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L'avènement d'une discipline, l'histoire littéraire

Classicisme et classiques : quoi et qui ?

A. Le classicisme, invention du xix e siècle

2. L'avènement d'une discipline, l'histoire littéraire

La naissance de l'actuelle notion de classicisme est solidaire de la naissance de l'histoire (et de l'histoire littéraire) comme science moderne. Les deux sont également au fondement de la conception de la littérature encore partiellement active dans l'inconscient culturel, une littérature composée de  chefs-d'÷uvre  produits par des  génies , rayonnant depuis le point central du xviie siècle.

L'histoire se constitue pleinement comme discipline scientique au cours du xixe siècle. Anatole France fut bien l'enfant de ce siècle d'érudition. Fils de Thibault France, libraire

spé-1. S. Zékian, L'invention des classiques, op. cit., p. 8-9. 2. Ibid., p. 33.

3. Ibid., p. 125. 4. Ibid., p. 11.

5. C'est aussi l'observation de M. Delon, qui constate que le classicisme s'élabore comme catégorie des arts au moment même où il entre crise en tant que modèle universel (J.-Ch. Darmon et M. Delon (dir.), Classicismes xviie  xviiie siècles, op. cit.).

cialisé dans les documents relatifs à la Révolution française, grand amateur d'écrits historiques lui-même, il fut aussi un admirateur de Renan et de Taine. De Renan par exemple, il ad-mire l'ambition d'étudier le passé en lui-même, de faire eort pour s'abstraire d'une lecture  actualisante1 :

[...] les intelligences de ce temps ont, ce semble, une faculté nouvelle : celle de comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines. [...] Il y a depuis longtemps des annales écrites [...]. [L'homme] disait bien :  Nos pères faisaient ceci ou cela.  Mais les diérences qu'il y avait d'eux à lui ne le frappaient guère. Il prêtait volontiers au passé le plus lointain la gure du présent. ( M. Ernest Renan  historien des origines , VL1, p. 324)

Tout en louant l'intention, on l'a vu, France doute pourtant de la possibilité d'accéder au passé en toute objectivité2. Son admiration n'empêche donc pas un regard très critique sur la foi positiviste de son maître Renan. France met en scène ses doutes dans deux dialogues de son premier roman, Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881). Dans le premier dialogue, deux généra-tions d'historiens s'arontent à travers deux personnages, le vieux M. de Lessay, représentant des historiens de l'ancienne école, celle du xviiie siècle, qui voyait surtout en l'histoire matière à mythes et à légendes, et le tout jeune Sylvestre Bonnard, diplômé de l'École des chartes, qui place l'archive au c÷ur du travail de l'historien. Le point de vue est partial, c'est Sylvestre Bonnard qui raconte :

M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du xviiie siècle en matière d'anti-quités. J'étais, en histoire, de l'école des novateurs et dans un âge où l'on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obs-tination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages, qui n'ont jamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendait horriblement malheureux [...]3.

Le jeune chartiste n'a que peu d'égards pour l'imagerie d'Épinal que fournit la vieille histoire. Mais un deuxième dialogue réoriente le jeu d'opposition. Il confronte deux autres générations d'historiens, celle de Sylvestre Bonnard devenu vieux, et celle des jeunes champions de l'histo-riographie positiviste. Sylvestre Bonnard ne prend pas directement part au dialogue : il écoute les propos d'étudiants sur l'÷uvre de Michelet, raillée avec vindicte. Prenant in petto le parti des anciens grands historiens-écrivains, qui s'eorcent de restituer la vérité vivante du passé, quitte à prendre quelques libertés scientiques en comblant les lacunes documentaires, contre le

1. Yves Citton dénit la  lecture actualisante  une lecture d'un texte passé  qui  s'attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, an d'en tirer une modélisation capable de recongurer un problème propre à la situation historique de l'interprète, sans viser à correspondre à la réalité historique de l'auteur, mais en exploitant, lorsque cela est possible, la diérence entre les deux époques pour apporter un éclairage dépaysant sur le présent (Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Éditions Amsterdam, 2007, p. 344).

2. Voir  Introduction générale , supra, p. 21.

parti de ceux qui donnent la primauté absolue au document, quitte à réserver l'interprétation et à abandonner l'unité du récit, Bonnard conclut pour lui-même :  j'aime les romans1 .

