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Première et seconde réception de Régnier et de Boylesve

Classicisme et classiques : quoi et qui ?

C. Régnier, Boylesve, écrivains classiques ?

1. Première et seconde réception de Régnier et de Boylesve

Les admirateurs de Boylesve lui attribuent couramment des mérites classiques :

Ces qualités françaises qu'on nous vante parfois non sans rhétorique, la sobriété, le goût, la raison, il les possédait. Aucun des auteurs contemporains n'est mieux que lui dans la suite de notre littérature3.

Tel est l'avis d'Abel Bonnard dans l'étude qu'il consacre à son ami en 1911. C'est aussi celui de Charles Maurras : pour lui, le  charme  que cultive Boylesve est  bien dans la tradition "des

1. Ibid., p. 435.

2. G. Truc, Classicisme d'hier et classiques d'aujourd'hui, Les Belles Lettres, 1929.

3. A. Bonnard,  René Boylesve , Le Journal des Débats Politiques et Littéraires, 16 janvier 1911. Ces lignes sont reprises dans un volume publié en hommage à Boylesve décédé, sous le titre  René Boylesve par Abel Bonnard de l'Académie française  (Varia, Le Divan,  Le souvenir de René Boylesve , t. VIII, 1936, p. 20).

vieux conteurs français" , et sa ligne esthétique tend  à réhabiliter notre cher xviiie siècle1. Après sa mort, c'est l'image qui persistera. C'est du moins celle que veut perpétuer Gonzague Truc dans son Introduction à la lecture de René Boylesve (1931) :

Racine se vantait quand il prétendait faire quelque chose de rien. Car ce rien était l'homme. Le drame n'est pas dans l'événement, mais dans la conscience. Là, il faut se placer, et de là partir pour rendre l'action qui reste interne et quotidienne. Boylesve le sait. Il prend l'âme de ses personnages, et il raconte sans se décrire et sans s'oublier. C'est le procédé classique, le procédé de ce même Racine2.

Que le  procédé classique  réside dans l'intériorisation du drame mériterait sans doute dis-cussion. Il est vrai que la polysémie à laquelle se prête l'adjectif classique nuit à la clarté des discours de l'époque, pour qui tout est classique, qui est bon. L'adjectif est fréquemment em-ployé dans un sens bien général ; c'est sans doute le cas de nos jours encore lorsque la Société des Amis de René Boylesve vante sur sa plaquette ses romans  écrits dans un style classique . De façon peut-être plus étonnante, l'adjectif vient également aux lèvres à propos de Régnier, et pas seulement à propos du Régnier post-symboliste. En 1891 déjà, le jeune poète suscite cette remarque de Paul Adam :  Parmi [les Symbolistes], Henri de Régnier semble le seul à suivre la tradition purement française des grands auteurs classiques3. On a pu risquer l'idée que si le jeune Régnier fut néanmoins un expérimentateur audacieux, et notamment un des pionniers du vers libre, c'est en partie sous l'impulsion de l'ami de jeunesse, Francis Vielé-Grin. Les vers plus tardifs, qu'on jugera de plus en plus classiques, auraient ainsi échappé à l'inuence de cet ami, ami dont il se détourne après 1899  ce qui ne signie pas, bien sûr, que Régnier cesse d'expérimenter sur le plan formel : ses tentatives, pour être moins tapageuses, n'en sont pas moins réelles.

Pour Proust, son esprit typique du xviie siècle procède d'un penchant naturel :

[...] tout en me retrouvant en Régnier, je sens aussi ce qui le diérencie, son goût pour tel  caractère , pour tel trait, qui dans la conversation lui fait dire avec un air docte de respect et d'admiration plaisante, où il y a dans la forme bien de la raideur et dans le fond un mélange d'aectation et de goberge :  Il ne donne la main droite qu'aux ducs et pour les roturiers se contente d'un simple hochement de corps. C'est admirable.  Sur ce, rire. On ne peut pas dire que ce soit du snobisme, même historique et rétrospectif. [...] C'est cela qui a dû le faire se délecter dans le xviie siècle et y trouver le joint entre cette langue qu'il s'est trouvé y étudier et sa naturelle complication, joint qui est sa langue dans La Double Maîtresse, etc., etc 4.

