'a tenue debout aux heures mauvaises.  Et plus accessoirement parce que, palliant mes incompétences, il a assuré la maintenance informatique et la mise en page sans quoi cette thèse aurait une allure bien bancale ;

Marine, ma Marine, mon arrosoir et mon engrais, ma  buveuse de lumière  qui m'abreuve par sa créativité et son inconditionnel amour ;

Et Frank, mon grand frère dans les études régniériennes, ce fervent qu'on court la chance de rencontrer à la bibliothèque de l'Institut, démêlant les boucles d'un manuscrit de Régnier ; Frank avec qui les livres s'écrivent et s'écriront.

La liste serait incomplète enn sans mes amis, que je regroupe par patronymes pour être plus brève en mots  non en aection : mes chers, très chers Delezenne, Couturier et Debas qui sont ma famille de c÷ur ; et aussi Adrien, Tiphaine, Uryèle, Alice ; et enn Jubulu ma jumelle avec sa double descendance, née sur le temps de ce doctorat. Ils sont le terreau sans quoi rien ne pousse.

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Sommaire

Introduction générale. Des romanciers d'un autre temps ? 11

Partie I. En leur temps. Situation chronologique

47

Introduction. Classique en 1900-1920 49

Chapitre I. Classicisme et classiques : quoi et qui ? 53

Chapitre II. Le classicisme, étalon des débats contemporains 99

Partie II. À contretemps. Des imaginaires anachroniques ?

157

Introduction. Quels classiques se veulent-ils ? 159

Chapitre III. Quelles sources ? Des lectures à l'épreuve d'imaginaires linguistiques 163

Chapitre IV. Autoportraits de France, Régnier et Boylesve en écrivains classiques 221

Partie III. De tous les temps. Des écritures polychroniques

267

Introduction. Quels classiques sont-ils ? 269

Chapitre V. Emprunts classiques, dettes modernes 275

Chapitre VI. Les vertus cohésives d'écritures pseudo-classiques 387

Partie IV. Hors du temps. Visions dyschroniques,

hétérochro-niques, achroniques

465

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Chapitre VII. Révisions. D'autres modèles historiques ? 473

Chapitre VIII. (Pré)visions. Une autre appréhension du temps 561

Conclusion générale. Des écrivains pour notre temps 701

Bibliographie 709

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Avertissements et abréviations des titres

Pour distinguer les mouvements artistiques historiques (Symbolisme, Romantisme, etc..) des tendances ou sensibilités esthétiques devenues transhistoriques (le classicisme d'André Gide), les premiers seuls comporteront une majuscule.

Pour alléger les renvois bibliographiques, tant dans la bibliographie nale que dans les notes de bas de page, la ville d'édition n'est pas mentionnée quand il s'agit de Paris (ce qui est le cas pour la très grande majorité des publications citées).

Dans une même volonté, aucune édition ne sera indiquée pour les ÷uvres littéraires ponc-tuellement mentionnées, lorsqu'elles sont très connues et ont fait l'objet de multiples éditions. Enn, les ÷uvres abondamment citées, notamment dans les parties d'étude linguistique, seront référencées à l'aide des abréviations qui suivent (l'édition de référence étant indiquée dans la bibliographie) :

Anatole France

RRP  La Rôtisserie de la reine Pédauque (1893)

OJC  Les Opinions de monsieur Jérôme Coignard (1893) CJT  Les Contes de Jacques Tournebroche (1908)

DS  Les dieux ont soif (1912)

VL1, VL2...  La Vie littéraire, tome 1, 2... [1888-1895] (1921) JE  Le Jardin d'Épicure (1894)

Henri de Régnier

DM  La Double Maîtresse (1900) BP  Le Bon Plaisir (1902)

RMB  Les Rencontres de M. de Bréot (1904) PV  Le Passé vivant (1905)

P  La Pécheresse (1920) E  L'Escapade (1926)

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René Boylesve

BB  Les Bains de Bade (1896)

LAP1  La Leçon d'amour dans un parc (1902)

LAP2  Les Nouvelles Leçons d'amour dans un parc (1924) NDS  Nymphes dansant avec des satyres [c. 1895] (1913) PF  Le Pied fourchu [c. 1897] (1927)

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Classique, ça ne veut pas dire qu'on soit parfait ; ça veut dire qu'on réussit de belles choses de temps en temps.

Jules Renard, Journal, 4 janvier 1907

Mon vice (et ma vertu), mon tourment est assurément de croire qu'on puisse insérer l'audace et la subversion dans une forme parfaite.

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Introduction générale. Des romanciers

d'un autre temps ?

1. Fortunes et infortunes littéraires

 Anatole Thibault, dit "Anatole France" (1844-1924), qui n'avait pas grand-chose à dire, sut le dire sur un ton xviiie siècle reblanchi1. Ainsi s'ouvre la notice d'un récent recueil de saillies

satiriques. Un jugement aussi incisif mérite pourtant examen, d'autant qu'une autre injustice, dont Henri de Régnier (1864-1936) fait cette fois les frais, conduit à douter des scrupules de l'anthologiste. Outre que les bons mots et portraits au vitriol du diariste des Cahiers2 n'aient

pas même attiré son attention, ce qu'excuse à la rigueur une impossible exhaustivité, Régnier (Henri de) est malencontreusement confondu avec son homonyme du xviie siècle, Mathurin

Régnier3. Des trois auteurs ici étudiés, seul René Boylesve (1866-1926) échappe tout à fait aux

erreurs et aux jugements à l'emporte-pièce des anthologies et histoires littéraires actuelles, pour la bonne raison qu'il en est ignoré.

Les trois romanciers retenus pour cette étude ne sont pas chéris par la Fortune, qu'ils soient involontairement oubliés,  ou volontairement. Milan Kundera pointe l'opprobre qui accable des auteurs comme Anatole France, dont le nom orne pourtant bien des rues, avenues, quais (la tour Eiel même a pour adresse le 5, rue Anatole France). Dans un essai paru en 20094,

l'écrivain d'origine tchèque rapporte le conseil que lui délivra Cioran, à qui il t naïvement part de son admiration pour Les dieux ont soif et leur auteur :  Ne prononcez jamais ici son nom à haute voix, tout le monde se moquera de vous5!  C'est qu'Anatole France gurait déjà sur la

 liste noire  de ces auteurs qu'il est de bon ton de mépriser dans certaines sphères. Si Kundera n'avait pas longtemps vécu en Tchécoslovaquie, il aurait été au fait de cet us de l'intelligentsia

1. F. X. Testu, Le Bouquin des méchancetés et autres traits d'esprit, Robert Laont, coll.  Bouquins , 2014, p. 385.

2. H. de Régnier, Les Cahiers inédits (1887-1936), éd. D. J. Niederauer et F. Broche, Pygmalion-Gérard Watelet, 2002.

3. F. X. Testu, Le Bouquin des méchancetés et autres traits d'esprit, op. cit., p. 142. F. X. Testu donne  Henri de Régnier  pour cible d'une épigramme de Boileau.

4. M. Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009, chap. III,  Les listes noires ou divertimento en hommage à Anatole France .

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parisienne, et il ne se serait pas étonné de voir ainsi traité un écrivain salué en son temps comme un maître, élu à l'Académie française en 1896, lauréat du prix Nobel en 1921 et l'année suivante inscrit à l'Index par le Vatican (ce qui à tout prendre était encore une consécration pour ce descendant de Voltaire1)  avant d'être inscrit sur une autre liste, la tacite  liste noire , par

Paul Valéry qui, lors de sa réception à l'Académie, par un exploit pré-oulipien, s'acquitte de l'éloge de rigueur en évitant acrobatiquement de prononcer le nom de celui à qui il succédait  comme s'il était désormais de ceux dont il fallait rougir2.