Cette idée qu'il n'est d'histoire que subjective tient tant à c÷ur à Anatole France qu'il la décline à plusieurs endroits. Dans Le Jardin d'Épicure, elle lui inspire cet adage :  L'histoire n'est pas une science, c'est un art. On n'y réussit que par l'imagination  (JE, p. 108), développé au chapitre XVI des Opinions de monsieur Jérôme Coignard (p. 192 sqq.). L'abbé s'y livre à une magistrale démonstration, de laquelle il conclut que l'histoire n'est pas une science, puisqu'elle ne peut  suivre la chaîne des eets et des causes  (les causes n'étant pas toujours de nature historique) et que de ce fait, elle est incapable de produire des lois qui répondent à ce critère scientique essentiel : la prédictivité. Cette observation, il l'illustre dans son Île des Pingouins (1908), histoire tout à fait fantaisiste en laquelle on reconnaît toutefois celle de la France.

En vérité, France ne met pas en doute les principes positivistes ; mais il doute de leur appli-cabilité à l'historiographie, les supports tangibles manquant à l'exercice des méthodes scienti-ques. S'il enchérit dans un autre article ( Les torts de l'histoire ) en réarmant qu' il n'y a pas, à proprement parler, de science historique  (VL2, p. 118), il refuse toutefois d'être l'adver-saire des positivistes. Il se fait même leur avocat contre leurs détracteurs les plus intransigeants. Dans un plaidoyer un peu acrobatique, il concède que la Muse Clio  est menteuse  :

[...] mais elle ne nous trompe plus dès que nous savons qu'elle nous trompe. Le doute constant sera notre certitude. Prudemment nous nous acheminerons d'erreurs en erreurs vers une vérité relative. (p. 119)

Telle est son point de vue, conciliable avec celui des renanistes. Car l'histoire qu'il attaque sans ménagement, c'est moins la leur, qui appartient encore au champ de  l'historiographie littéraire , que celle des plus arides archivistes de  l'historiographie scientique  (p. 121). À son entendement, ceux-ci se leurrent en croyant approcher davantage la vérité, au moyen de chires qui ne disent rien de la vie des hommes d'antan :  Votre histoire statistique ne sera jamais qu'une autopsie  (p. 124), leur objecte-t-il. Au surplus, France repose la question : à ceux qui prétendent choisir la  vérité  contre la  beauté , il rétorque, pastichant Gautier :

J'oserai dire qu'il n'y a de vrai au monde que le beau. [...] Mais pourquoi choisir ? Pourquoi substituer l'histoire statistique à l'histoire narrative ? C'est remplacer une rose par une pomme de terre ! (p. 122)

L'histoire  narrative , pour fausse qu'elle soit quant à l'interprétation des faits, est toujours plus vraie que l'histoire  statistique  qui n'ore pas même la vérité d'un point de vue humain. La position de Régnier est moins claire, d'abord parce qu'il ne semble pas s'être beaucoup passionné pour ce débat théorique. On peut cependant la déduire de l'attitude qu'il adopte dans

Le Bon Plaisir. Le supplément que forment les extraits des Mémoires de M. de Collarceaux est prétendûment emprunté à un ouvrage de Pierre Nolhac, historien de la n du siècle, au surplus ami de Régnier. On peut bien sûr y voir un hommage au travail d'érudition de l'historien et à ses patientes reconstitutions documentaires. Mais l'hommage présente un revers : la laborieuse enquête de l'archiviste, subordonnée à un devoir d'exactitude et de vérité, devient chez Régnier ction et récit plaisant  l'÷uvre d'imagination prenant le pas sur celle de la science.

Boylesve n'expose pas non plus sa position. Il semble qu'il ait surtout perçu ce qui distingue le travail de l'historien de celui du romancier, entérinant le divorce de ces deux serviteurs des lettres : tous deux doivent certes  demeurer spectateur[s] sur la rive1, mais à la diérence de l'historien, observateur strict, le romancier mêle à ses observations l'imagination et l'émotion. Les premières ne sont d'ailleurs pas indispensables, sinon comme tremplin des secondes, et Boylesve répond à ceux qui l'ont assigné à la catégorie des romanciers d'observation :  Je ne suis pas observateur. Je n'observe jamais rien. Je suis ému. [...] Mon émotion, c'est la réalité convertie en poésie2 .