1. Ch. Maurras, Revue encyclopédique, no 147, 1896.

2. G. Truc, Introduction à la lecture de René Boylesve, Le Divan, 1931, p. 19-20

3. P. Adam, réponse à J. Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, op. cit., p. 64. Régnier est aussi très tôt identié comme classique par la critique étrangère  même s'il faut appréhender avec prudence ce mot qui, d'un pays à l'autre, ne recouvre pas tout à fait les mêmes réalités. L'Anglais Edmund Gosse brosse ce portrait de Régnier en 1905 :  Seul, parmi la foule des jeunes expérimentateurs, M. Régnier paraît posséder l'esprit classique ; c'est un artiste authentique, doué d'une vision pure et énergique  (E. Gosse, French Proles (1905), Londres, William Heinemann, 1913, p. 300, traducteur inconnu).

4. M. Proust,  [Essais et articles] , Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 503. Proust ne juge-t-il pas ici de l'÷uvre d'après l'homme, bien qu'il récuse la démarche beuvienne ? La neutralité est peut-être ici empêchée, Proust cherchant à s'émanciper de ses premières amours littéraires.

Proust regarde cette inclination avec une certaine réserve. Ce qu'il porte à l'attention, au fond, c'est une distance un peu hautaine vis-à-vis de la société, une ironie de caste, âpre et désinvolte, qui avait été, avant celle de Régnier, celle des moralistes de l'Ancien Régime. L'esprit moraliste de Régnier est d'ailleurs relevé par plusieurs contemporains, Edmond Jaloux, Francis Jammes, Maurice Martin du Gard1.

Tout de même, à mesure que Régnier avance en âge, on hésite de moins en moins à l'appeler classique  sans pour autant méconnaître son appartenance moderne.  Le rôle de Régnier n'a-t-il pas été de continuer notre tradition en condensant l'eort poétique de quatre siècles et en créant pour notre joie un classicisme rajeuni2? , s'interroge Pierre Viguié.  Ce mélange de forte culture traditionnelle, de rêverie romantique et d'inquiétude moderne donne aux vers d'Henri de Régnier un charme ineable, unique3... , poursuit-il. Gonzague Truc lui fera même une place dans son inventaire des classiques d'hier et d'aujourd'hui4. Après sa disparition, on reconnaît plus uniment encore ses qualités classiques. C'est d'abord comme Parnassien et Symboliste qu'il est répertorié par Jean-Jacques Thierry, pour un Dictionnaire des auteurs de la Pléiade paru en 1960 ;  toutefois, la publication d'Aréthuse (1895) marqua une évolution vers un néo-classicisme5 . Les romans lui valent encore les titres de  remarquable évocateur du passé, et auteur d'une rare richesse, alliant à la mélancolique exaltation du charme féminin une belle culture classique .

Pour beaucoup, Régnier est d'abord celui qui a inéchi le Symbolisme extravagant vers un classicisme salutaire, sauvant la poésie des obscurités mallarméennes dans lesquelles elle versait. Michel Décaudin date des Jeux rustiques et divins (1897) cet  accomplissement dans ce qu'on appelait le classicisme de Régnier : une esthétique indiérente aux formules, repoussant les excès, conciliant Mallarmé et Heredia, l'humanisme antique et la sensibilité moderne, une vision

1. B. Roukhomovsky consigne leurs remarques (voir Choses et autres [etc.], op. cit., 2017, p. 36 sqq.). E. Jaloux, qui alloue aux moralistes les  traits les plus signicatifs de l'esprit français , voit en Régnier leur héritier, même lorsqu'il n'en fait pas profession. Il en va ainsi des romans, où l'on trouve d'après lui de  fort belles  maximes ( Henri de Régnier , La Vie intellectuelle, 15 février 1912, p. 82). Le poète Francis Jammes félicite son aîné pour cette raison précise. Dans une lettre, il lui écrit que certaines maximes issues des Lettres diverses et curieuses tiennent leur place  à côté des plus célèbres de La Rochefoucauld  (F. Jammes à H. de Régnier, lettre du 28 mai 1933, Correspondance (1893-1936), P. Lachasse (éd.), Classiques Garnier, 2014, p. 203). Enn, c'est par ses aphorismes que Régnier est promis à l'éternité, à sa mort, dans un article de Maurice Martin du Gard :  Dans un siècle, que lira-t-on d'Henri de Régnier ? Qui nous dit que ce ne sera pas la partie de son ÷uvre qui paraît le moins en vue aujourd'hui, je veux dire les maximes sur les femmes et l'amour, les anecdotes sur la société et les gens de lettres [...] ?  ;  Les cruels doctrinaires, les esprits sans aile, sans occupation qu'utile, sans talent que quotidien, ont envahi la Place. Et ce n'est pas d'eux que l'on doit attendre les sentences, maximes, anecdotes, pensées ironiques et brillantes, morales et immorales, sobres et pathétiques, riches d'expériences, de vérités, d'enseignement même, qui perpétueraient la tradition française par excellence, où Henri de Régnier, d'une plume impeccable, a signé le beau nom qu'elle préserve de l'oubli  ( Le mémorialiste et le faiseur de maximes , Les Nouvelles Littéraires, 30 mai 1936).