Un bref examen des dictionnaires littéraires ayant cours aujourd'hui s'avère instructif. En cherchant, par hasard, La Double Maîtresse d'Henri de Régnier dans les dictionnaires des ÷uvres, quand on ne rentre pas bredouille, ce qui est la règle3, on s'expose à lire ceci :

L'action se passe dans un xviiie siècle nement évoqué : un jeune ocier, François de Portebize,

se trouve hériter d'un grand-oncle, le comte de Galandot, mort à Rome ; mais, comme personne ne semble disposé à se rappeler le défunt, le jeune homme, par curiosité, s'informe de l'existence qu'il mena. Nicolas de Galandot, qui a reçu l'éducation la plus sévère, s'éprend à la eur de l'âge de sa cousine Juliette de Massenil, qui représente pour lui l'abandon à la joie, l'insouciance ; mais son caractère timide l'empêche de répondre à l'ardeur et à la pétulance de la jeune lle et il ne tire de son amour que des sourances. La mère de Juliette intervient et, interrompant l'idylle, oblige sa lle à se marier : elle a choisi pour elle un capitaine de cavalerie, M. de Portebize, et de leur union naîtra François. [...] Ce roman contient des pages brillantes là où il dépeint la vie d'un château au xviiie ou la société romaine de cette même époque (encore que la gure du

cardinal Laparelli soit nettement caricaturale, avec son existence aventureuse et baroque) ; mais la composition du livre est incertaine, car le lecteur oscille continuellement entre l'époque où vivait le comte et celle où vit le neveu4.

Par quelle étrange lecture Julie de Mausseuil (mystérieusement rebaptisée Juliette de Massenil) se trouve-t-elle mariée de force au gros Portebize  par une mère d'ailleurs ressuscitée pour l'occasion , entre autres erreurs littérales et jugements douteux5? Passé le premier étonnement

1. C'est en tout cas une preuve de l'inuence qu'on lui prêtait. Signe, peut-être, d'une inuence moindre, Régnier et Boylesve ne furent pas mis à l'Index, bien qu'ils le craignirent, d'après Ferdinand Bac :  Ces deux académiciens s'attendent à être mis à l'index par l'abbé Bethléem, directeur de la Revue Universelle, pour leur athéisme et leur libertinage. Ils en plaisantent mais au fond ils sont inquiets, car cet Index leur enlève toute la clientèle catholique  (Livre-Journal 1920, Claire Paulhan, 2013, p. 332, 20 juillet 1920, cité par P. Besnier, Henri de Régnier, De Mallarmé à l'Art déco, Fayard, 2015, p. 368).

2. Les raisons de Paul Valéry tiennent cependant moins à un mépris pour l'÷uvre de son aîné qu'à une revanche sur celui qui avait jadis fermé les portes du Parnasse à son maître, Mallarmé.

3. Nulle entrée pour ce titre dans le dictionnaire de M. Bouty (Dictionnaire des ÷uvres et des thèmes de la littérature française, Hachette, 1972, 1985, 1991), pas plus que dans celui de H. Mitterand (Dictionnaire des grandes ÷uvres de la littérature française, Le Robert, 1992, 1997) ou de J.-P. de Beaumarchais et D. Couty (Dictionnaire des ÷uvres littéraires de langue française, Bordas, 1994).

4. R. Laont et B. Bompiani, Le Nouveau Dictionnaire des ÷uvres de tous les temps et de tous les pays, Robert Laont, coll.  Bouquins , t. II, 1994, p. 2029-2030.

5. Je remercie Franck Javourez, éditeur critique du roman (nouvelle édition à paraître). Consulté sur ces étonnants écarts, il m'assure qu'à sa connaissance  rien dans le parcours génétique du roman ne vient justier ces erreurs . Il signale que Régnier hésite à appeler son personnage Julienne dans le premier manuscrit  mais Julienne n'est pas Juliette. Quant aux variantes de la version feuilleton parue dans l'Écho de Paris en 1899, elles sont minimes et n'expliquent en rien les écarts de ce résumé. Visiblement les auteurs n'ont pas lu le roman de Régnier, sinon de seconde main, dans un état corrompu par l'eet du téléphone arabe. Constatant une plus grande proximité d'esprit avec la double page parodique publiée dans la Vie Parisienne en janvier 1900 qu'avec le texte original, F. Javourez risque aussi une  explication potache .

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(s'agit-il d'une version expurgée pour pensionnat ?) ; passé aussi l'attrait ludique de ce jeu des sept erreurs, l'amusement laisse place à l'inquiétude, quand on s'aperçoit que ce résumé erroné est à peu près le seul en circulation sur internet1.

La négligence de la postérité est aussi criante dans les dictionnaires des auteurs. Régnier et Boylesve sont tout bonnement absents d'ouvrages comme le Dictionnaire des écrivains fran-çais (1971, 1995)2 ou le Dictionnaire des grands écrivains de langue française (2000, 2012)3,

lesquels ne répertorient pourtant pas seulement des auteurs de tout premier plan (on y trouve Paul Bourget, Georges Ohnet...). Quant aux articles concernant France, souant le froid avec le chaud, ils ne manquent jamais de relayer sa déchéance posthume. Que penser des deux citations en regard, qui inaugurent l'article du dictionnaire de Philippe Hamon et de Denis Roger-Vasselin4? La première rapporte un éloge assez entendu de Maurice Martin du Gard

dans ses Mémorables5; la seconde le moins bienveillant commentaire du journal de Léautaud :

[...] Être un grand écrivain, n'est-ce pas créer ou avoir créé une façon de sentir, et, par suite, une façon de penser ?

Et presque sûrement ce ne sera point le fait de M. France. L'insupportable agacement de ses citations. [...]

Certes, M. France est un grand littérateur, mais un grand écrivain ?... [...]

Ce n'est pas tout de bien écrire6, il faut encore que sous les mots passe une sensibilité7.

Ce procès pour crime de lèse-originalité, qui veut faire de France un intellectuel peu sensible (un écrivain impeccable  comprendre : un écrivain ennuyeux) correspond sur les grandes lignes à la doxa actuelle. Léautaud, qui croit au progrès dans les arts, tranche par ces mots dénitifs :  Si tous les écrivains avaient ressemblé à M. France, nous en serions encore à Homère . Au fond, ce qu'on lui reproche, c'est un classicisme qui, en ce début de xxe siècle, cesse progressivement

d'être un gage de qualité.

1. Il faut cependant signaler un bon résumé (quoique succinct) à cette adresse : http://www.carayol.org/ index.php?option=com_content&view=article&id=42&Itemid=50 (consulté le 11 août 2017). Dans ce bref article consacré à La Double Maîtresse, Martin Carayol s'indigne de  l'oblitération totale d'auteurs comme Anatole France, René Boylesve (dont l'excellente Leçon d'amour dans un parc a beaucoup à voir avec le roman qui nous occupe ici), ou Régnier . L'auteur poursuit :  Le style est splendide, plein d'inventions, de pensées sarcastiques et de piques envers cette galerie de personnages aigeants, mais il est antimoderne, antisymboliste, alors forcément, en 1900, ça fait un peu tache... Ce livre n'en réjouira pas moins tous ceux qui aiment la verve désuète de ce beau style qui est depuis longtemps persona non grata dans notre littérature .  Antimoderne, antisymboliste  : il faudra pourtant nuancer cette impression.

2. J. Malignon, Dictionnaire des écrivains français, Seuil, 1971, éd. corrigée en 1995 (2 vol.).

3. Ph. Hamon et D. Roger-Vasselin (dir.), Dictionnaire des grands écrivains de langue française, Le Robert, 2000, éd. corrigée en 2012.

4. Ibid., p. 490-497.

5. En voici un aperçu :  M. France est un aristocrate, il ne pouvait pas ne pas aimer le peuple [...]. Mais son bienfait est avant tout littéraire. Il faut voir comme on écrivait, romanciers, poètes, journalistes, lorsqu'il commença sa carrière. Vulgarité, prétention, toutes les vanités, toutes les bêtises, dans la pensée, dans le style ! [...] Périodiquement c'est un service à rendre aux Français : les convaincre de la barbarie où ils sombreraient à trop parler et penser ce langage [...]. M. France a rendu ce service  ( Le Premier Numéro , 1922).

6. Le jugement de Léautaud est mis en résonance avec celui de Jules Renard :  France, un homme qui écrit trop en grec, en prévu, veux-je dire. On est tranquille, avec lui : on n'espère pas qu'il manquera l'oeuf  (Journal, 9 déc. 1901). C'est la vieille question de la norme et du génie, régulièrement posée, qui fait retour.

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Bien sûr, en critiques intègres et impartiaux, les auteurs de ce dictionnaire se gardent bien d'approuver. Ils prennent même la louable précaution d'intituler une rubrique :  Une ÷uvre injustement oubliée ?  (à noter, le prudent point d'interrogation). Ils y concèdent un peu mollement qu' on peut lire aujourd'hui cette ÷uvre avec bonheur, et être frappé, en outre, par la lucidité avec laquelle France avait perçu bien des problèmes restés actuels [...]. / Néanmoins, le nom d'Anatole France, malgré les travaux de réhabilitation de Marie-Claire Bancquart, reste encore associé immédiatement à un académisme d'un autre âge .