Car plus spéciquement, l'histoire littéraire, celle qui prend ses racines dans l'historiographie moderne, obéit à cette manie des classications, qui semble quelque peu agacer Boylesve et qui est si typique du temps. Gustave Lanson ouvre la voie principale de l'histoire littéraire de l'entre-siècles. Non seulement son Histoire de la littérature française (1894) obéit bien, on l'a vu, à l'obsession taxinomique ambiante, attribuant à chaque siècle des caractéristiques propres, mais ses manuels de formation stylistique aussi. L'art de la prose (1905-1907) établit une typologie stylistique sur des critères également historiques ; Lanson y suppose notamment une  phrase du Grand Siècle   déclinée en  style Louis XIII  et  style Louis XIV   et une  phrase du xviiie siècle . Renforçant un système fondé sur la cohérence des époques, il attribue un équivalent architectural ou pictural à chacun des styles. Par exemple, la phrase Louis XIII, ordonnatrice et  solidement étayée , serre ses mots  dans le cadre logique que construisent les relatifs, conjonctions et participes présents, comme la pierre de taille encadre la brique dans les hôtels de la place Royale3 , tandis que le  grand art "Louis XIV"  produit  une belle phrase correcte, grandiose, pompeuse, théâtrale, fort ressemblante, enn, aux nobles tableaux de Lebrun 4.

L'histoire littéraire qui s'impose au début du xxe siècle banalise la vision d'un xviie siècle qui serait le c÷ur battant de la littérature. Lanson contribue à la répandre dans les études secondaires ; Brunetière l'impose dans les études universitaires. Pourtant, d'autres classements

1. R. Boylesve,  Feuilles tombées  (1919, Le Monde nouveau), Opinions sur le roman, Plon-Nourrit, 1929, p. 104.

2. Ibid., p. 105.

3. G. Lanson, L'art de la prose, op. cit., p. 58.

des ÷uvres littéraires ont pu être proposés, qui n'ont pas été retenus. Charles Le Goc1, par exemple, suggère un classement fondé sur des critères ne dépendant pas d'une chronologie cloi-sonnée. Son propos porte il est vrai sur une plage temporelle plus restreinte et plus récente que celle qu'étudie Lanson. Mais il n'en biaise pas moins la succession des mouvements (Na-turalisme, Symbolisme, etc.) pour insister sur une taxinomie transcatégorielle, partageant les tendances entre  idéalistes  et  réalistes . Ces deux catégories recouvrent certes les catégo-ries plus conventionnelles, mais elles prévalent sur elles. Elles peuvent d'ailleurs surprendre les attributions attendues. Ainsi  les réalistes se sont partagés en naturalistes, impressionnistes et symbolistes  : on aurait plutôt placé les deux derniers parmi les idéalistes. Le Goc se justie plus loin : l'impressionnisme est  un art tout matériel encore2 ; et  le symbolisme consiste en ceci : qu'une pensée étant donnée, avec l'image qui la traduit, l'image seule sera mise en valeur. C'est de l'art sensationnel3. Au contraire, Anatole France se voit situer parmi les idéalistes4, dans la sous-catégorie des  philosophes , dont on comprend qu'elle regroupe les écrivains de la succession renanienne (Barrès, Lemaître, Bourget, etc.). On aurait aimé savoir où Le Goc aurait placé Boylesve, lui qui fut très consciemment la proie des deux démons adverses, idéaliste et réaliste.

Le classement de Le Goc, qu'on le juge ou non pertinent, a ceci d'intéressant qu'il montre comment la taxinomie hésite. Si un système de classement peut être si facilement contourné, c'est qu'il n'a guère caractère de nécessité  ce qui conrmerait l'idée que, malgré ses aspirations positivistes, l'histoire peine à se donner des critères positifs. Derrière son eort de neutralité, on peut bien soupçonner qu'à son insu, plus qu'un laboratoire scientique éprouvant des hypo-thèses de classement, l'histoire littéraire est bien davantage un conservatoire des valeurs. C'est bien l'accusation que portera Walter Benjamin en 1931 : pour lui,  l'étude de l'histoire fut dénitivement falsiée  par  la proclamation des "valeurs"  supposées  éternelles 5.

Il importe peu, pour le moment, de faire le procès de l'histoire littéraire, ni de décider si elle est, ou non, une science à proprement parler. On retiendra surtout la manière dont l'histoire littéraire de la n du xixe siècle a érigé le classicisme en valeur. Preuve qu'il n'est alors plus grand mérite, l'époque n'a cessé de décerner des brevets classiques aux écrivains qu'elle voulait honorer  Anatole France étant le premier lauréat. De surcroît, examiner l'étiquetage classique des écrivains de la Belle Époque contribuera à préciser la dénition que le classicisme revêt aux yeux contemporains.

1. Ch. Le Goc, Les romanciers d'aujourd'hui, Léon Vanier, 1890. 2. Ibid., p. 55.

3. Ibid., p. 106. 4. Ibid., p. 136.

5. W. Benjamin,  Histoire littéraire et science de la littérature  (1931), ×uvres, Gallimard, 2000, t. II, p. 277.