2. P. Viguié,  Sur Henri de Régnier , Mercure de France, 15 juin 1924, p. 613. 3. Ibid., p. 614.

4. G. Truc, Classicisme d'hier et classiques d'aujourd'hui, Les Belles Lettres, 1929, p. 26. 5. J.-J. Thierry, Dictionnaire des auteurs de la Pléiade, Gallimard, 1960, p. 263-264.

symboliste du monde et la tradition française1 . Régnier redonnait un soue au Symbolisme moribond, sans pour autant l'engoncer dans les formes jugées rigides et articielles de l'École romane de Jean Moréas2. Régnier n'est pas un Symboliste repenti, mais un Symboliste hybride, conciliant modernité et tradition. Albert-Émile Sorel, en 1904, salue  l'inspiration du poète, capricieuse et limpide , qui le conduit souvent  à rêver à quelque irréalité  :  Mais l'÷uvre, ici, repose sur une pensée nourrie et sûre, sur une culture vraiment française et classique 3, observe-t-il. Cette hybridité a l'avantage d'élargir son public, en le rendant accessible à ceux que les audaces symbolistes earouchaient :

Beaucoup d'esprits, rebelles aux métaphores confuses, comprennent les poèmes d'Henri de Ré-gnier, car l'inspiration leur en demeure accessible, parfaitement française. [...] Insensiblement, il retourne au goût classique ; il conservera, sans doute, certaines de ses préférences passées, un je ne sais quoi qui ne choque pas l'oreille, qui atte, parfois, certains caprices de l'ouïe et qui ne gêne que lorsqu'on entend, à côté, une voix de même timbre s'exprimer dans le pur accent délivré de tout autre mélange4.

Sans cette reconversion classique, le Symboliste n'eût peut-être pas remporté le prix Vitet en 1899. L'Académie française, qui le décerne, se montrait en eet rétive aux irrégularités de la jeune poésie. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie, justie le choix d'Henri de Régnier dans son rapport de la séance du 23 novembre 1899 :

M. de Régnier est l'un des chefs de cette école nouvelle qui ne se propose rien [de] moins que de modier la forme et l'esprit de la poésie française. L'entreprise est hardie, et il est naturel qu'elle n'inspire à l'Académie, héritière des vieilles traditions, qu'une conance médiocre [...]. L'Académie [...] ne lui a pas gardé trop de rancune de ses témérités, d'autant plus qu'à chaque volume qu'il publie son talent semble s'épurer et se rapprocher des modèles anciens5.

Le domaine du vers ne serait pas le seul lieu d'un  devenir-classique  de Régnier. De bonne heure, sa prose attire les mêmes remarques. Même un conte symboliste comme  Monsieur d'Amerc÷ur  (1897) aurait  l'air transposé d'un Saint-Simon enchanté par Clodion6 , à en croire Henry Dérieux. Mieux :  chez Régnier et sans doute lui seul, le symbolisme est peut-être avant tout une manière de rêver le classicisme7 , suppose Bertrand Vibert à propos du même conte. Des contes, l'inclination classique de Régnier irait aux romans sans toutefois retrancher à leur modernité :

1. M. Décaudin, La crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 78.

2. C'est ce que semble suggérer Tancrède de Visan :  Qu'il soit un classique, je n'y contredis point. [...] Je tiens à constater de plus qu'on peut demeurer classique sans être rétrograde. [...] Avec l'air de frapper des médailles, de buriner des emblêmes, de tracer des inscriptions, il fait sentir, rentrer en soi, penser  ( Sur l'÷uvre d'Henri de Régnier , Vers et prose, 1905, repris sous le titre  Henri de Régnier et la vision centrale  dans L'Attitude du lyrisme contemporain, 1911, p. 70).