En s'aventurant à sonder les manuels et ouvrages de littérature générale plus anciens, souvent indisponibles dans les bibliothèques publiques, on a de bonnes chances de retrouver Régnier et même Boylesve. Mais alors on constate que de bonne heure, les bagages de l'histoire s'allégeant en chemin, c'est une vision parfois bien réductrice et caricaturale qui est empaquetée pour la postérité. Si France est dûment livré à l'histoire pour ses romans (et pour sa part dans l'aaire Dreyfus), Régnier gure surtout dans les chapitres sur la poésie et le Symbolisme. Dans sa fameuse Histoire, Gustave Lanson le mentionne pour ses vers symbolistes, ajoutant simplement dans l'édition de 1912 une note pour signaler Le Bon Plaisir entre autres romans historiques en vogue au tournant des deux siècles1. À son exemple, l'ouvrage de René Lalou considère surtout

Régnier à la faveur d'un article sur l'école symboliste2. Le deuxième tome note toutefois  que

ses grandes qualités de conteur apparaissent mieux dans le "trèe rouge" que dans le long récit traînant de la Pécheresse3 . Si Régnier mérite son billet pour l'histoire, en somme, c'est

comme poète plus que comme conteur, et comme conteur plus que comme romancier. Quant à Boylesve, il n'est guère qu'un nom joint à une liste de romanciers plus ou moins psychologiques ou régionalistes4. Or, leurs romans  historiques   admettons provisoirement cette étiquette

 sont précisément le pan de leur ÷uvre qui sera ici considéré.

Il est toutefois légitime de se demander pourquoi il faudrait considérer des auteurs, et a fortiori des ÷uvres, dont la postérité s'est plus ou moins détournée. La première réponse tient à un constat frappant, à savoir que ce relatif oubli accuse une disproportion notable avec la reconnaissance dont les trois écrivains jouirent de leur vivant. Bien qu'ils aient occupé des rangs diérents sur l'estrade littéraire d'alors (ce qui est aussi à interroger), France arrivant largement en tête du palmarès et Boylesve bon dernier5, ils bénécièrent tous les trois de

l'approbation publique et sont donc, à divers degrés, représentatifs de leur époque. Tous trois reçurent d'ailleurs les honneurs académiques et rejoignirent les rangs des Immortels entre 1896

1. G. Lanson, Histoire de la littérature française, Hachette (1894, 12e éd. 1912), 1920, p. 1148.

2. R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, de 1870 à nos jours, Presses Universitaires de France, 1922, éd. corrigée en 1940-1941, t. I.

3. Ibid., t. II, p. 52.

4. C'est le cas chez Lanson et chez Lalou. Ce dernier catalogue Boylesve dans le chapitre  Le roman provincial et régionaliste  de son deuxième tome.

5. Contrairement à ses deux aînés, il était apparemment  de son vivant tenu pour un écrivain de seconde zone  (R. Dunan, La Philosophie de René Boylesve, Le Divan, 1933, p. 19).

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et 1919. Si les chires peuvent parler, rappelons qu'Anatole France, honoré par des funérailles nationales le 18 octobre 1924, fut escorté à sa dernière demeure par deux cent mille personnes. Les chires de vente sont également révélateurs, même s'il faudrait comparer bien plus de données. Nous n'avons pas recueilli d'informations concernant Anatole France, mais ses succès de librairie se mesurent aujourd'hui encore au volume qu'occupent les éditions princeps et leurs nombreuses rééditions sur les rayons des bouquinistes. Régnier compta lui aussi quelques beaux succès et vendit par exemple cent mille exemplaires du Passé vivant, en une quinzaine d'années il est vrai1. Boylesve devait davantage compter sur la fortune de son épouse pour vivre. À son

ami Jacques des Gachons, il avoue ainsi avoir écoulé en treize ans (entre 1899 et 1911) trois mille quatre cents exemplaires de Mademoiselle Cloque2. Il convient toutefois de noter que ce roman

est une ÷uvre de jeunesse, tandis que Le Passé vivant est celle d'un écrivain à la notoriété déjà bien campée. Le dernier Boylesve pouvait espérer décupler ce chire, à en croire Frédéric Lefèvre qui prétendit (mais était-ce une simple prévenance ?) que s'il rééditait Le Médecin des Dames de Néans en 1924, il tirerait à cinquante mille exemplaires3.

France est donc le plus favorisé des trois, lui qui fut presque unanimement honoré comme un maître pour la haute tenue de sa prose4. Mais Régnier n'était pas moins estimé dans les

années 1890-1900, années pendant lesquelles il fut au petit monde de la poésie ce que France fut à l'univers du roman. Dans une grande Enquête sur l'évolution littéraire de 18915, Régnier

est promu au premier rang des jeunes poètes ; dans les années qui suivent, Fernand Gregh le consacre même  poète le plus admiré de la jeune génération6 . Son nom, avant de connaître

une longue éclipse, fut aussi connu que celui d'André Gide ou de Paul Valéry. Figure de proue du Symbolisme dans les années 1880, il participe activement à la vie littéraire, côtoie intimement Francis Vielé-Grin, Pierre Lou¸s, André Gide, Paul Valéry, fréquente les aînés de renom, et en particulier Stéphane Mallarmé, qui l'aimait beaucoup, à tel point que Régnier fut, avant son mariage avec Marie de Heredia, pressenti comme l'héritier en lettres du maître devant le poète de Charmes. En bref, vers 1900, sa place dans l'histoire littéraire paraît assurée, et il est un modèle au même titre que France. Signicativement, Gustave Lanson place France et Régnier côte à côte parmi les prosateurs les plus imités :  On nous fabrique, au Marais, de la littérature, de l'Anatole France ou de l'Henri de Régnier journellement, à la grosse7 . René Boylesve, lui,

1. L'information est de P. Besnier, Henri de Régnier, De Mallarmé à l'Art déco, op. cit., chap. 4.

2. J. des Gachons,  Souvenirs de la trentième année , dans Varia, Le Divan,  Le souvenir de René Boy-lesve , t. VIII, 1936, p. 73.

3. F. Lefèvre,  Une heure avec René Boylesve , 2esérie, Nouvelles littéraires, artistiques et scientiques, 3

mai 1924, p. 2.

4. Ce maître de la langue compta ainsi parmi les collaborateurs du Grand Larousse du xixe siècle, preuve

de son autorité.

5. J. Huret, Enquête sur l'évolution littéraire (1891), Thot, 1982.

6. Cité par M. Décaudin, La crise des valeurs symbolistes (1960), Champion classiques, coll.  Essais , 2013, p. 27.

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fut certes moins bien traité. Pressenti pour la première attribution du Prix Goncourt, qui eût peut-être entraîné la renommée, on lui préféra nalement John-Antoine Nau1.

Car on aurait tort, inuencé par le jugement de la postérité, de voir en ces trois écrivains des auteurs d'arrière-garde2. Loin de se tenir à la marge, ils furent d'éminents modernes, des

hommes de leur temps. France et Régnier tinrent des chroniques régulières dans des journaux majeurs (Le Temps, Le Figaro) ; Boylesve livra copie à de nombreuses revues de toute ampleur. Dans une certaine mesure, ces romanciers qui paraissent aujourd'hui bien peu téméraires furent même des pionniers et on aurait tort de minimiser leurs apports : si l'on retient souvent France pour modèle de Bergotte, gure phare d'À la recherche du temps perdu, on oublie générale-ment que Proust  le jeune Proust du moins  tint égalegénérale-ment en haute estime l'auteur de La Double Maîtresse et celui de L'Enfant à la balustrade. De fait, dans sa première recherche ro-manesque, Boylesve crut inventer une nouvelle manière et, sans la réorientation impulsée par l'inuent critique Louis Ganderax, il aurait peut-être, à son grand regret rétrospectif, ouvert la voie frayée plus tard par Proust. Quant à Régnier, il n'est pas seulement un fer de lance du Symbolisme ; on reconnaît également dans ses romans une forme de prescience psychanaly-tique3, qu'on concède aussi à Boylesve4. Si l'on peut bien prendre ces jugements rétrospectifs

avec circonspection, attendu que les années 1930 ne semblent avoir conçu meilleur rachat d'une ÷uvre qu'avec des devises freudiennes, on peut à bon droit considérer les multiples impressions d'anticipation. Dans sa biographie de Régnier, Patrick Besnier trouve par exemple aux Lettres diverses et curieuses (1933) des airs de Nouveau roman. Pour Bertrand Vibert, Le Divertis-sement provincial (1925) peut ranimer, dans la mémoire du lecteur, le souvenir d'Un roi sans divertissement (1947)5. Certaines outrances de l'abbé Coignard peuvent bien faire songer à

celles que le Père Ubu proférerait quelques années plus tard. Le caractère moderne des romans contemporains de Boylesve, surtout, a été largement sous-estimé. Des romans comme Tu n'es plus rien (1917) nous plongent avec maestria dans le ux continu d'un point de vue féminin, dans une écriture très moderne, fragmentaire parfois, qui s'inscrit dans les audacieux débuts