3. A.-É. Sorel,  Le poète et le romancier chez Henri de Régnier , La Renaissance latine, avril-mai-juin 1904, p. 594.

4. Ibid., p. 599.

5. Cité par P. Besnier, Henri de Régnier, op. cit., p. 223.

6. H. Dérieux,  L'÷uvre romanesque de M. Henri de Régnier  (1914), art. cité, p. 437. 7. B. Vibert, notice à  Monsieur d'Amerc÷ur , La Canne de Jaspe, op. cit., p. 233-234.

Il y a, par ailleurs, dans ces romans, des coins d'intimisme où se révèle une touche inniment plus moderne. Ce qui ne va pas sans nous séduire par contraste avec le ton savoureusement suranné du récit. Voici, dans le Bon Plaisir, l'adieu de deux amants :

 L'herbe d'un pré leur fut douce une dernière fois. Ils restèrent longtemps l'un près de l'autre. L'air était tiède et léger. Ils pensaient chacun à des choses diérentes, ce qui est le commencement même de l'oubli. Un amour qui ne repose que sur le plaisir partagé ne lui survit guère. 

Cette intime fusion de la psychologie et du décor, cette mélancolie résignée : ce sont des notes modernes dans ces lignes qui n'ont de classique que leur ferme sobriété1.

Plus loin, Henry Dérieux fait encore de Régnier  un grand collectionneur de singularités hu-maines2 : n'est-ce pas voir en lui une sorte de moraliste moderne  un moraliste qui s'occupe-rait fort peu de réformer les m÷urs, cultivant plutôt les ports'occupe-raits avec la curiosité gratuite de l'esthète ? Par ailleurs, même dans le roman le plus apparemment classique, Régnier resterait résolument idéaliste, s'en tenant à  une tendance foncière à imaginer la vie à travers le rêve, c'est-à-dire à projeter sur elle la déformation particulière de ses traits passant par notre âme3. Une réception peut-être plus fantaisiste voit en Régnier le conciliateur de l'esprit réaliste, voire naturaliste, et du classicisme. C'est la lecture que Jean Lorrain fait de La Double Maîtresse, lequel roman se distinguerait,  en plus de tous ces condiments à la Crébillon ls, [par] une mélancolie, une pitié attendrie pour les êtres et les choses, un souci de vérité, de décor et de coins de nature, où s'arme l'inuence des frères de Goncourt4 . Paul Adam enchérit la semaine suivante :

J'aimerais que les critiques de nos revues établissent des comparaisons entre deux petites lles françaises, la Chérie de Goncourt et la Julie de Henri de Régnier. J'aimerais qu'ils missent en présence le timide et bon François de Galandot, soueté par sa mère, séduit en vain par sa cousine, réduit au rôle de valet par la courtisane romaine Olympia, d'une part, et, d'autre part, Charles Bovary5.

La thèse de Paul Adam est la suivante. Pour lui, le xviiie siècle inaugure un système de pensée qui trouvera suite dans la compréhension darwinienne de l'homme au siècle suivant. C'est pourquoi :

Les totalisateurs actuels sentent très bien la nécessité d'un retour à l'étalon d'idées que nous valut l'enseignement du dix-huitième siècle. Par leur moyen, l'énergie de la race envisage la leçon du passé.

Régnier, dit-il, l'a bien compris, qui s'inscrit dans cette liation qui va des Lumières au Natu-ralisme :

1. H. Dérieux,  L'÷uvre romanesque de M. Henri de Régnier , art. cité, p. 445. 2. Ibid., p. 448.

3. Ibid., p. 463.

4. J. Lorrain, art. cité du Journal du 12 février 1900.

5. P. Adam,  Le Siècle Français , Le Journal, 20 février 1900. Merci à F. Javourez qui nous a communiqué cet article.

Nous commençons à posséder la gure exacte du Siècle Français, celui pendant lequel les philo-sophes commencèrent à s'apercevoir que  l'homme descend du singe . L'abbé Prévost, Voltaire, Diderot, Jean-Jacques, Anatole France, François de Nion et Henri de Régnier le perpétuent, pal-pitant au cours de leurs ÷uvres.

On comprend l'idée de Paul Adam : un même fondement positiviste unit les Lumières au Naturalisme. Toutefois, cette lecture de l'÷uvre de Régnier (et de France) fait abstraction de sa complexité, et elle semble aujourd'hui très forcée. En réduisant la pensée de Régnier aux théories déterministes, Paul Adam commet sans doute l'erreur de ces critiques qui, selon Julien Gracq,  croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé [l']÷uvre en forme de serrure .

Qu'elles soient justes ou non, ces évaluations sont intéressantes en ce qu'elles signalent que le classicisme de Régnier est perçu dès l'origine comme un classicisme impur, modelé sur son propre tempérament et trempé à tous les apports du xixesiècle, du Romantisme au Symbolisme en passant par le Réalisme et le Naturalisme. C'est ce qui le distinguerait du classicisme moins mêlé d'Anatole France, aux dires d'Albert-Émile Sorel, qui développe le parallélisme :

Par quel secret procédé le prosateur-poète réalise-t-il sa magie ? Des maîtres contemporains qu'il aime il a lu Anatole France. Mais le grand écrivain de la Reine Pédauque arme sa personnalité puissante dans son scepticisme philosophique, pénétrant et sûr, qu'il promène à travers les idées et les hommes. Son ÷uvre ne peut être imitée : elle est le siècle lui-même, peut-être parce qu'Ana-tole France, au rebours d'Henri de Régnier, a nourri son intelligence des auteurs du seizième siècle et qu'il en trouve la vitalité dans le siècle qui suit, mystique réaliste. Point d'imagination ou, du moins, une imagination toute intellectuelle. Chez Henri de Régnier, un romantisme instinctif anime la connaissance des hommes et des choses, et s'il a vu, avec une remarquable sensibilité, l'architecture du temps et des idées qu'il analyse, si son cerveau s'est rafraîchi aux sources clas-siques, sa fantaisie s'est reposée dans les esprits du dix-huitième siècle  Les Liaisons dangereuses  et n'a point dédaigné les leçons de Théophile Gautier dans Mademoiselle de Maupin, ni les préceptes de Flaubert1.

Le classicisme d'Anatole France, tout intellectuel, serait tiré vers le xvie siècle, tandis que celui de Régnier, plus sensible, serait tiré vers les xviiie et xixe siècles.

La vision francienne du xviie serait ainsi plus  exacte  d'un point de vue historique, mais aussi moins singulière. On comprend comment Régnier a pu éveiller la sympathie de la Nouvelle Revue française ; mais cette hybridité explique aussi très certainement l'animosité du camp maurrassien (quand France et Boylesve y échappent). Bien sûr, on s'étonne peu que le Symboliste des années 1890 ait attiré les foudres de Charles Maurras. Envers et contre tous, sa plume assassine frappe Les Jeux rustiques et divins en 1897. Régnier a le tort de  sacrier tout au mot  et de  se ten[ir] très loin des choses, en usant d'un langage sans précision, sans nerf, sans force , en conséquence de quoi il n'a que  des airs de philosophe 2 : dans la vision

1. A.-É. Sorel,  Le poète et le romancier chez Henri de Régnier  (1904), art. cité, p. 601. 2. Ch. Maurras, rubrique  Revue littéraire , Revue encyclopédique, 1897.

schématique de Maurras, les modernes trop soucieux de la forme n'ont cure de l'idée. L'année suivante, le même critique regardera pourtant d'assez bon ÷il la nouvelle inexion classique de Régnier, à l'÷uvre dans La Canne de Jaspe : bien sûr le Symboliste se rend toujours coupable d'une  prose compassée, maniérée, médiocrement signicative  :

Sous le costume emprunté aux xviieet xviiie siècles, dans le bel appareil de la langue tradition-nelle, on sent bien que le prosateur comme le poète ne donne guère d'attention qu'à la forme et à la nuance des mots. Mais cette forme, cette nuance, semble ici d'une incontestable supériorité : pour la raison fort simple que M. de Régnier l'a prise au vestiaire classique ; je l'en loue de tout mon c÷ur1.

Ce ton radouci vaut encouragement à poursuivre dans la voie classique. Par la suite Charles Maurras épie cette progression. Mais son espoir est vite déçu  le classicisme tout personnel de Régnier ne remplit pas ses espoirs et redouble la rancune du futur fondateur de L'Action française. Celui-ci attend Régnier à chaque publication pour l'agonir de reproches et lui décerner bientôt (en 1902) les titres de  plus mauvais poète du siècle  et même de  honte de notre temps 2. Maurras pourra toutefois noter à l'occasion des améliorations au regard de ses valeurs classiques ; il est d'ailleurs un peu moins acerbe quand il s'agit des romans. Il concède cette