1. L'historique de ces déboires est détaillé par E. Gérard-Gailly,  René Boylesve, Alphonse Daudet et le premier Prix Goncourt par Gérard-Gailly  dans Varia, op. cit. Alphonse Daudet, qui devait être le premier président de l'Académie Goncourt, incita Boylesve à présenter Le Médecin des Dames de Néans. Mais l'Académie fut fondée avec un retard de six ans ; Daudet était mort et on préféra récompenser un débutant, qui plus est moins argenté.

2. Sur cette erreur d'appréciation, concernant Régnier, lire B. Vibert,  Introduction  à H. de Régnier, La Canne de jaspe, dans Contes symbolistes, t. II, Grenoble, Ellug, 2011, p. 191.

3. C'est l'opinion exprimée par J. de Lacretelle dans son Discours de réception, le 27 janvier 1938. Voir infra, p. 422.

4.  [La morale à l'÷uvre dans ses romans] tenait compte des impulsions inconscientes des héros. C'est sans doute à ce propos le premier romancier qui ait fait intervenir en littérature les "stimuli" nés du refoulement freudien et des articulations, inconnues encore des psychologues, par lesquels la subconscience se manifeste dans nos actes [...]  (R. Dunan, La Philosophie de René Boylesve, op. cit., p. 70).

5. B. Vibert explique cet eet par un hypertexte commun, l'÷uvre de Pascal. Voir son article  Roman moderne, qu'est-ce à dire ? Sur Le Divertissement provincial d'Henri de Régnier , Roman 20-50, La revue d'étude du roman des xxe et xxie siècles, no 61, juin 2016, p. 101-117.

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du monologue intérieur. Des nouvelles comme Le Confort moderne (1926), par leurs longues énumérations dépassionnées d'objets d'ameublement, qui font des biens convoités les véritables personnages du récit, précèdent de quarante ans Les Choses (1965) de Georges Perec1.

Sans doute l'oubli dans lequel les trois écrivains ont sombré est-il à relativiser. Le nom d'Anatole France reste dans les mémoires et suscita, d'après Marie-Claire Bancquart, un certain regain d'intérêt après la Seconde Guerre mondiale2. Régnier a patienté plus longtemps dans

les limbes de l'histoire littéraire et, hormis quelques entreprises marginales (rééditions, travaux universitaires), de rares spécialistes exhumant ponctuellement son ÷uvre à titre de document d'époque, quelques poèmes parmi les plus sages ( Un petit roseau m'a su3... ) trouvant

parfois refuge dans les manuels, au xxe siècle, sans être trop injuste, c'est à peu près tout. Il

faut attendre les années 2000-2010 pour voir renaître l'engouement. Ce revirement des années 2010 fait peut-être suite à l'entrée de l'÷uvre dans le domaine public (en 2006). Régnier suscite ainsi un colloque international en 20134; on réédite ses romans (aux jeunes éditions Syren5) ;

on publie sa biographie6; l'écrivain Bernard Quiriny lui consacre un essai7; des sujets de thèses

d'HDR et de doctorat sont déposés8 et une Société des Lecteurs9 est fondée en 2014 (année

où Régnier, s'il avait vécu, aurait atteint l'âge biblique de cent cinquante ans). Boylesve n'a pas à ce jour connu un tel retour, en dépit des soins de son ami et exécuteur testamentaire Émile Gérard-Gailly10 et bien qu'un petit cénacle de dèles ait perduré depuis sa mort11.

L'Académie française est forcée de reconnaître sur la page du site qui lui est dévolue que  la postérité n'a pas été généreuse à son égard. Si le titre de son premier ouvrage, qui lui avait valu une immédiate renommée, Le Parfum des îles Borromées (1898), reste le plus souvent cité, la

1. Voir nos développements infra, p. 479 et p. 558.

2. Elle signale qu'à la stupeur générale, l'édition des Dieux ont soif en format livre de poche (1962) se vendit à deux cents soixante mille exemplaires.

3. H. de Régnier,  Odelette I , Les Jeux rustiques et divins, Mercure de France, 1897, p. 217-218.

4. Le colloque a eu lieu en 2013 à Grenoble, en sorte que les actes soient publiés l'année du cent-cinquantenaire de Régnier : B. Vibert (dir.), Henri de Régnier, tel qu'en lui-même enn ?, Classiques Garnier, coll.  Ren-contres , 2014.

5. Le Bon Plaisir (1902) est paru à l'automne 2015 ; La Double Maîtresse (1900) doit paraître prochainement. D'autres rééditions sont en préparation.

6. P. Besnier, Henri de Régnier, De Mallarmé à l'Art déco, Fayard, 2015. 7. B. Quiriny, Monsieur Spleen, Notes sur Henri de Régnier, Seuil, 2013.

8. Deux thèses ont été récemment soutenues, en 2016 le dossier d'HDR de Bernard Roukhomovsky, qui accompagne une réédition scientique de Choses et autres. Par-ci, par-là... suivi de Donc... et de Demi-vérités, Classiques Garnier, coll.  Bibliothèque du xixesiècle , 2017 ; et en 2015 la thèse de doctorat de Franck Javourez,

Henri de Régnier  Écriture et libertinage, École des Hautes Études en Sciences Sociales (thèse soutenue le 18 décembre 2015), dont essaimeront des essais.

9. On pourra consulter le site de l'association (http://slhdr.hypotheses.org/) ainsi que sa revue annuelle, Tel qu'en songe. Cahiers Henri de Régnier. Deux numéros sont parus à ce jour, le troisième est en préparation. 10. On lui doit la parution posthume de onze livres, ainsi que la collection des huit petits volumes du  Souvenir de René Boylesve  aux éditions Le Divan.

11. À l'initiative d'É. Gérard-Gailly, au lendemain de la mort de Boylesve, fut fondée l'Association des Amis de René Boylesve, sise en Touraine. Elle perpétue sa mémoire en éditant régulièrement un bulletin, Les Heures boylesviennes. On doit aussi à la sphère tourangelle deux biographies relativement récentes, celle de M. Piguet (René Boylesve, l'Homme à la balustrade, Cholet, Éditions Pays et Terroirs, 2007) et celle de F. Trémouilloux (René Boylesve, Un romancier du sensible, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2010).

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critique contemporaine n'a pas réservé à René Boylesve la place que justiait son talent1 .

Peut-on entrevoir, toutefois, une sortie  plus ou moins triomphale, mais décisive  du purgatoire des lettres pour ces trois auteurs ? Un retour en grâce est peut-être à espérer de l'attention nouvelle portée aux auteurs dits  mineurs   quoiqu'ils n'aient pas été considérés comme tels de leur vivant. Précisément, comment des écrivains qui ne furent rien moins que des minores en leur temps, sombrent-ils dans un oubli aussi vertical ? Et n'y a-t-il de relecture possible qu'universitaire pour ces ÷uvres qui, malgré les tentatives de réhabilitation, demeurent largement ignorées du grand public ? Ne peut-on lire ces écrivains malheureux que comme le témoignage aadi d'une littérature d'époque ? On peut pourtant partager la foi de Bernard Quiriny, qui proclame une anité d'élection pour Régnier, ou celle de Bertrand Vibert, qui demande  un jugement en appel à la postérité2 au nom du plaisir éprouvé.

2. Pourquoi France, Régnier et Boylesve ?

Outre une même impopularité posthume, les trois écrivains partagent des traits qui justient une étude conjointe, et qui les placent au carrefour de nombreux questionnements ; le premier intérêt étant qu'en étudiant des auteurs a priori voisins, on puisse espérer capter quelque chose d'un esprit du temps. Sans omettre leurs diérences fondamentales, France, Régnier et Boylesve possèdent des sensibilités proches qui n'ont pas échappé à Proust, attentif à ce qu'il appelle, dans À l'ombre des jeunes lles en eur, une  consanguinité des esprits  :

Il est si personnel, si unique, le principe qui agit en nous quand nous écrivons et crée au fur et à mesure notre ÷uvre, que dans la même génération les esprits de même sorte, de même famille, de même culture, de même inspiration, de même milieu, de même condition, prennent la plume pour écrire presque de la même manière la même chose et ajoutent chacun la broderie particulière qui n'est qu'à lui, et qui fait de la même chose une chose toute nouvelle, où toutes les proportions des qualités des autres sont déplacées. [...] Vois [Proust s'adresse ici à sa mère] comme ils se touchent et comme ils dièrent. Suis à côté l'un de l'autre, comme dans une guirlande tressée à l'âme et faite de eurs immortelles mais toutes diérentes, sur un rang, France, Henri de Régnier, Boylesve, Francis Jammes3.

Ajoutons à cela que ces trois maîtres avoués de Proust trouvent en lui un trait d'union supplé-mentaire.

D'autres contemporains établissent des rapprochements. Pour Gonzague Truc, Boylesve doit aussi bien à Régnier qu'à France,  en quoi il sera pour nous une sorte de chaînon manquant

1. http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/rene-boylesve [consulté le 5 mars 2017]. La no-toriété de Boylesve est si mince aujourd'hui que même l'Académie française n'évite pas les ottements : Le Parfum des îles Borromées n'est en aucun cas le premier ouvrage de Boylesve (il faudrait ôter la virgule pour faire de la relative explicative qui suit une relative déterminative moins ambiguë).

2. B. Vibert, Poète, même en prose : le recueil de contes symbolistes, 1890-1900, Presses universitaires de Vincennes, 2010, p. 12.

3. M. Proust, [Notes sur la littérature et la critique] (c. 1910), Contre Sainte-Beuve (et autres textes), Gallimard, coll.  Bibliothèque de la Pléiade , 1971, p. 306.

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entre deux auteurs plus connus et qu'on ne compare pas spontanément  :  On ne peut s'empêcher de songer, quand s'achève la maligne histoire [La Leçon d'amour dans un parc], à quelque nouvelle du Trèe Noir ou à La double maîtresse d'Henri de Régnier  ; Boylesve est  un Français de la lignée Montaigne-Molière-Voltaire-France1. Gaston Luce renchérit en

1926 :  Le maître charmant nous a brusquement quittés pour rejoindre les grandes ombres amies de Maurice Barrès et d'Anatole France2 . Jean Lorrain loue La Double Maîtresse pour

être  un des romans les plus français qu['il a] lus depuis La Rôtisserie de la reine Pédauque, de M. Anatole France, plein de déguisements et de mascarades avec les mille et une friponneries de l'amour, le hardi et le clandestin du plaisir3. France, Régnier et Boylesve sont donc pour

leurs contemporains des  Français  emblématiques. Au début du siècle, français et classique sont deux termes interchangeables  mais sur cela, nous reviendrons plus bas.

Au-delà d'un vague sentiment de parenté, le corpus retenu, composé de récits en prose ayant pour cadre des univers d'Ancien Régime, constitue un espace textuel cohérent. Il semble que nulle part mieux que dans des romans mettant en scène l'époque de Louis XIV ou de Louis XV puisse s'étudier la question d'un style classique à la charnière des siècles XIX et XX. Car s'il est un trait commun à ces romanciers, c'est bien leur prédilection pour les âges qui précèdent l'ère moderne. Ces amoureux du passé laissent libre cours à leur passion dans une langue à laquelle on a parfois trouvé des allures de pastiches4.

Doit-on parler de  romans historiques5 pour désigner ce pan de leur ÷uvre romanesque ?

La tentation est d'autant plus grande que les trois romanciers possèdent aussi une ÷uvre romanesque  contemporaine . À l'exception du Passé vivant (1905) de Régnier, qui entremêle deux époques, le xviiie siècle et la n du xixe, la bipartition est nette.

Ouvrons une parenthèse pour argumenter pro et contra cette nomenclature. Certes, des notes préparatoires (probablement au Bon Plaisir) de la main de Régnier font état d'une volonté de reconstitution vraisemblable de la vie à la Cour du Roi Soleil6. Mais il prête lui-même à

l'étiquette  roman historique  une dénition plus restrictive :

Le roman  historique  est proprement celui où l'on prend des personnages de  l'histoire   Louis XIV ou Napoléon  avec leur caractère traditionnel et connu et où on les met en scène. Le roman est encore plus historique si l'aventure qu'on raconte est réellement arrivée. (C., p. 463)

1. G. Truc, Introduction à la lecture de René Boylesve, Le Divan, 1931, p. 30 et p. 39. 2. G. Luce,  René Boylesve et la Touraine , Le Divan, 1926, p. 155.

3. J. Lorrain, article du Journal du 12 février 1900, repris dans Poussières de Paris, Ollendor, 1902, p. 225-226. Merci à F. Javourez pour m'avoir indiqué cet article.

4. La question du pastiche sera abordée en détail, infra, p. 359 sqq.

5. Par commodité, c'est le choix que fait M. Maurin dans sa thèse (Henri de Régnier : le labyrinthe et le double, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1972).

6. Les archives de l'Institut conservent des  Notes diverses  (Ms. 6307-1), dont certaines, prises en lisant Michelet, renvoient à tel ou tel aspect de la vie de Cour ( Éducation p. 23  ;  p. 144. Maladie de 173[ ?]  ; un memorandum sur le mariage du roi, etc.).

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Il existerait donc des degrés d' historicité  du roman, qui dépendent de leur délité à la grande histoire1. À ce compte, chez Régnier, il n'y a d'historique que Le Bon Plaisir, qui met

en scène Louis XIV. Car si le personnage est très secondaire au sens narratologique, il est en revanche omniprésent par son  aura , qui fait de lui, sinon un actant au sens strict, un moteur essentiel du récit2. Encore le roman ne correspond-il qu'à la première partie de la dénition,

car Régnier prend de grandes libertés avec l'histoire ocielle, aucun siège de Dortmüde n'étant attesté, ni même de ville de ce nom, quand bien même l'événement rappellerait la campagne de Hollande de 1677. Pour les autres romans, Régnier se contente de brosser à grands traits un décor d'Ancien Régime, le plus souvent indatable (sinon au demi-siècle près).

C'est Boylesve qui remplit le moins les conditions du roman historique. Seuls Les Bains de Bade mettent en scène un personnage attesté par l'histoire, l'humaniste Poggio Bracciolini, dit le Pogge. Il en fait son narrateur et s'appuie sur la correspondance laissée par l'érudit orentin. Mais excepté ce Pogge, gure d'ailleurs tout à fait interchangeable, les personnages et événements historiques sont absents de son ÷uvre, où l'histoire forme une toile de fond bien diaphane.

France, en revanche, fournit des récits historiques plus conformes à la dénition de Régnier.  La Muiron , cinquième nouvelle du recueil Clio (réintitulé Sous l'invocation de Clio pour être publié en seconde partie des Contes de Jacques Tournebroche dans l'édition de 1921), relate une campagne de Bonaparte sous le Directoire, Bonaparte occupant le rôle principal. Dans une moindre mesure, Les dieux ont soif sont encore un roman historique. Le personnage principal, le peintre ctif Évariste Gamelin, est picturalement le disciple de David (DS, p. 1) et politiquement celui de Robespierre, même si l'un comme l'autre se cantonnent à l'arrière-plan du roman. Il n'en demeure pas moins que les événements, dates, lieux, sont très documentés et que l'intrigue est fortement corrélée aux faits historiques  par exemple, l'assassinat de Marat (p. 107) qui parvient par rumeur au héros au moment où il allait lui rendre visite, ou le jugement de Marie-Antoinette (p. 226) et la chute de Robespierre (chap. XXVII), auxquels il assiste de visu, et qui reètent et inéchissent sa propre ascension puis sa déchéance. Mais les autres récits considérés s'apparentent davantage à ceux de Régnier et de Boylesve. Ainsi, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, quelques gures lointaines et accessoires sont évoquées à titre de balises temporelles ou pour leur pittoresque, Henri IV le vert-galant, ou la décorative Mme

de Parabère (p. 134), favorite du Régent ; dans Les Opinions de monsieur Jérôme Coignard, on

1. Claudie Bernard problématise son ouvrage autour de cette  dualité  caractéristique du roman historique :  Les deux termes associés dans le syntagme, "roman" et "historique", renvoient à deux activités traditionnel-lement opposées, la ction et une science (humaine)  (Le passé recomposé, Le roman historique français du dix-neuvième siècle, Hachette, 1996, p. 7). On peut avancer que le roman historique se tient dans l'équilibre entre l'histoire (ctionnelle) et l'Histoire (événementielle).

2. C'est l'analyse de B. Vibert et de F. Javourez dans l'appareil critique du Bon Plaisir chez Syren éditions (2015).

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ne fait qu'entrevoir, au détour des récits enchâssés de l'abbé, les  bas-gris du café Procope  ou encore l'encyclopédiste Charles Pinot Duclos (p. 160).

De façon très consciente, Régnier aussi bien que France se soucie fort peu d'exactitude historique. Mais leurs raisons divergent radicalement. Pour Régnier, s'il s'agit d'inventer le passé et non de le reconstituer scrupuleusement, c'est pour faire valoir une liberté d'artiste.  Il ne faut raconter que ce qui n'a pas été  (C., 1892, p. 276), cone-t-il à ses Cahiers. L'éventail d'époques qu'il donne à voir unie la perspective en projetant un siècle sur l'autre, ce qui conduit Franck Javourez à ce constat que  les "railleries impies" de Marc-Antoine de la Péjaudie [La Pécheresse] font songer à l'ironie voltairienne... déplacée sous le règne du Roi-Soleil1 . L'invention justie l'anachronisme ; en sorte qu'on conçoit sans antinomie des

 libertins contemporains2 jusque dans les romans modernes.

Pour Régnier donc, dans un acte d'armation créatrice, l'histoire est subordonnée à la poétique et non l'inverse. À un même résultat conduisent chez France d'autres motifs. Si le romancier invente l'histoire, c'est par nécessité, faute de pouvoir y accéder. Le Jardin d'Épicure consigne les réexions d'Anatole France sur la possibilité de représenter les temps révolus dans les arts. Il raisonne par l'absurde :

Quand on voit qu'un peintre a toutes les peines du monde à reproduire d'une manière à peu près vraisemblable une scène du temps de Louis-Philippe, on désespère qu'il nous rende jamais la moindre idée d'un événement contemporain de saint Louis ou d'Auguste. (JE, p. 22-23)

En conséquence, l'artiste a tort de s'astreindre à la vraisemblance. Quelque sujet qu'il choisisse, il ne peindra jamais que son siècle :

Les artistes d'autrefois ne s'embarrassaient point de cette vaine exactitude. Ils prêtaient aux héros de la légende ou de l'histoire le costume et la gure de leurs contemporains. Ainsi nous peignirent-ils naturellement leur âme et leur siècle. Un artiste peut-il mieux faire ? (p. 23)

De fait, quand France aborde l'aaire du Mississipi (OJC, chap. IV), c'est le scandale de Panama qu'il vise de biais ; en ciblant 1793 dans Les dieux ont soif, ce sont aussi les fanatismes d'avant-guerre auxquels il décoche sa èche. Et quand Jacques constate en plein xviiie siècle qu' on

ne parle que de Rose-Croix  (RRP, p. 2), la remarque semble aussi pertinente en 1893, alors que renaît cet ordre mystique. De roman en roman, les mêmes sages font retour, qui échappent à l'histoire : Coignard, Brotteaux, Bergeret ne dièrent que par leur costume et par le mentor qui leur sert de vademecum philosophique, Boèce pour l'un, Lucrèce pour l'autre. Selon cette perspective, il ne peut même exister de roman historique, et la bipartition entre roman historique et roman moderne ne tient pas pour France.

1. F. Javourez, Henri de Régnier  Écriture et libertinage, op. cit., p. 45. 2. Ibid., p. 61-62.

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Elle ne tient pas davantage pour Régnier et pour Boylesve, chez qui la question a particuliè-rement fait débat. À y regarder de plus près, la frontière est vite ébranlée pour Régnier. Alexia Kalantzis pose frontalement la question :  les romans contemporains et les romans costumés correspondent-ils à deux genres romanesques diérents ?  et émet l'hypothèse que  la moder-nité n'est pas nécessairement où on l'attend, et passé et présent se mêlent pour créer des formes originales1 . Même les contemporains perçoivent davantage ce qui unit l'÷uvre que ce qui la

divise. Pour Léautaud, les personnages sont  toujours un peu xviiie, qu'ils soient d'alors ou

d'aujourd'hui2 . Jacques de Lacretelle lui donne une réplique symétrique quelques décennies

plus tard :

[Régnier] avait la mémoire du passé, mais elle lui servait à mieux examiner le présent. C'était une grosse loupe d'ancienne mode qu'il promenait sur les caractères. [...] C'est pourquoi je n'ai jamais pu considérer des ouvrages de ction tels que La Double maîtresse, le Bon Plaisir, la Pécheresse, comme des romans historiques. Ils sont situés, xés à une époque, soit, et xés avec un soin de petit maître, mais ils sont de tous les temps3.

L'éloge peut déconcerter : faire de Régnier un  petit maître  semble bien maladroit quand le projet est de défendre l'÷uvre. Mais par ailleurs l'académicien ne craint pas de qualier de  gidien  et même de  surréaliste  un personnage comme Galandot. Les romans  costumés , pour reprendre l'expression d'André Guyaux4, ne seraient donc pas moins modernes par leurs

préoccupations que les romans dits contemporains.

René Boylesve défend lui-même l'unité cachée de son ÷uvre à la faveur de la préface aux Nouvelles Leçons d'amour dans un parc. Il y constate que les  fruits  qu'il a donnés  se sont nui entre eux  et qu' ils ont nui à l'arbre, parce qu'ils sont, au premier aspect, très diérents les uns des autres  (LAP2, p. 5). Mais il explique qu'un même souci a présidé à son ÷uvre la plus apparemment diverse :  J'ai le goût de moraliser sous la forme du badinage et j'ai le goût non moins vif de le faire sous la forme la plus grave : sous ces deux aspects diérents un lecteur un peu n aurait tôt fait de reconnaître le même homme  (p. 6). L'auteur des contes libertins et celui des romans contemporains est le même, et c'est un moraliste5. Les commentateurs ultérieurs se

montrent également plus sensibles aux principes uniants de l'÷uvre. Si, chez Régnier, c'est la modernité des romans  classiques  qui apparaît, chez Boylesve, c'est plutôt l'aspect classique des romans  modernes  : François Trémouilloux, dans une récente biographie, souligne le  marivaudage  du Meilleur Ami, dont l'action se déroule dans un monde contemporain :  il

1. A. Kalantzis,  Les romans "contemporains" d'Henri de Régnier. Une esthétique moderne ? , Tel qu'en songe, no 1, 2015, p. 72.

2. P. Léautaud, Henri de Régnier, Bibliothèque internationale d'édition, E. Sansot et Cie, 1904, p. 20.

3. J. de Lacretelle,  Le romancier , Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientiques, 30 mai 1936, numéro en  Hommage à Henri de Régnier .

4. C'est le titre englobant qu'il donne à son édition groupée des romans d'Ancien Régime de Régnier : H. de Régnier, Les romans costumés, Mercure de France, coll.  Mille Pages , 1992.

5. R. Boylesve se place explicitement sous l'égide des moralistes même dans des romans modernes comme Le Médecin des Dames de Néans (1896).

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ne fut qu'une tragédie de tournure parfaitement classique et [...] de pure forme racinienne1 .

La contemporanéité ou la non-contemporanéité de l'univers diégétique semble donc un critère de classement insusant.

Boylesve admet lui-même d'autres lignes de partage dans son ÷uvre, lesquelles transcendent la bipartition historique/contemporain (même quand elles la recouvrent). Le partage est plutôt générique : d'un côté, il y aurait les  romans d'observation , au nombre desquels il admet des romans comme Mademoiselle Cloque (1899) ou La Becquée (1901), et de l'autre les  contes2,

qui comprennent par exemple La Leçon d'amour dans un parc. La ligne de démarcation peut également être philosophique : Boylesve distribue aux  romans d'observation  sa vision idéa-liste et sentimentale de l'amour ; aux  contes  sa vision réaidéa-liste et charnelle. Ainsi les deux pans de l'÷uvre sont moins opposés que complémentaires. Il s'agit de rire pour ne plus pleurer ; à la tragédie sentimentale d'un roman comme Sainte-Marie-des-Fleurs répond la consolation de l'amour physique sans drame des Bains de Bade  les deux types de textes alternant avec une certaine régularité dans le temps de la création. Les légers contes libertins, qu'on aurait tôt fait de juger superciels, ne valent donc que par leur résonance avec les romans de m÷urs contemporains ; entre les lignes des premiers transparaît la mélancolie des seconds : l'÷uvre doit être considérée d'un bloc3. Laissons le mot conclusif à Régnier :  Il y aura donc en M.

Boylesve une dualité qui fera de lui un rêveur et un réaliste, un idéaliste et un observateur, un poète et un satiriste, tout cela au prot d'un romancier4 .

On peut se demander dans quelle mesure le cadre historique de ces romans (qui ne le sont pas) a pu entraver leur fortune postérieure, en vertu du fait qu'on perçoit mal l'originalité quand elle va habillée en costume d'hier. Par un eet de leurre, ces romans nous donnant à voir un Grand Siècle ou un siècle des Lumières plus ou moins fantasmés et des personnages contem-porains de Saint-Simon ou de Casanova, on en aurait acquis l'idée d'une ÷uvre nostalgique, conservatrice, rétrograde  confondant la matière du roman avec la sensibilité du romancier. Mais d'autres facteurs d'oubli doivent être pris en compte.

1. F. Trémouilloux, René Boylesve, Un romancier du sensible, op. cit., 2010, p. 251.

2. Ces catégories sont données dans une lettre à A. Chauvigné, recueillie dans Le Jardin secret de René Boylesve (extraits de sa correspondance), J. Ferenczi & ls, 1927, p. 67.

3. Le pendant fonctionne à d'autres propos. Ainsi la question de l'éducation des jeunes lles, traitée sur le mode ludique dans La Leçon d'amour dans un parc (1902), est reprise gravement dans La Jeune Fille bien élevée (1909).

4. H. de Régnier,  Nymphes dansant avec des satyres de René Boylesve , Le Figaro, 6 juin 1920 (Supplément littéraire du dimanche).

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3. Rendez-vous manqués avec la postérité  La question du

classi-cisme

S'il est une explication délicate, mais qu'il faut bien considérer, c'est la valeur des ÷uvres. Si France, Régnier et Boylesve ont, à diérents égards, échoué à devenir des  classiques  au sens commun du terme, c'est peut-être en raison de la qualité variable de leur production, que l'on s'eorcera d'apprécier équitablement. Certes, ils sont très vite passés de mode parce qu'ils ont refusé de sacrier aux goûts nouveaux, dans un désir louable d'exercer en plein leur liberté d'artistes. Mais il n'en faudra pas moins considérer l'inégale qualité des textes, non seulement d'un livre à l'autre du même auteur, mais aussi d'un auteur à l'autre (ce pourquoi il est intéressant de confronter un écrivain de renom international, un autre réputé de son vivant mais vite oublié ensuite et un dernier jugé secondaire de son vivant même)  ne serait-ce que pour se faire l'avocat du diable et embrasser (pour mieux la comprendre) l'opinion qui relègue ces auteurs au rang des écrivains déconsidérés.

Une autre explication repose sur ce qu'on pourrait appeler un phénomène d'éblouissement, que résume fort bien l'un des narrateurs de Régnier lorsqu'il commente l'oubli dans lequel est tombé son personnage :  Rien ne passe plus vite à l'oubli qu'une gloire comme, de son vivant, la connut M. d'Amerc÷ur1 . Pour Bertrand Vibert, Régnier a subi le même sort que son

personnage :

Si l'on distingue les  poètes maudits  par le peu de reconnaissance dont ils jouirent de leur vivant, assurément Régnier fut un poète béni. Faut-il dire : hélas ? Sort peu enviable en eet post mortem, qui lui valut, par l'eet d'une loi inverse, de s'eacer trop vite et injustement du paysage des Lettres2.

Une arrière-pensée romantique sous-tend ce phénomène, l'idée que le génie littéraire se mesure au mépris dans lequel un auteur est tenu par ses contemporains. France a trop fait l'unanimité, et c'est bien ce que Gide semble lui reprocher :

[...] il reste sans inquiétude ; on l'épuise du premier coup. Je ne crois pas beaucoup à la survie de ceux sur qui tout le monde s'entend [...]. Pour ma part, il n'a jamais précédé ma pensée. Au moins l'explique-t-il. C'est de cela que ses lecteurs lui savent gré. France les atte3.

France reète la pensée de tous : c'est donc que le génie personnel lui fait défaut. S'ajoute à cela un autre phénomène, directement lié à l'avant-gardisme celui-là, le phénomène de tabula rasa qui veut qu'on ne bâtisse que sur les ruines de la génération immédiatement précédente.

1. H. de Régnier, La Canne de jaspe, dans Contes symbolistes, B. Vibert (éd.), op. cit., t. II, p. 236. R. Lalou suggère pareil constat à propos d'Anatole France, qui connut,  en 1924, une apothéose qui rappela celle de Voltaire. Puis ce fut l'entrée dans le "purgatoire de la gloire"  (Histoire de la littérature française contemporaine, de 1870 à nos jours, op. cit., éd. 1940-1941, p. 292-293).

2. B. Vibert,  Introduction  à La Canne de jaspe, op. cit., p. 213. 3. A. Gide, Journal, 9 avril 1906, Gallimard, 1939.

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C'est parce que France est un écrivain en vue que la génération surréaliste, qui tuile la sienne, s'est acharnée contre sa mémoire  pour ainsi dire par système, distribuant sur son catafalque les quatre pages collectives du tract Un cadavre, aux titres aussi insolents que  Avez-vous déjà gié un mort ?  ou  Refus d'inhumer 1. Marie-Claire Bancquart propose une explication

similaire à cet opprobre :  France n'a pas du tout le tempérament d'un créateur ex nihilo, cela est parfaitement vrai , comme bien des écrivains ; mais  s'il a été plus malmené qu'eux pour avoir imité, c'est qu'il a connu l'infortune de mourir en un temps où [...] eurissait ce romantisme qu'est le mouvement surréaliste : celui-ci, comme tout romantisme, en appelait à la création sans modèles ni pères2. Que les Surréalistes soient romantiques en cela, peut-être,

mais avec une hargne destructrice que n'eurent certes pas les Romantiques de 1830. Ces mêmes Romantiques, surtout, avaient dû enlever leur victoire à l'arrachée à des Néo-classiques bien armés ; les Surréalistes, eux, s'en prenaient à un mort.

Bien sûr, l'oubli ne s'explique pas seulement à proportion du succès, sans quoi Anatole France, qui fut le plus exposé, aurait dû être aussi le plus oublié. En un sens, ce fut le cas dans les années qui suivirent immédiatement sa disparition. Sa chute fut d'autant plus spectaculaire, en eet, qu'il tombait de haut. Dans une enquête de 19343, soit dix ans après la mort du maître,

Anatole France est rejeté à l'unanimité. On ne lui passe pas son attitude de pasticheur, son manque apparent de sensibilité, sa distance de moraliste et son style trop léché : en somme, c'est sa tempérance classique qui irrite les écrivains de 19344. Ironie de l'histoire, on lui impute

des vices qu'on lui comptait comme vertus dix ou vingt ans en amont, et on le condamne pour les mêmes raisons qui avaient jadis fait sa gloire.

C'est ici qu'il faut faire le clair sur la délicate question du classicisme. En 1910, la mode est décidément au classicisme. En 1891 déjà, l'École romane, fondée par Jean Moréas et Charles Maurras, canalise les extravagances symbolistes vers un devenir-classique. Débordant le champ poétique, le phénomène prend de l'ampleur dans les premières années du siècle, où l'on crie volontiers à la crise de la langue française, crise dont certains voient le remède dans un repli puriste, dans un classicisme rigoriste. Le classicisme est alors brandi pour toutes sortes de raisons, non seulement linguistiques et esthétiques5, mais aussi politiques et idéologiques. Dans

1. Entre autres titres signés Paul Éluard, Philippe Soupault, Joseph Delteil, Pierre Drieu La Rochelle ;  Avez-vous déjà gié un mort ?  est de Louis Aragon,  Refus d'inhumer  d'André Breton.

2. M.-C. Bancquart,  Introduction  dans A. France, ×uvres, Gallimard, coll.  Bibliothèque de la Pléiade , t. I, 1984, p. XXIII.

3. D'après M.-C. Bancquart, Anatole France, un sceptique passionné, Calmann-Lévy, 1984, p. 408. Les réfé-rences manquent.

4. Or  il n'est pas bon de paraître trop vite et d'emblée classique à ses contemporains ; on a grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité  (Ch.-A. Sainte-Beuve, Qu'est-ce qu'un Classique ? (21 octobre 1850), Causeries du lundi, Garnier frères, t. III, [année de publication manquante], p. 49).

5. Un débat d'époque oppose deux visions du style, qui ranime le vieux débat ayant jadis confronté les Romantiques aux Néo-classiques. Remy de Gourmont défend l'impératif d'originalité ; Antoine Albalat en tient pour un idéal d'impersonnalité.

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les années 10, il possède de nombreux avatars, aussi incompatibles que le national-classicisme de l'Action française  lequel se veut pur, français et conservateur  et le classicisme moderne de La Nouvelle Revue française  hybride, cosmopolite et avant-gardiste. L'élan prit pourtant n après guerre, et l'appel à un nouveau sursaut classique dans les années 1920-1922, lancé par Jules Romains, resta sans franche réponse. Les avant-gardes triomphantes de l'entre-deux-guerres couvraient désormais de leurs clairons tapageurs les derniers roseaux classicisants.

Replacé dans ce contexte donc, le classicisme n'est ni anachronique ni marginal, et cette impression rétrospective résulte d'un eet de distorsion de l'histoire, qu'il faudra analyser. En 1900,  être classique c'est être de son temps1. L'ennui, c'est que ce qui est  de son temps 

se soumet à cette loi qui veut que la mode du jour soit le démodé du lendemain.

Ces deux décennies représentent donc une petite enclave dans l'histoire littéraire, un mo-ment où le classicisme revient en force. Rechargé positivemo-ment, il peut migrer d'une école à l'autre sans être en rien suspecté de stérilité  se compliquant de signications variées et par-fois troubles. Ce classicisme trop pluriel, peu théorisé, attaché parpar-fois à des valeurs devenues équivoques, entaché même par des dérives fascisantes, devient bientôt suspect. Si la Troisième République le préserve comme valeur patrimoniale, il ne résiste pas à la Cinquième et à l'as-saut de penseurs qui voient en lui l'instrument d'un pouvoir bourgeois, à la suite d'un certain Barthes ou d'un Barthes malentendu2. Dorénavant, on ne voit plus l'équilibre mais

l'immo-bilisme, la règle autrefois stimulante devient un joug à secouer, la normativité linguistique, censée favoriser la compréhension entre les hommes, un facteur d'oppression et de restriction des libertés. De ces vieilleries il fallait nettoyer les arts. Et même si ni Boylesve, ni Régnier, ni France n'appartinrent à aucune des chapelles néo-classiques déclarées, ils furent en somme jetés avec l'eau du bain.

Régnier, Boylesve et France ont fait double frais, car ils ont également pâti du ou théo-rique attaché à la notion de classicisme lorsqu'elle qualie les entreprises des années 1900-1920,

1. Pour reprendre, en la détournant, l'expression qu'emploie Henri Clouard dans un article de La Phalange en 1909. Il faut donc lire France, Boylesve et Régnier ce contexte à l'esprit. C'est ce que fait G. Philippe, qui a soin de relativiser l'exception que représente Anatole France en l'inscrivant dans une tendance d'époque, caractérisée par  [...] la référence toujours convoquée au classicisme. De fait, le tournant des xixe et xxesiècles

a été marqué par l'appel sans cesse renouvelé d'un retour à Boileau : Renan, Zola, Maupassant, France ont ainsi communié dans une même nostalgie d'un éden stylistique d'avant la chute. Autant voire plus qu'à la montée des avant-gardes, la Belle Époque et même l'entre-deux-guerres furent sensibles à un imaginaire néoclassique dont la Nouvelle Revue française va sembler, en partie à tort, le porte-drapeau et le "style nrf" l'emblème . (G. Philippe, Le rêve du style parfait, Presses Universitaires de France, 2013, p. 11-12.)

2. Philippe Roger examine dans un article la position de Barthes : pour dire vite, Barthes ne se défend pas de lire les classiques avec passion (notamment en raison de leur  disponibilité ) tout en étant l'un des grands adversaires du  mythe  classique, de la récupération dont il fait l'objet dans les discours du pouvoir (voir Ph. Roger,  Barthes post-classique , dans Le classicisme des modernes : représentations de l'âge classique au xxe siècle, PUF, numéro thématique de la Revue d'histoire littéraire de la France, 2 avril 2007). Le Barthes de

 Plaisir au classique , en ce sens, ne contredit pas celui de la querelle contre l'universitaire Raymond Picard : ce qui est en jeu n'est pas tant l'÷uvre des Classiques que la position critique qu'elle supporte au milieu du xxe

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qui l'ont au besoin dévoyée ou instrumentalisée. Passé ce moment de grâce, classique a ainsi pu devenir synonyme de bourgeois, de nationaliste ou même de fasciste, mais aussi, au plan artistique, de conservateur ou de rétrograde. Sans doute l'anathème frappe-t-il Régnier plus durement que France ou Boylesve puisque, avant de se plaire à une atmosphère esthétique classicisante (disons, résolument à partir de 1900), il fut le moins classique des trois  ce qui eût pour eet d'accentuer le contraste, et l'image d'un auteur  rentré dans le rang . Après une jeunesse d'avant-garde symboliste, pleine de fougue et d'audace, avide d'expérimentations (comme le vers libre), Régnier, grisé par des succès faciles, se serait aligné, étriqué dans un classicisme un peu aecté. Le moderne des premières années aurait eu une maturité et une vieillesse frileuses, conventionnelles et décevantes. Il est vrai que son style très orné, très artiste dans les années 1880-1890, semble aller s'assagissant  passant de l'inuence de Mallarmé à celle de Saint-Simon. De cet assagissement du style, qui reste d'ailleurs à prouver, on a retiré l'idée que Régnier n'était qu'un imitateur, en route vers une pétrication néo-classique ; pire : en route vers l'académisme.

Car qui dit classique dit respect d'une norme linguistique. Or, norme et style, bientôt, deviendront antinomiques. C'est le constat de Gilles Philippe :

Parce que la littérature ne serait pas compatible avec l'académisme, les  auteurs à dictée  ne seraient pas des auteurs, et s'il est un mérite que nous croyons pouvoir attribuer au xixe siècle

nissant, c'est d'avoir dénitivement découplé les notions de style et de norme1.

Anatole France est bien sûr le parangon de ces  auteurs à dictée  qui rent le fond des maîtres d'école sous la Troisième, et ce succès scolaire est une autre cause de désintérêt. Pourtant on peut se demander, d'abord, comme le suggère Gilles Philippe, s'il est juste de bannir les auteurs (prétendûment) normatifs du champ littéraire, et ensuite si vraiment un certain respect de la norme est incompatible avec un style riche et même singulier. Pour Julien Gracq, l' écriture  la plus convenue recouvre parfois la  sensibilité  la plus audacieuse  et qu'est-ce que le style, sinon l'expression d'une façon de sentir ? Gracq observe le phénomène chez Stendhal, qu'il qualie de bifrons :

Une des recettes qui permettent à un chef-d'÷uvre de passer un long moment inaperçu, [Le Rouge et le Noir] l'a utilisée : un habillage d'archaïsme, entièrement miné de l'intérieur par la corrosion d'un tempérament, d'une sensibilité originale2.

Il s'explique ainsi la froideur des contemporains :

Le Rouge et le Noir, paraissant en pleine surchaue romantique, [...] faisait à première vue de Stendhal, par l'écriture comme par le genre d'esprit, un épigone fané des petits maîtres [...] du dix-huitième siècle, [...] et ce vernis suranné camouait tout le reste.

1. G. Philippe, Le rêve du style parfait, op. cit., p. 2.

2. J. Gracq, En lisant en écrivant (1980), dans ×uvres complètes, Gallimard, coll.  Bibliothèque de la Pléiade , t. II, p. 578-579.

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